Survie

La Lutte contre le sida s’enlise

Publié le 24 novembre 2004 - Survie

L’Humanité, France, 24 novembre 2004.

Michel Sidibé, conseiller médical auprès du département sida de l’OMS, a beau nous affirmer qu’il nous faut « regarder ce qui marche  », le malaise lors de la présentation du dernier rapport Onusida sur l’état de
l’épidémie dans le monde est aujourd’hui à son comble. Pour ne pas dire plus...

L’année dernière pourtant, à la même date, l’espoir était un peu permis, à l’annonce par l’OMS de son fameux programme «  3 by 5  », soit trois millions de personnes sous antirétroviraux d’ici 2005... après des années de
piétinements scandaleux et meurtriers, une initiative d’accès massifs aux traitements pour ceux qui en ont le plus besoin était enfin envisagée. Pourtant, sur le terrain rien ne change ou si peu. Les chiffres le montrent : «  Le nombre de personnes vivant avec le sida a grimpé en 2004
pour atteindre le plus haut niveau jamais enregistré
 », débute le rapport.

On estime que 39,4 millions de personnes vivent avec le virus. 4,9 millions de personnes ont été nouvellement infectés en 2004 et 3,1 millions de personnes sont mortes au cours de l’année écoulée. 20 millions en 20 ans...
De plus, 440 000 personnes seulement ont bénéficié des traitements dans le monde en juillet 2004, dont 100 000 vivant au Brésil, le pays précurseur dans sa politique d’accès gratuit aux traitements pour tous.

Les traitements existent. Leur prix a chuté grâce aux génériques, et le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, censé récolter l’argent pour ensuite l’injecter dans des programmes d’accès aux
soins, a été créé en 2001. Problème : pour lutter efficacement contre l’épidémie, 12 milliards de dollars seraient nécessaires d’ici 2005, alors que seule la moitié est aujourd’hui disponible. Situation d’autant plus
révoltante que le président américain Bush, au lieu de choisir d’injecter une grosse somme dans le fonds mondial - sûrement pas une panacée, mais unique effort de financement véritablement international -, a préféré s’engager dans un versement de 15 milliards de dollars sur cinq ans à la
lutte contre le sida à travers des accords bilatéraux. C’est-à-dire en choisissant de placer sous son hégémonie commerciale les pays du Sud de son choix.

Le mauvais choix de Bush

Ce programme PEPFAR (President Emergency Plan For Aids Relief) prône de plus la dangereuse idéologie de l’abstinence sexuelle pour lutter contre le sida
et utilise des médicaments de marque plutôt que des génériques. Une manière de remplir les caisses des laboratoires pharmaceutiques américains tout en
risquant de menacer la difficilement acquise baisse du prix des médicaments ! À ce propos Act-Up Paris, dans un communiqué de presse le 19 novembre, réclame « le déblocage immédiat, sous régime d’exception budgétaire, des sommes promises afin de permettre aux pays en développement
de résister à l’offensive anti-préservatifs et anti-génériques du programme bilatéral de George W. Bush
 ».

Jean-Hervé Bradol, président de Médecins sans frontières, a souhaité, dans un numéro spécial du magazine de MSF consacré au sida et titré « Constat clinique d’un abandon », faire entendre la colère d’une des ONG phares
de la lutte antisida. Au sujet du programme « 3 by 5 » de l’OMS et des 15 milliards de Bush, il affirme : « Un examen attentif révèle qu’il s’agit pour l’essentiel de leurres. Leur but n’est pas de répondre à une situation
concrète (...) mais de protéger, par des actions de communication, la crédibilité et les intérêts institutionnels de ceux qui portent la responsabilité d’une dramatique insuffisance de recherche médicale et de
volonté politique.
 »

Volonté politique justement. S’expliquant hier matin sur le manque de colère et le caractère purement statistique du rapport Onusida, Michel Sidibé a
bien admis que la lutte contre le sida « révélait des questions de fond comme la lutte contre la pauvreté, un nécessaire repositionnement des choix économiques et des choix politiques  ». Mais il a également pointé la
difficulté de coordonner sur le terrain la distribution des ressources, coordination qu’on imagine difficile vu l’attitude des États-Unis qui préfère jouer perso. Or qui donc, à part l’Onusida, est en mesure de faire
pression sur les États pour que de véritables politiques de santé publique soient appliquées, sur le modèle brésilien, par exemple ? Au Kenya, MSF suit 4 000 patients sous trithérapie à l’hôpital Homa Bay, alors qu’avec
l’aide du Fonds mondial, le gouvernement kenyan n’a affecté que 60 traitements...

Une constatation pas vraiment politiquement correcte il est vrai, qui gène Michel Sidibé, lequel n’a pas hésité à égratigner les ONG « qui ont des projets verticaux sans tenir compte des réalités nationales (sic !) »

Défendre les services publics de la santé

Volonté politique et choix économique toujours... Comment envisager soutenir un principe du droit prioritaire à la santé et à une défense d’un service publique de santé, à l’heure où nombre de projets semblent bien décidés
à casser les services publics. Et c’est sans doute de là que vient le malaise ressenti à la lecture du rapport Onusida. On comprend que pour faire face à une épidémie d’une telle ampleur, c’est bien de répartition des
richesses et de projets de société qu’il s’agit. Est-il suffisant d’assener deux fois par an des chiffres d’une épidémie meurtrière jamais égalée, quitte à
culpabiliser ou à paralyser les citoyens, quand on sait, que le 1er janvier prochain, une grave menace pèse sur le principal fournisseur de médicaments antisida, l’Inde, et sur le programme d’accès gratuits brésilien ?

À cette date, les accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sur le respect des brevets appliqués aux produits pharmaceutiques vont s’imposer aux pays en voie de développement qui, jusqu’à cette date, avaient
bénéficié d’un délai et avaient donc pu démarrer la production de médicaments génériques. Concrètement, ils ne pourront plus produire de versions génériques des nouveaux médicaments, les nouvelles molécules seront protégées pour vingt ans au minimum ! Exit la compétition entre
génériques et produits de marques qui avait permis la baisse des prix. Les malades du Sud seront exclus des nouvelles thérapeutiques.

Jamais une maladie n’aura autant servi de révélateur des
dysfonctionnements d’une société qui ne peut continuer dans une telle voie.

Maud Dugrand

© L’Humanité

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