Survie

Le médicament, un bien pas comme les autres

Publié le 19 novembre 2003 - Survie

L’Humanité, France, 10 novembre 2003.

Lors d’un forum à Bobigny en forme de prélude au FSE, la santé a été consacrée " bien public, du local au mondial ". Les débats se sont inquiétés de la dégradation de la santé au travail et de la protection sociale. L’accès aux médicaments, emblématique d’une mondialisation folle, est toujours freiné par le lobby pharmaceutique.

Depuis la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en 1995, les difficultés d’accès aux médicaments des pays pauvres illustrent tragiquement les désordres de la mondialisation libérale. La faute aux ADPIC, aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce : leur application a fait du médicament un bien protégé à travers la planète par des brevets courant sur vingt ans. L’enfer commence ici : commercialisés par des compagnies pharmaceutiques jalouses de leur rentabilité, les médicaments sont trop chers pour les pays pauvres, pourtant décimés par le sida, la malaria, le paludisme. Et brevets obligent, les génériques - copies bon marché de médicaments - ne peuvent être mis sur le marché. " La mise en ouvre des ADPIC ont eu des conséquences très néfastes pour les pays en voie de développement ", rappelle Gaëlle Krikorian, (...) d’Act Up Paris. " Il a fallu un mouvement international important avant de pouvoir se faire entendre, avant d’aboutir à la déclaration de Doha, en 2001, qui ouvre la possibilité de produire des génériques. " Et encore. Aujourd’hui, les textes issus de Doha restreignent fortement la possibilité pour les rares pays du Sud producteurs d’exporter vers les pays demandeurs : les grands laboratoires ont une peur bleue de voir les génériques déborder vers les pays développés.

Au coeur du drame, la coupable résistance de l’industrie pharmaceutique. Ses dirigeants jurent que le coût de la recherche justifie les prix exorbitants et les brevets. " En fait, dans les entreprises du médicament, c’est le marketing qui coûte : le budget de la recherche est deux fois moins élevé que celui de la publicité ", oppose Laurent Ziegelmeyer, syndicaliste à SUD santé. " Une association de consommateurs américains a comparé les profits des firmes, et montré que celles de l’industrie pharmaceutique était huit fois plus rentable que les autres ", ajoute-t-il. L’argument de la recherche est donc le cache-sexe d’une industrie tenue avant tout par ses actionnaires. Obnubilés par les dividendes et les blockbusters, ces médicaments qui atteignent le milliard de dollars de chiffre d’affaire, elle enchaîne les fusions, et ne vise que les juteux marchés des pays riches. Là, elle peut imposer des prix élevés, et elle est, comble du luxe, subventionnée par l’assurance maladie, sans contrôle ou tout comme, de la qualité de sa chimie. Un scandale qui met hors de lui Philippe Pignarre, auteur l’an dernier du " Grand Secret de l’industrie pharmaceutique " : " Aujourd’hui, des remèdes très chers contre la sclérose en plaque ou le cancer sont commercialisés, et remboursés, sur la base de seules comparaisons avec des placebos : en aucun cas ils n’ont fait la preuve de leur plus grande efficacité par rapport aux traitements déjà existants. " " C’est la pratique du "me too" ", précise Laurent Ziegelmeyer. " Pour l’éviter, un contrôle contradictoire serait nécessaire. " D’autant qu’une telle politique commence à peser sur la santé publique, commente Pierre Laporte, vice-président du conseil général de Seine-Saint-Denis : le prix élevé et désormais libre des nouveaux médicaments aggrave fortement les déficits des hôpitaux.

Cette paresse embarque les firmes dans une logique mortifère, où l’innovation n’est plus qu’un vain mot. D’ailleurs, la stratégie privilégiant le Nord peut les conduire à sacrifier la recherche, pourtant si précieuse quand il s’agit de s’exonérer de toute responsabilité envers le Sud. C’est le cas à Romainville (Seine-Saint-Denis), où Aventis, qui se recroqueville sur ses axes les plus rentables, ferme actuellement le deuxième centre de recherche pharmaceutique français, condamnant entre autres la fabrication d’anti-infectieux. " Chez Aventis, il y avait 2 800 chercheurs en 1998, il n’y en aura plus que 1 600 après le plan social ", détaille Thierry Bodin, représentant CGT dans l’entreprise. Le projet des salariés de reprendre le site, pour le consacrer au développement de molécules délaissées ou découvertes par les organismes de recherche publics, a laissé froids la direction et le gouvernement. La volonté d’y finaliser des médicaments antiparasitaires, que les pays en voie de développement attendent avec impatience, aurait pourtant pu mobiliser un investissement de la puissance publique.

Il n’y a cependant pas de fatalité. L’intervention de la Brésilienne Eloan Pinheiro le prouve. Cette ancienne directrice du laboratoire public Farmanghino raconte comment, sous l’impulsion du gouvernement, son pays a pu produire des médicaments génériques contre le SIDA à partir de 1996, et couvrir, gratuitement, 80 % de la demande intérieure, en dépit du blocus des entreprises pharmaceutiques. Une réussite qui a forcé les laboratoires à baisser leurs tarifs. " Des médicaments bien moins chers, c’est donc possible ", note Gaëlle Krikorian. Qui alerte toutefois : " Se développent en ce moment, en dehors de l’OMC, des accords bilatéraux, entre le Maroc et les États-Unis, par exemple, qui imposent sur les médicaments des mesures encore plus restrictives que celles de l’OMC. "

Anne-Sophie Stamane

© Journal l’Humanité

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