Survie

German Velasquez : « On a crié victoire trop tôt »

Publié le 11 octobre 2002 - Sharon Courtoux

Libération, France, 11 octobre 2002.

German Velasquez, de l’Organisation mondiale de la santé, s’alarme de l’enlisement des discussions.

Le Colombien German Velasquez, 53 ans, dirige, au sein de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le programme d’action sur l’accès aux médicaments des pays en développement. Dès 1983, il s’est penché sur la question de l’accès aux médicaments dans le tiers-monde. En 1996, il a rédigé un rapport sur cette question pour l’ONU. Malgré des pressions psychologiques et physiques (Libération du 12 novembre 2001), il continue de militer pour une généralisation des génériques, ces copies de médicaments à bas prix. Il a été l’un des artisans des promesses d’assouplissement des droits des brevets lors du sommet de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Doha, au Qatar, en novembre 2001. Aujourd’hui, il déplore l’enlisement à Genève des discussions au sein du conseil des Adpic, l’instance de l’OMC chargée de mettre en musique les « avancées » de Doha. Simple observateur pour l’OMS lors de ces réunions, German Velasquez lance un cri d’alarme. Explications.

Les promesses d’assouplissement des brevets sur les médicaments ont-elles été tenues ?

Non, et c’est très inquiétant. Non seulement nous n’avons pas avancé, mais nous revenons en arrière. L’accès aux médicaments génériques pour les pays du Sud avait pourtant été considéré comme « la » grande victoire de Doha. Ce dossier avait sauvé cette conférence ministérielle de l’OMC, « vendue » comme le lancement d’un nouveau cycle en faveur du développement. Pour la première fois depuis plus de cinquante ans de négociations commerciales dans le système international, on acceptait que les médicaments n’étaient pas des marchandises comme les autres ! Pour la première fois, l’OMC tolérait un traitement différencié des médicaments...

Avez-vous le sentiment d’avoir été dupé ?

La déclaration finale ouvrait la voie à une interprétation large des droits de propriété intellectuelle sur les médicaments. Aujourd’hui, on peut avoir le sentiment que cette souplesse affichée à Doha n’était qu’un prétexte pour éviter un nouveau fiasco, après celui de Seattle. On peut aussi penser que l’esprit du leadership mondial américain, qui avait alors fait preuve de plus de souplesse et de moins d’unilatéralisme, a vécu. On a crié victoire trop tôt, on s’est endormi. Le réveil est douloureux.

En quoi pensiez-vous avoir arraché une victoire à Doha ?

La déclaration finale de Doha était bien sûr floue. Mais elle avait le mérite d’être ouverte. Les pays riches avaient reconnu la « gravité » des menaces des pandémies. Ils avaient accepté le principe selon lequel les pays en développement ou les pays les moins avancés puissent autoriser, en cas d’état d’urgence sanitaire, la production ou l’importation de médicaments génériques, pour lutter notamment contre le sida, la malaria, la tuberculose ou toutes autres épidémies. Mais cette générosité affichée semble avoir été oubliée. Si le texte de Doha stipulait ainsi que « rien dans l’accord Adpic n’empêche de prendre des mesures pour protéger la santé publique », on ne sait toujours pas quelle interprétation donner à cette déclaration...

Pourquoi ?

Les raisons sont nombreuses. Depuis Doha, quatre réunions du conseil des Adpic ont eu lieu à l’OMC... Or, si la mobilisation des ONG est toujours forte, ces réunions se tiennent à l’abri des pressions de la société civile. A Genève, au siège de l’OMC, certains pays, comme les Etats-Unis, le Canada, la Suisse et l’Australie, multiplient les discussions pour tenter d’encadrer, de limiter au maximum toute utilisation massive de génériques. Ainsi, ils refusent de parler des épidémies autres que celles du sida, de la malaria ou de la tuberculose... Ils freinent l’idée d’une importation de génériques qui puisse se faire à partir de n’importe quel pays. Ils voudraient que les pays de l’OCDE n’exportent aucun générique dans le cadre de la déclaration de Doha. Il est évident que certains gouvernements sont à nouveau sous l’emprise des laboratoires pharmaceutiques, dont le lobbying a redoublé. Ces derniers n’ont pourtant pas grand-chose à craindre : l’Afrique, où se concentrent près de 90 % des malades du sida, représente moins de 1 % du marché mondial du médicament !

