L’Humanité, France, 5 février 2002.
45 000 salariés ont perdu plus d’un milliard de dollars sur lesquels ils comptaient pour leurs pensions.
Alors que l’on reparle des fonds de pensions comme un moyen de financer les retraites en France, l’expérience douloureuse des salariés d’un grand groupe américain aujourd’hui en faillite mérite le détour.
" Les Américains qui ont perdu leur emploi ont besoin de nous. Je vais demander au Congrès de prendre de nouvelles mesures de sécurité envers les placements pour le plan 401 k et les retraites ", a annoncé le président Bush, dans son message sur l’état de l’Union le 28 janvier dernier. Sous cette apparente sollicitude, un drame, la plus grande faillite de l’histoire des États-Unis et sans doute la plus grande escroquerie jamais réalisée sur fond de corruption politique. Un nom, en effet, est demeuré dans l’ombre du discours présidentiel : Enron, le plus grand donateur de la campagne électorale, sinon de la carrière politique de George W. Bush et le responsable de la faillite record. La consigne la Maison-Blanche est de ne pas se montrer concerné pour éviter les dégâts collatéraux.
L’effondrement de l’épargne placée par les salariés de Enron lève le voile sur des pratiques généralisées qui relèvent de l’escroquerie. L’argent placé en actions Enron, par le personnel, s’est volatilisé réduisant à néant le rêve américain des employés de la septième plus grande entreprise américaine.
Les salariés ont perdu un milliard de dollars
Déposant devant le Comité du commerce du Sénat un ouvrier, Robert Vigil, parlant au nom des 2 700 travailleurs de PGE qui ont vu s’évaporer leurs économies après la faillite déclarée le 2 décembre a expliqué qu’il restait avec 1 800 actions sur les bras, qui ne valent plus rien.
Les dégâts causés à quelques-uns de ses camarades vont de 132 000 dollars pour Patt Kilen à 995 000 dollars pour Tim Ramsey, après trente-trois années de travail. " Cela ne représente que la partie émergée de l’iceberg de douleur et de dévastation dans les familles ", a ajouté ce salarié. Pour les 45 000 salariés, la perte est de plus d’un milliard de dollars.
Il faudrait ajouter à cette catastrophe, les pertes des fonds de pension des syndicats, des enseignants, des fonctionnaires et autres salariés du service public qui s’étaient laissés griser par les affichages mensongers du cours d’Enron à Wall Street. Mais, tout le monde n’a pas sombré dans ce naufrage.
" Les riches sont différents "
Quand le navire a commencé à prendre l’eau, vingt-neuf de ses principaux dirigeants ont vendus leurs actions pour un milliard cent millions de dollars (la somme spoliée aux salariés) car, à la différence des autres salariés, en toute injustice, ils y étaient parfaitement autorisés. Comme l’écrit le New York Times : " Les riches sont différents. Ils savent quand partir avec en poche l’argent de leur retraite. " Les dirigeants de Enron savaient que les pratiques financières étaient frauduleuses - le Washington Post, écrit qu’Enron était " une compagnie d’escroc " - et que depuis 1999 les dettes s’accumulaient.
Le plan 401 k n’était pas pour eux. Il avait été lancé au temps de la croissance financière des années 1980-1990, comme plus équitable, puisqu’il faisait des employés des associés intéressés à la bonne marche de l’entreprise. C’était mieux et plus rentable, que le système des cotisations payées par les entreprises. Un argument de promotion vieux comme l’association capital-travail. Ils sont des millions à mesurer aujourd’hui combien le marché financier aura été pour eux un marché de dupes. Un désastre que le président Bush ne pouvait tout à fait ignorer dans son message, quand déjà se profile la campagne des législatives de novembre.
Karen Ferguson, du centre juridique des retraites, fait remarquer que ceux qui recevaient 200 000 dollars et plus, par an, bénéficiaient d’autres moyens de paiement en argent liquide et pouvaient mieux s’en sortir que la majorité des autres salariés. Ceux qui n’ont que 60 000 dollars par an et qui n’avaient épargné que 27 000 dollars. " Ce qui est loin d’assurer, dit-elle plus que ce que fournit la Sécurité sociale " pour une retraite. Loin du miroir aux alouettes du plan 401 k censé combler une part des inégalités.
Le système Bush
Ce genre d’arnaque ne date pas du désastre d’Enron. Selon un chercheur en sciences politiques de Harvard, d’autres compagnies ont appliqué les mêmes recettes. Cette expérience, dit-il, reflète " une fracture plus grande de la société, car loin de partager les conséquences du mauvais temps, on laisse les individus faire face seuls aux conséquences des retournements économiques ". D’autres entreprises se sont servies du même plan, avec les mêmes conséquences sociales : Lucent, General Electric, McDonald, Coca-Cola, dont les actions se sont effondrées de 20 % mais dont les PDG licencieurs ne se portent pas mal.
Des plaintes ont été déposées par des salariés, par les syndicats pour que leur soit restituée l’épargne subtilisée frauduleusement. Toutefois l’enquête sur les responsabilités des dirigeants d’Enron a pris quelques retards. Le procureur général Ashcroft s’est récusé, de même que son entourage. Il avait reçu 50 000 dollars d’Enron pour mener une campagne électorale au Sénat. Comme d’autres compagnies, elle arrosait les hommes politiques, directement dans leurs fonds électoraux ou indirectement par les associations les soutenant ou encore par les prêts d’avions, de voitures. Selon Time, Enron aurait ainsi versé 6 millions de dollars ces douze dernières années, dont 700 000 pour George W. Bush. Le Washington Post note que " sur 248 membres qui siègent dans les commissions qui vont organiser des audiences sur le scandale Enron, 212 auraient reçu de l’argent de Andersen (le cabinet d’expert qui a caché les mauvais résultats) ou Enron ".
Pour le secrétaire d’État au Trésor, O’Neill, s’exprimant à l’émission télévisée Fox News on Sunday, cité par le New York Times : " Les compagnies vont et viennent. Cet élément du génie du capitalisme permet aux gens de prendre de bonnes ou de mauvaises décisions. Ils doivent en payer les conséquences ou profiter des fruits de leurs décisions : c’est ainsi que le système fonctionne. "
Les employés d’Enron en connaissent désormais les effets. Avec Bush et son entourage d’anciens d’Enron, des compagnies pétrolières et des divers lobbies, le " système " est au pouvoir et le scandale n’en est qu’au début de ses conséquences politiques.
Par Jacques Coubard