Survie

Combattantes du sida

Au Rwanda, le sida est devenu cause nationale. Des femmes frappées par la maladie témoignent avec dignité de leur lutte au quotidien.

Publié le 2 avril 2003

Extraits tirés du Monde, France, 2 avril 2003.

Des femmes très dignes vont parler ici. Des femmes jeunes, apprêtées et coquettes dans des boubous aux couleurs vives ou des chemisiers blancs ; des femmes au regard intense, infiniment triste parfois, infiniment grave. Des femmes condamnées par le sida. Des femmes du Rwanda.

Certaines ne savent pas qu’une guerre gronde sur un autre continent, et que des budgets gigantesques, introuvables pour la santé, paraissent aujourd’hui sans limite pour des fins militaires. Peu leur importe, à elles, si proches de la misère, qui mettent toute leur énergie dans la tâche impérieuse de survivre. Un mois, trois mois, une année, on verra. Vivre encore un peu pour élever leurs enfants ou d’autres orphelins. Pour soigner une mère, un frère, une belle-sœur, une voisine, et leur fermer les yeux. Et organiser un relais pour le jour où elles-mêmes ne seront plus.

C’est cela qui les tient, et cela représente des soucis bien plus importants que les soubresauts de la géopolitique et la cacophonie du monde. Et puis, que ne savent-elles déjà de la guerre, de ses folies, de ses plaies éternelles et de ses maux féroces ? Le génocide qui, en 1994, aboutit à l’extermination d’un dixième de la population rwandaise les a fêlées, elles aussi, au plus profond d’elles-mêmes.

Mais leur guerre à elles, aujourd’hui, s’appelle sida. Ce n’est pas une image. Elles se vivent combattantes. Il leur a fallu faire du chemin pour en arriver là et revendiquer ce statut. Diagnostiquer l’ennemi, accepter de le nommer, ne fut pas le moins rude. Car il y a eu d’abord l’incrédulité, et puis la honte, l’incompréhension, la stigmatisation, le sentiment de culpabilité, l’anéantissement.

Il y a eu aussi la violence du partenaire, ses reproches injustes, ses accusations déloyales, sa lâcheté et sa fuite ; en fait, sa désertion. Il y a eu la solitude extrême, la terreur de l’opprobre, la crainte de la mort. Cette mort étrange, rampante, insidieuse, qui prend peu à peu possession du corps, obsède l’esprit et détruit aussi sûrement que la machette des génocidaires. Cette mort avec laquelle il faut bien vivre.

(...)

Le fait est que la maladie, devenue cause nationale, est en expansion, ultime legs d’une guerre civile où le recours aux viols massifs, notamment par les militaires, les flux gigantesques de population entre pays voisins, entre camps de réfugiés, l’utilisation barbare d’armes blanches pour tuer, dépecer ou simplement blesser ont largement favorisé la propagation du virus. Sans parler de cet extrême "vagabondage sexuel" qui caractérisa les mois de chaos et d’hébétude qui suivirent le génocide. "Nos familles avaient été décimées, nos maisons détruites ou pillées ; plus rien n’avait d’importance hormis ces étreintes soudaines, violentes et presque anonymes qui nous prouvaient que nous étions en vie. Nous avions survécu à la barbarie, que pouvions-nous craindre d’autre ? Une maladie qui tue dix ans plus tard ?"

Mais entrons chez Clémence, chez Zaïna, chez Médiatrice, chez Spéciose. Accordons-leur un peu d’attention. Ecoutons-les, au moment où les grandes puissances concentrent leurs armes et leur argent sur un nouveau conflit, rappeler que l’on meurt en masse sur le sol africain. Discrètement. Silencieusement. Fatalement. Sans sirènes ni projecteurs. Et sans médicaments. Oui, la trithérapie est inaccessible aux condamnés du Rwanda.

Clémence a 35 ans, un pagne bariolé, un t-shirt kaki, des mains larges et agiles, des yeux immenses, très vifs. Sa maison d’une pièce, en torchis, est située dans l’un des quartiers les plus populaires de Kigali. La porte en est toujours ouverte, donnant sur la rue grouillante, la jeune femme exerçant sur le seuil un petit commerce de poissons et de charbon de bois. Un rapide coup de balai avant qu’entrent les visiteurs, et hop, la voilà assise en tailleur sur une natte, prête à parler, oui, c’est très important, dit-elle.