Quelle est l’attitude de l’Union européenne, qui se voulait en pointe sur cette question ?

Sa position est mitigée. Elle parle d’une seule voix à l’OMC. Et le représentant européen doit donc composer avec des positions intraeuropéennes très divergentes. Les Français, par exemple, sont plutôt très volontaristes sur ces questions, contrairement aux Allemands ou aux Britanniques. Par ailleurs, des sons de cloche dissonants existent à l’intérieur même de ces pays. Ainsi, en Grande-Bretagne, un rapport commandité par Clare Short, secrétaire d’Etat pour le Développement international, a conclu début septembre que la propriété intellectuelle se traduisait par un renchérissement des médicaments et qu’il fallait utiliser pleinement la flexibilité sur les droits de propriété intellectuelle prévue à Doha...

Il n’y a pas que les pays riches et les laboratoires qui freinent. Les pays du Sud ont aussi une part de responsabilité dans la non-délivrance de médicaments...

Certes, les pays du tiers-monde ne sont pas toujours innocents. Mais il est facile d’accuser, par exemple, l’Afrique du Sud de ne pas généraliser l’importation ou la production de génériques pour soigner ses 4,8 millions de malades. Il faut savoir que Pretoria, comme d’autres capitales africaines, attend justement que l’équivalent de la loi-cadre, fixée à Doha, trouve une traduction concrète avant de modifier sa propre législation nationale.

Les pays du Sud auraient pu s’engouffrer dans la brèche ouverte à Doha sans attendre un cadre juridique, en important des génériques...

Tout d’abord, il ne faut pas oublier que l’OMC est le seul organisme qui a la possibilité d’imposer ses décisions. Et surtout de mettre à l’amende n’importe quel Etat membre qui ne respecterait pas les règles décidées au sein de l’OMC. Et cela est tout aussi valable concernant la déclaration de Doha, notamment sur les médicaments... Cela dit, une initiative régionale, qui regrouperait plusieurs pays du Sud pourrait contribuer à forcer la situation. En attendant, les pays du Sud sont contraints d’accepter les propositions des firmes pharmaceutiques. Une étude de l’OMS, que nous n’avons pas encore publiée, révèle que 80 pays du Sud ont noué des contacts avec les laboratoires, qui proposent parfois des cocktails antisida à 700 dollars par an. Sur les 80 pays, seuls 19 ont eu effectivement des négociations concrètes. Et à l’intérieur des 19 pays, tous africains, seuls 27 000 patients bénéficient d’un traitement. 27 000 patients sur 28 millions de malades en Afrique, c’est 0,09 % de malades soignés ! C’est une tragédie ! Certes, le prix des trithérapies a nettement chuté : environ 700 dollars aujourd’hui, contre plus de 10 000 dollars hier. Mais cela reste indécent. C’est comme si on disait à un paysan africain : « On vous vend une Mercedes de 100 000 dollars à 10 000 dollars. » De même, c’est aussi une tragédie de voir que le Fonds global contre les pandémies (...), lancé avec tant de publicité, ne dispose de fait que de 1,6 milliard de dollars, trop loin des promesses d’un budget annuel de 12 milliards de dollars !

Depuis Doha, les grands groupes pharmaceutiques multiplient les tentatives de rachat des fabricants de génériques.

Cette concentration risque de nuire à une nouvelle baisse des prix des médicaments essentiels. Si les génériques sont peu chers, c’est parce que la concurrence est vive et qu’il y a pléthore de producteurs. Si demain les grands labos les avalent, ils pourront alors fixer le prix des génériques à des niveaux quasi identiques des grandes marques.

Certains parlent de « crime contre l’humanité par omission » pour dénoncer la passivité internationale.

« Crime contre l’humanité » est une expression forte. Mais si l’on songe aux 40 millions de personnes vivant avec le sida au niveau mondial... Si l’on songe qu’une grande partie va mourir dans les trois ou quatre prochaines années et qu’on soigne moins de 0,1 % des malades africains, alors que le monde a les ressources technologiques et financières pour faire face sérieusement à cette tragédie, on peut effectivement parler d’un vrai crime contre l’humanité...

Qui sont les coupables ?

Nous tous...

Par Vittorio DE FILIPPIS, Christian LOSSON

© Libération

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