Survie

La société mondiale de l’information et de la communication

Publié le mars 2004 - Djilali Benamrane, Survie

Article paru dans la revue Hémisphères n° 23, Belgique, janvier-février 2004.

par Djilali Benamrane
Economiste, membre de l’association BPEM (France)

La communauté internationale semble décidée à poursuivre et à consolider le processus de globalisation servant la transformation d’un monde inéquitable et fragile en un village planétaire où régneraient tolérance, paix, progrès, solidarité et bienfaits d’un développement partagé et durable. Une vision séduisante, mais qui peut cacher bien des surprises et des illusions si on ne prenait garde... L’architecture de ce nouveau monde global, modelée par une superpuissance hégémonique, prend ses racines dans des phénomènes récents qui bouleversent les règles de fonctionnement de la société mondiale : la chute du mur de Berlin et l’effondrement du monde bipolaire de compétition Est-Ouest ; le développement spectaculaire des technologies de l’information et de la communication (TIC) et leur concentration entre les mains de quelques opérateurs transnationaux de distribution par satellites ou câbles, qui transcendent les frontières et affectent les relations humaines et les rapports de forces prévalant aux plans politique, économique, social et culturel ; l’inadéquation croissante du système onusien conçu dans les conditions historiques de la Seconde Guerre mondiale.

La communauté internationale est consciente du rôle majeur que jouent les TIC dans la restructuration de la société mondiale et acquise au diktat de la pensée unique et de l’unilatéralisme triomphant. Elle a trouvé dans l’organisation de sommets mondiaux - shows d’un semblant de dialogue, de concertation et de négociation - un leurre utile pour la rationalisation et l’acceptation de la vision et des choix de la globalisation.

La dernière application a consisté en l’organisation d’un sommet mondial de la société de l’information (SMSI), devant apporter des innovations opportunes. Un sommet en deux phases, l’une dans une capitale du Nord, Genève en décembre 2003, l’autre dans une capitale du Sud, Tunis en novembre 2005. Un sommet dont la préparation est confiée à l’Union internationale des Télécommunications (UIT), pour les aspects techniques liés au développement des moyens et des supports de l’information, avec l’appui attendu d’autres institutions comme l’UNESCO, compétente pour l’information et la culture. Un sommet qui élargit le dialogue en ouvrant un partenariat entre les délégations gouvernementales et les représentations des institutions internationales et intergouvernementales et celles des opérateurs privés et de la société civile.

La première phase du SMSI vient de s’achever à Genève avec l’adoption d’une Déclaration de principe et d’un Plan d’action. Si la pertinence et la faisabilité des propositions du Plan d’action ne peuvent être évaluées qu’a posteriori, la Déclaration porte déjà les marques indélébiles des inconséquences de ce sommet. En effet, la société civile, déconsidérée, humiliée, invitée pour être confinée dans un rôle de partenaire alibi pour cacher la mainmise des multinationales dominantes promotrices d’un secteur privé incontournable, s’est rebiffée et a formulé sa propre Déclaration.

Un sommet, deux déclarations, est-il meilleure preuve de la faillite d’une telle démarche, attestant l’incompatibilité entre les préoccupations mercantiles des gouvernements, des institutions onusiennes et des multinationales - labellisées "opérateurs privés" - celles de la société civile ? Cette dernière, armée des seules ardeurs et de la détermination de ses animateurs, a entrepris deux années durant, au sein de multiples rencontres dites Precom, Caucus, Familles, Groupes de travail, une bataille gigantesque pour faire valoir sa vision. Elle a consisté à situer la satisfaction des besoins des populations en information et en communication en perspective avec les exigences de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) et les conclusions et les recommandations des Objectifs de développement du millénaire (ODM). La vigilance a payé, et les tentatives de remise en cause des conquêtes de l’humanité en matière de respect, de protection et de promotion de la dignité des personnes et des peuples ont été déjouées.

Une autre insuffisance dénoncée par plusieurs délégations gouvernementales, en séance de clôture du sommet de Genève, fut l’écrasante domination de l’anglais et le mépris à l’égard des autres langues.

Les objectifs affichés des gouvernements des pays riches, de leurs serviteurs que sont les institutions onusiennes et de leurs bras armés que sont les transnationales, de confiner le sommet dans un cadre techniciste et économiciste de consolidation des conditions de croissance, de rentabilité et de contrôle sécuritaire des biens, des services et des contenus de l’information, ont été dénoncés par la société civile. Les enjeux du sommet ne pouvaient se limiter à cautionner les politiques de dérégulation et de privatisation, à défendre les droits de la propriété intellectuelle et à légitimer les tendances sécuritaires et liberticides du marché des TIC. La société civile a plaidé pour un accès plus équitable, voire plus égalitaire, à l’information et à la communication au service du développement durable, de la liberté d’opinion et d’expression et de l’exercice d’une démocratie réelle.

La société civile entend poursuivre et intensifier son combat pour faire du droit d’accès à l’information et à la communication un bien public à l’échelle mondiale, tant il est vrai que la satisfaction de ces besoins est fondamentale pour le respect de la DUDH face aux excès des pratiques à la mode de dérégulation, de privatisation et de marchandisation de ce secteur pourtant essentiel pour le développement social. La science, le savoir, la santé ou l’éducation, secteurs gros utilisateurs potentiels des TIC, relèvent des biens publics mondiaux, au même titre que l’exercice de la paix, de la liberté et de la démocratie.
Bien public ? C’est sans doute pour la santé que cette conviction est la plus partagée en Europe : il suffit de voir la sensibilité des opinions publiques à la remise en cause des systèmes de Sécurité sociale. Mais les Européens ont souvent oublié l’histoire sociale qui leur a permis de bénéficier d’un niveau relativement haut de soins, et ils mesurent mal l’ampleur des agressions que ces systèmes vont subir, des défis qu’il leur faudra relever.

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