"Le sida est une maladie si grave... Incomparable. Elle ronge, elle affaiblit, et puis elle tue. Même les plus innocents, même les tout-petits qui ne sont encore que des espoirs dans le ventre de leur maman. Elle bouleverse les quartiers, dévaste les familles, suscite des disputes très graves, et des divisions irrémédiables entre les hommes et les femmes. Ah, je pourrais vous en dire ! Elle ruine aussi ! Tous ces gens infectés ne peuvent plus travailler, tombent dans la misère, et ne peuvent même plus nourrir leurs enfants, petits malades en puissance..."

Clémence a été mariée deux fois, et a eu six enfants. Le premier mari est mort assassiné au cours du génocide. Sans doute était-il porteur du sida. Le second - à l’évidence infecté lui aussi - "galope" quelque part, "parti contaminer d’autres femmes, sans une pensée, sans même l’esquisse d’une aide pour nos enfants". Il n’a pas supporté que Clémence, un jour de 1995, prenne l’initiative de se faire tester, encore moins qu’un diagnostic de séropositivité soit porté. Qu’allait-elle chercher là, hein ? Qu’allait-elle remuer ? Qu’avait-elle besoin de savoir ? De nommer ? Fallait-il qu’elle se sente coupable !

"J’ai tout entendu, dit Clémence. Tout ! Et lui, bien sûr, a refusé de se faire tester et a nié l’évidence, alors qu’il était malade avant même de m’épouser. Il a même prétendu qu’au fond ça ne devait rien changer et qu’il voulait d’autres enfants. Alors j’ai dit non. Assez de dégâts. Nous nous sommes séparés, et lui, furieux, est parti en quête d’autres femmes ! C’est ainsi. Les hommes s’enfuient sans savoir ni vouloir la vérité. Ils ne se retournent même pas".

Clémence est restée seule, avec sa maladie, ses six enfants, dont deux petites filles séropositives. Nikuze, 10 ans, s’est éteinte il y a trois mois. Beata, 11 ans, est sujette à des crises d’angoisse et s’affaiblit peu à peu. "Mais je ne peux pas prononcer devant elle le terme de sida, je ne peux pas. Ce mot écrase. Quand elle me voyait veiller sur Nikuze, elle me demandait, anxieuse : "De quoi souffre-t-elle, maman ?" Je mentais. "Tu vois bien, de nausées." "Mais l’as-tu fait tester ?", reprenait-elle. "Evidemment", disais-je, sans jamais évoquer le résultat. Elle se doute de la vérité. Et quand je la vois, malgré sa fragilité, se concentrer sur ses devoirs, s’affairer si sérieusement à la cuisine, s’occuper de ses frères et sœurs, mon cœur se serre, et je me détourne pour pleurer. Elle est innocente ! Tous ces bébés que nous mettons au monde avec le sida sont innocents ! Qu’allons-nous faire ? Quel mal frappe l’Afrique ?"

Il arrive à Clémence de paniquer. Il lui arrive de s’effondrer. Il lui arrive aussi de se révolter et de vouloir dresser des barricades contre le sida. "Je ne supporte pas que la société jette l’éponge, que les hommes jouent les autruches, et que des jeunes filles couchent sans précaution en prenant le risque de mettre au monde des enfants condamnés. J’ai vécu cela. Il n’y a rien de plus horrible et de plus douloureux !" La jeune femme s’interrompt, plonge la tête dans son tee-shirt pour cacher son visage et sanglote doucement.

"Les gens sont si pauvres ! Perdus pour perdus, pensent-ils... (...) Moi, j’ai renoncé à l’amour, ce serait trop coupable. Que Dieu me châtie terriblement si je refais l’amour avec un homme !"

(...)

Clémence, Zaïna, Médiatrice, et puis Spéciose, alitée dans un coin de sa maison de poche et devant sa marmaille, décharnée mais si digne dans sa chemise de nuit rose, un petit collier de perles autour du cou et les lèvres légèrement peintes pour se donner bonne mine... Si vous saviez comme elles veulent témoigner ! Comme elles veulent dire le risque, le drame, l’urgence du dépistage, le devoir de briser le tabou. (...) Elles se tiennent droites, ces femmes. Aussi longtemps qu’elles peuvent.

Par Annick Cojean

© Le Monde

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