Survie

Biens publics mondiaux et services publics mondiaux

Publié le 1er mars 2004 - François Lille, Survie

Article paru dans la revue Peuples en marche n° 192, janvier février 2004.

Chaque société, chaque civilisation, a développé historiquement des biens et services publics, quels que soient les mots employés et les cadres culturels dans lesquels ils s’inscrivent. Mais partout, à notre époque, ces biens sont menacés par la convoitise des intérêts financiers. Simultanément, l’interaction croissante des sociétés humaines induit des maux et des besoins nouveaux.

C’est dans ce contexte difficile que l’idée de la nécessité de "biens publics mondiaux" fait irruption dans le débat sur l’avenir du monde. Il ne s’agit pas pour nous de substituts aux biens et services publics menacés localement, mais de besoins nouveaux, nés de la prise de conscience de solidarités et du refus de l’aggravation des inégalités dans le mouvement planétaire d’interaction croissante des sociétés.

On en parle de plus en plus, mais les termes de biens et patrimoines communs, ou publics, premiers, essentiels ou fondamentaux, services publics en tous genres, intérêt général et droit des gens à ci ou çà, du local au global, forment une nébuleuse conceptuelle dont la promotion des "Global Publics Goods" par le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) n’a fait qu’accroître l’incohérence. Comment s’entendre dans cette cacophonie ?

Pour démêler un tel écheveau, distinguons pour commencer le "commun" du "public", et voyons ensuite comment définir les biens publics dans les dimensions politiques, économiques et institutionnelles - pour formuler clairement les exigences sociales auxquelles ils doivent répondre, et les moyens politiques de le faire.

Partons d’une trilogie simple : Le bien commun, c’est ce qui appartient à tout le monde (ou à personne) au présent et au futur. Le bien public, c’est ce à quoi tout le monde doit avoir droit, ici et maintenant. Le service public, c’est la manière dont doivent être gérés, produits et distribués ces biens communs et publics. Et ceci à toutes les échelles, du village à la planète.

Des biens au service public

C’est une longue, très longue histoire. Elle commence au foyer collectif, au puits communal, à la fontaine publique, aux espaces communs de rencontres ou de travail. Puis aux voies de circulation et moyens d’échanges entre communautés voisines, aux marchés publics déjà. En se développant, en s’organisant sur des bases géographiques de plus en plus larges, ces réalités communautaires, solidaires, donnent naissance à des fonctions nouvelles. Un réseau d’adduction d’eau ou d’énergie, de transport, de connaissances, nécessite une gestion d’ensemble, et un principe de répartition dans l’espace social concerné. Et une réglementation, une autorité pour la faire respecter. Tout se complique naturellement, mais par bonheur on trouve encore des fontaines et des puits, et des places de villages...

La gestion commune fait appel à l’intérêt général présent et futur des collectivités concernées ; l’accès libre et équitable fait appel à la tradition forte du "service public". Si forte que l’on oublie trop souvent qu’il s’agit du service d’un bien public, lequel doit être défini socialement par d’autres instances que celles des entreprises ("privées" ou "publiques") prestataires de ce service.

Ceci pose l’exigence du contrôle démocratique, sur le service public, des trois premiers ensembles sociaux concernés : les travailleurs, les usagers, et l’ensemble du corps social. On néglige trop souvent la seconde composante, on oublie presque toujours la troisième. Lorsqu’on y pense, c’est pour s’en remettre les yeux fermés à l’État, quelle imprudence ! En fin de compte, les pratiques dévoyées de nombre de "services publics" favorisent leur privatisation, et les défendre en devient plus difficile.

La quatrième composante est mondiale. Que faire pour que la définition sociale des biens communs et publics et de leur service échappe aux égoïsmes nationaux ? Pour qu’elle cesse de conduire au pillage des richesses de peuples dominés, récoltant en échange des nuisances meurtrières ? Le concept de bien public mondial devient d’une urgente nécessité. C’est une des revendications, et non la moindre, qui permettront de redonner son sens dans toutes les dimensions à la grande idée de service public.

Lacunes du marché, ou choix sociaux ?

Existe-t-il une définition économique théorique des biens publics ? Oui, malheureusement, et largement diffusée. Nombre d’économistes s’y réfèrent encore, notamment ceux du PNUD, ce qui ne peut que nuire à leur estimable effort de promotion des biens publics mondiaux. En fait cette formulation ouvre un boulevard aux tenants de l’économie néo-libérale, ceux de la Banque mondiale en ont vite pris conscience...

Les biens publics sont non-exclusifs et non-rivaux : tout le monde peut s’en servir, et s’en servir n’en prive pas les autres. Il en résulte que le marché ne peut les produire, ce qui nécessite une intervention publique. Leur mise en œuvre est entravée par trois problèmes classiques de la théorie économique, les pratiques de passager clandestin, le dilemme du prisonnier et les comportements moutonniers. Une autre difficulté théorique est que très peu répondent strictement à la définition. Les autres sont des biens publics "impurs".

