Survie

Les Africains s’approprient le téléphone portable pour en faire un facteur de progrès

Publié le 7 octobre 2005 - Survie

Extraits tirés du Monde, France, 7 octobre 2005.

Au bout d’une ficelle, dans son étui antipoussière, un Nokia bleu nuit pend au cou d’Amidou, 20 ans, marchand de bestiaux sur le marché de Tanghin, à Ouagadougou. Déjà trois ans que l’appareil, acheté pour le prix d’un mouton, est devenu un instrument de travail quotidien. Grâce à lui, le maquignon sait quand et où se déplacer pour vendre ses bêtes au meilleur prix. Il n’entreprend plus le long et périlleux voyage vers la Côte d’Ivoire voisine que si ses compatriotes installés là-bas lui ont donné le feu vert via le téléphone portable. "Si le marché est encombré, ça ne paiera pas, explique-t-il en langue mossi. Alors j’appelle mon grand frère. S’il me dit : "Les Nigériens sont déjà là", alors je ne descends pas. Le téléphone, ça fait faire un peu d’économies." (...)

Il a fallu bien moins qu’une décennie pour que le portable conquière l’Afrique et que les Africains s’approprient à leur manière un instrument pas spécialement conçu pour eux, mais qui se révèle comme une puissante alternative à l’indigence du téléphone fixe, au manque d’infrastructures, à la difficulté des échanges, en même temps qu’une réponse nouvelle aux besoins de convivialité, de santé et de sécurité. Au point que l’Afrique, continent de tous les déficits, est celui où la progression de l’équipement en portables - ­ 65 % par an en moyenne entre 1998 et 2003, contre 35 % en Europe - est la plus élevée du monde.

Dans les villes africaines, le "cellulaire" est largement inscrit dans le paysage. Peu de feux rouges sans une nuée de jeunes vendeurs de cartes prépayées. Peu de panneaux publicitaires n’affichant pas le bonheur radieux de téléphoner. Quant aux succursales des opérateurs, avec leurs vigiles, leur comptoir de faux marbre et leur air conditionné, elles font figure d’enclaves de prospérité dans un univers chaotique. Plus informels, les revendeurs de téléphones d’occasion "garantis" et d’accessoires "made in China" pullulent dans certains quartiers. (...)

Abou Ouattara, cultivateur aux environs de Bobo Dioulasso (Burkina Faso) ne possède pas de tracteur et n’a pas l’électricité chez lui. Mais son portable lui rend mille services - échanges avec d’autres agriculteurs, achats, réparation de matériel ­- en lui évitant de multiples déplacements inutiles vers la ville, que de mauvaises pistes mettent à deux heures de moto de son exploitation.

Comme il doit aussi aller en ville pour recharger son téléphone et que les communications vocales sont dévoreuses d’unités et d’électricité, il n’allume son téléphone que pendant le temps strictement nécessaire à la lecture ou à l’envoi de SMS. "Avant, je perdais ma journée pour chercher à Bobo un écrou de charrue, explique-t-il. Maintenant, j’appelle un camionneur qui me le ramène."

Avec 8 portables pour 100 habitants (75 en France) et une couverture limitée, le marché africain est très loin de la saturation. Mais l’appareil a dépassé le cercle des privilégiés et son coût, énorme au regard du pouvoir d’achat, a généré d’innombrables stratégies d’adaptation et d’utilisations inédites. Etre appelé au lieu d’appeler est devenu un sport continental que l’on pratique d’autant mieux que l’on a des relations dans la fonction publique. On se bipe (simple sonnerie confirmant un message convenu à l’avance). On transmet du crédit-temps à ses proches, qui peuvent l’échanger contre de la monnaie ou des marchandises. On achète un appareil à tempérament et, parfois, on se le fait voler avant d’avoir terminé de le payer. Ou on tente de le rentabiliser en ouvrant un "télécentre cellulaire" au bord d’une route.

Quelques planches peintes aux couleurs de l’opérateur Celtel ont suffi à Pauline, 26 ans, pour se transformer en téléphoniste. Montre en main, elle vend 70 francs CFA (0,11 euro) les 15 secondes de communication aux habitants de Bissiguin, un "quartier non loti" (bidonville) de Ouagadougou. (...)

Symbole de modernité et de prospérité, le petit boîtier téléphonique exerce une telle attraction chez les jeunes Africains qu’il est devenu lui-même un enjeu d’échange, de chantage en même temps qu’un outil de délinquance. "Pour s’offrir un portable, les jeunes sont prêts à des sacrifices qu’ils ne feraient jamais pour acheter un livre", se désole un enseignant.

A entendre ses multiples usagers africains, le cellulaire sauve des enfants malades et encourage la prostitution. Il permet au gouvernement d’écouter les conversations et à l’opposition de s’organiser. (...) Pour le meilleur ou pour le pire, de Johannesburg à Khartoum et de Dakar à Nairobi, il est désormais inscrit dans le paysage, sans parvenir, loin de là, à étancher la soif de communiquer de tout un continent.

Philippe Bernard, envoyé spécial à LOMÉ (Togo), OUAGADOUGOU (Burkina Faso)

© Le Monde

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