Survie

Le nucléaire anglais malade de sa liberté.

L’Etat appelé au secours d’un secteur privatisé en faillite.

Publié le 28 décembre 2002 - Pierre Caminade

Libération, France, 28 décembre 2002.

Le nucléaire britannique est subclaquant. British Energy, entreprise privatisée qui assure un quart des besoins en électricité du royaume, aurait déjà fait faillite sans l’aide in extremis de l’Etat. BNFL, sa rivale publique, ne se porte guère mieux avec ses six centrales vieillissantes et son usine de retraitement très controversée de Sellafield. L’argent pour renouveler le parc ou recycler les déchets fait défaut. Au pays du thatchérisme et de la Troisième Voie, l’ennemi principal de l’atome civil n’est plus l’écologie, peu active sur le terrain politique, mais le marché. Malgré eux, les ultralibéraux pourraient bien réussir là où les Verts ont échoué. En quatre ans, une série de privatisations a bouleversé le secteur de l’énergie et entraîné une chute de 40 % du prix de gros de l’électricité. C’est autant de gagné pour les consommateurs. Mais, à l’autre bout de la chaîne, tout le monde souffre. Au cours actuel de 23,7 euros le mégawatt-heure, rares sont les producteurs qui réalisent encore des profits.

Menace. En septembre, British Energy a échappé de peu au naufrage. Ses dirigeants ont créé la surprise en menaçant de mettre la clé sous la porte s’ils n’obtenaient pas de l’Etat un « soutien financier immédiat ». Après 740 millions d’euros de pertes en 2001, le groupe affichera cette année un déficit estimé à 800 millions d’euros. Et sera bientôt obligé de mettre en vente ses branches américaine et canadienne, les seules rentables.

C’est encore l’histoire d’une privatisation ratée au Royaume-Uni. Le géant nucléaire fait partie, avec le rail, des dernières entreprises publiques vendues par les conservateurs à la fin de leur règne. En quatre ans, son action est passée de 70 livres à 0,60 livre. Fin novembre, l’Etat a donc dû lui accorder un prêt-relais de 1 milliard d’euros jusqu’en mars et s’est engagé à couvrir ses frais de retraitement des déchets. En échange, il contrôlera, via BNFL, 65 % de ses revenus futurs. Une quasi-renationalisation au prix fort. Le plan de sauvetage coûtera aux contribuables entre 150 et 200 millions chaque année pendant dix ans. Selon un dirigeant du secteur, le groupe « paie ses erreurs stratégiques. Il a raté le tournant de la diversification ».

Ceux qui arrivent à sortir leur épingle du jeu, comme London Electricity, filiale d’EDF, Powergen ou Innogy, ne se contentent pas de produire de l’électricité. Ils la distribuent et la commercialisent, parfois ils assurent même son transport, comme Scottish Power. British Energy n’est présent qu’en amont de la chaîne et subit plus durement l’effondrement des prix.

Son principal problème se résume à deux chiffres : elle vend à 16 livres un mégawatt-heure qui lui coûte une livre de plus à produire. « Le nucléaire britannique est confronté à la fois à des prix exceptionnellement bas et, du fait de ses choix technologiques, à des coûts d’exploitation plus élevés que dans des pays comme la France ou les Etats-Unis », explique le consultant Gordon MacKerron. Lors de l’ouverture du marché à la concurrence, les tarifs de l’électricité, alors très élevés, ont encouragé les investisseurs privés à construire des centrales thermiques, le plus souvent à gaz, la formule de loin la plus rapide et la moins chère. A cause de plusieurs hivers particulièrement doux et de « cette ruée vers le gaz », la Grande-Bretagne produit actuellement trop d’électricité : 25 % de plus qu’elle n’en consomme. D’où la baisse des prix entamée depuis quatre ans.

« Jamais vu ça ». La chute s’est accélérée avec l’introduction en mars 2001 de nouvelles règles de négoce - les New Electricity Trading Arrangements ou Neta -, destinées à permettre un ajustement plus rapide de l’offre et de la demande. Depuis, rien ne va plus dans le secteur de l’énergie britannique. « Je n’ai jamais vu ça, même dans les économies les plus libérales. Ici, les prix changent toutes les demi-heures », confie un professionnel qui a pourtant beaucoup voyagé. Le mois dernier, la filiale britannique de l’américain TXU a déposé son bilan. La plus importante centrale à charbon du pays, Drax, qui était son principal fournisseur, menace de faire de même. Un peu partout, de nombreuses usines ont été mises en veilleuse en attendant des jours meilleurs. « Le nucléaire n’a pas cette souplesse, souligne Gordon MacKerron. Que ses réacteurs soient ou non à l’arrêt, ses coûts restent sensiblement les mêmes. »

Ne serait-ce que pour des raisons de sécurité, le gouvernement néotravailliste ne laissera pas British Energy faire faillite, quitte à organiser son retour dans le giron de l’Etat. Mais, à long terme, la question de l’existence du secteur est bel et bien posée. Alors que les derniers réacteurs auront fermé en 2020, aucun signe de renouvellement du parc ne se dessine. Dans les circonstances actuelles, aucun entrepreneur privé ne se lancera dans une pareille aventure sans une aide publique massive. « Entre les délais de construction, le coût de l’investissement, les obstacles administratifs et l’incertitude politique, il faut reconnaître que ce n’est pas très engageant », s’écrie Gordon MacKerron.

Sommet de Kyoto. Problème : sans le nucléaire, qui assure 30 % de ses besoins en électricité, la Grande-Bretagne aura bien du mal à respecter ses engagements pris au sommet de Kyoto. Ses dirigeants prévoient d’accroître de 3 % à 10 % la part des énergies renouvelable d’ici à 2010, mais cela ne suffira pas à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Autre difficulté : avec l’épuisement du pétrole de la mer du Nord, le pays deviendra en 2005-2006 importateur net d’hydrocarbures, principalement de gaz russe. Autant de paramètres que le gouvernement de Sa Majesté va devoir prendre en considération dans son livre blanc sur l’énergie à paraître au printemps.

Plusieurs experts parient que le Royaume-Uni, au nom du protocole de Kyoto et de l’indépendance énergétique, ne renoncera pas au nucléaire, quitte à malmener ses sacro-saints principes libéraux. Déjà, le ministre de l’Energie, Brian Wilson, vient d’évoquer une possible réforme des Neta, le processus de fixation des prix de l’électricité.

Par Christophe BOLTANSKI

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