Voici résumée sans caricature cette chose étrange. Mais la question n’est pas là : la théorie économique n’est pas le cadre pertinent pour déterminer ce que doivent être les biens publics. De plus, on voit mal les foules se mobiliser pour une telle cause ! Et de fait la grande réticence d’une partie du mouvement altermondialiste pour cette idée de biens publics mondiaux vient de là.

Définition alternative...

Pour combler le vide laissé par cette réfutation radicale, l’association BPEM (Biens publics à l’échelle mondiale) propose la définition suivante, qui ne doit rien à la théorie économique :

"Les biens publics mondiaux sont des choses auxquelles les gens et les peuples ont droit, produites et réparties dans les conditions d’équité et de liberté qui sont la définition même du service public, quels que soient les statuts des entreprises qui assurent cette mission. Les droits universels humains et écologiques en sont la règle, les institutions internationales légitimes le garant, la démocratie l’exigence permanente, et le mouvement social la source."

Partant de là, quels biens publics mondiaux revendiquer, et quels sont déjà en voie de reconnaissance ? La liste, ou mieux la typologie, en reste à faire. Plusieurs sont étudiés dans les pages suivantes [Voir dossier de Peuples en marche n° 192]. Ce sont des choix sociaux passés, présents, à venir. S’il n’y a pas de biens publics "par nature", il en existe de toutes natures. Nous devons, en tant que citoyens du monde, nous habituer à penser à cette échelle, ou plutôt à toutes les échelles.

L’idée de biens communs de l’humanité impose de ne pas sacrifier le futur pour alimenter le présent (surtout lorsque ce qu’on alimente est le profit). L’idée de biens publics mondiaux ajoute judicieusement que l’on ne préservera pas non plus le futur en sacrifiant le présent, sauf sacrifices nécessaires librement consentis et équitablement répartis. Car la liberté du consentement dépend aussi de l’équité de la répartition. Et l’équité dit aussi que "qui casse les verres les paye"... Autrement dit, pour prendre le cas exemplaire du climat, la puissance des nations qui l’ont déstabilisé doit être en priorité requise pour le restabiliser.

C’est à ce double prix que le concept élargi de développement durable pourrait prendre tout son sens. Mettre les biens publics au centre de tout projet de développement sera la meilleure garantie de la sauvegarde des biens communs de l’humanité. Mais la sauvegarde des biens et services publics locaux hérités de l’histoire des peuples, les efforts en vue d’en construire de nouveaux à l’échelle mondiale, se heurtent à la dynamique aveugle du capitalisme financier, appuyé sur les institutions ad hoc que se fabriquent les États dominants. C’est un combat vital pour les citoyens du monde, et qui devra faire appel à tous les moyens institutionnels et de droit possibles, actuels ou à créer.

Droit et institutions

Le droit sur lequel on peut définir et poser l’exigence des biens communs et publics mondiaux est l’édifice croissant des droits universels, de la déclaration de 1948 au foisonnement des conventions, en passant par les deux pactes généraux sur les droits civils et politiques d’une part, économiques sociaux et culturels de l’autre. Bien incomplet encore, peu appliqué surtout... Et le droit écologique reste pour l’essentiel à bâtir, pour laisser autre chose à nos descendants qu’un champ de ruines.

Ce droit mondial en formation, et les institutions qui l’ont pour loi fondamentale, sont absolument nécessaires pour contrer le pouvoir des institutions de fait que se sont données les États dominants et puissances financières. On peut et doit les critiquer pour les réformer, certes, mais pas se priver de ces armes. S’il fallait tout réinventer !

Une prochaine étape essentielle pourrait être la reconnaissance d’un socle de biens publics mondiaux, nés du droit des peuples et des gens du monde à des choses essentielles ou fondamentales, ou tout simplement souhaitables. Mais autant la définition des biens communs et publics peut et doit être générale, autant la configuration concrète qui les fournira devra s’appuyer d’abord sur les services publics existants, ou à refonder localement, à toutes les échelles. Ce qui redonnera en retour, à toutes échelles aussi, des forces à ces services publics menacés.

A la différence des notions de patrimoine et bien commun de l’humanité, celle de bien public reste à préciser, à imposer. Et qui définira le souhaitable, le nécessaire, l’indispensable ? Les gens et les peuples... Ceci, qui manque cruellement dans les institutions mondiales, s’appelle la démocratie. Son avancée est le mouvement profond des "peuples en marche"... Mais il faut clarifier les enjeux, à commencer par le vocabulaire. Ce que nous nous sommes attaché à proposer dans cet article - sans rien vouloir imposer.

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