Survie

L’élan brisé du Fonds mondial

Publié le 18 novembre 2004 - Survie

Libération, France, 18 novembre 2004.

La traditionnelle bagarre financière fait rage autour du Fonds mondial contre les pandémies (sida, tuberculose, paludisme). Et risque bien de se solder par une cinglante désillusion pour les malades. Les 23 membres du conseil d’administration du fonds, qui se réunissent jusqu’à demain pour la première fois en neuf réunions­ en Afrique (à Arusha, Tanzanie), pourraient différer le lancement d’un 5e cycle d’appels à projets pour 2005. Le lobbying de l’administration Bush a été, selon plusieurs sources, d’une rare intensité. « Mettons de l’ordre dans la maison avant de prendre de nouvelles obligations », justifie-t-on à Washington. En fait, les Etats-Unis souhaitent surtout pousser son propre plan antisida, le Pepfar. Un outil bilatéral très idéologique (qui finance notamment des programmes sur l’abstinence sexuelle) et décrié par les ONG.

« Bien qu’il ait fait du sida l’une de ses six priorités pour son second mandat, Bush s’apprête à miner le fonds mondial, assure David Bryden, de la Global Aids Alliance. Pendant qu’à Arusha le président américain du fonds va dire qu’on manque d’argent pour lancer un 5e cycle, sa propre administration s’apprête à amputer de 150 millions de dollars ses engagements, pour ne lâcher, au final, que 350 millions de dollars. » On est loin du pacte non écrit qui veut qu’Etats-Unis, Europe et reste du monde paient chacun un milliard de dollars par an. Du coup, la France, deuxième contributeur (150 millions de dollars) après les Etats-Unis, souhaite aussi « une pause ». « Il n’y a pas assez d’argent pour lancer de nouveaux projets, confie Mireille Guigaz, ambassadrice sida de la France. Il faut faire preuve de prudence, sinon on court le risque de ne pas pouvoir financer des programmes et décevoir les attentes. » Dans l’entourage de Chirac, on assure que la France « fait déjà beaucoup », qu’il n’est « pas question de se lancer dans la cavalerie budgétaire ». Paris plaide donc pour un 5e cycle, mais après avoir dressé un bilan, lors d’une conférence de « reconstitution » des fonds du fonds... Plus de 3 milliards de dollars ont été investis dans 120 pays depuis sa création, en 2002.

La réunion d’Arusha inversera-t-elle la donne ? En sapant les financements, « l’administration Bush condamnerait à mort des milliers de personnes en Afrique, en Asie, aux Caraïbes ou en Amérique latine », souffle Zachie Achmat, de TAC, association de malades sud-africaine. « C’est de la folie de couper le robinet aujourd’hui, au moment où une dynamique se crée, où on investit dans les ressources humaines, où on met des gens sous traitement », se désespère Gaëlle Krikorian, d’Act up. Paradoxe : au moment où ONG et pays donateurs se félicitent (tous ou presque) du déclic créé par le fonds, celui-ci n’a jamais été aussi menacé...

Par Christian LOSSON

© Libération


Stephen Lewis, envoyé spécial des Nations unies en Afrique pour le sida :

« Il manque déjà 3 milliards de dollars pour 2005 »

Depuis 2001, le Canadien Stephen Lewis est pour Kofi Annan, secrétaire général de l’ONU, l’envoyé spécial pour le sida en Afrique.

Le report d’un nouveau cycle d’appel à projets du Fonds mondial porterait selon vous « un coup décisif à la lutte contre le sida ». Pourquoi ?

Refuser de lancer de nouveaux programmes et de les financer, c’est menacer l’intégrité de l’instrument financier le plus prometteur jamais mis sur les rails pour combattre la maladie la plus cruelle que le monde ait connue. C’est ruiner l’espoir et la confiance qui existent enfin parmi les populations frappées par les pandémies. C’est adresser un coup dans les dents des pays d’Afrique subsaharienne. C’est aussi torpiller les « objectifs du millénaire » qui visent notamment à réduire de moitié la pauvreté dans le monde d’ici à 2015.

Pensez-vous, à l’instar de beaucoup d’ONG, que les Etats-Unis veulent torpiller le Fonds mondial ?

Je comprends leur colère face à ce qui peut apparaître comme une attaque frontale. Les réticences actuelles de l’administration Bush peuvent s’interpréter comme une contre-attaque après les positions sur l’illégalité de la guerre en Irak tenues par Kofi Annan, le secrétaire général des Nations unies, qui est à l’initiative du Fonds. Des associations assurent aussi qu’il y a une volonté de torpiller cet outil multilatéral pour mieux mettre en avant le Pepfar (President’s Emergency Plan for AIDS Relief), plan bilatéral contre le sida de l’administration Bush. Or le Pepfar n’est présent que dans quinze pays. Et ne préconise que l’usage de médicaments princeps (de marque) au lieu des génériques.

Depuis sa création pourquoi le Fonds est-il toujours menacé ?

Parce que le Fonds est le fruit d’une double volonté : politique et surtout financière. Pour les Etats donateurs, il ne s’agit pas de verser une obole mais d’avoir un engagement durable. Or les attentes du Fonds mondial n’ont jamais été comblées : il manque déjà 3 milliards pour 2005. Selon les estimations de l’Onusida, il faudrait dégager 20 milliards de dollars ­pour le sida seulement ­d’ici à 2007 pour répondre à la crise. Le Fonds n’aura, au mieux, que le tiers de cette somme.

Si les gouvernements rechignent à financer le Fonds, que dire de la participation des grandes firmes ?

C’est le désert à part la fondation Bill Gates. J’ai dénoncé cet investissement négligeable devant la Global Business Coalition for HIV/AIDS (union de multinationales sur le sida présidée par Richard Holbrooke, ndlr). Le temps pour les suppliques polies est terminé. Le secteur privé a une obligation morale de soigner ses salariés malades mais aussi de donner de l’argent au Fonds. On voit les limites des partenariats public-privé. Sans mécanisme de mise en oeuvre réglementaire, on en reste au plaidoyer de bonnes intentions.

La compétition entre l’Organisation mondiale de la santé, l’Onusida et le Fonds mondial ne nuit-elle pas à l’efficacité de la lutte contre les pandémies ?

C’est une vérité malheureuse. Alors que la pandémie fait des ravages depuis vingt ans, ce n’est qu’en 2004 que le rapport de l’Onusida a enfin distingué les genres dans la pandémie et évoqué spécifiquement le visage féminin de la pandémie. Reste que le lancement de « 3 X 5 » (trois millions de personnes sous traitement en 2005, ndlr) de l’OMS a changé la donne. La compétition s’estompe. L’inflexion est aussi réelle dans beaucoup de pays du Sud qui ont compris qu’ils n’auraient rien sans programmes opérationnels. Il y a quand même des raisons d’espérer. A condition de ne pas abdiquer devant les égoïsmes nationaux.

Par Christian LOSSON

© Libération

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