Survie

Marché libre pour travailleurs esclaves

Publié le décembre 2004 - François Lille, Survie

Article paru dans la revue Hémisphères n° 26, Belgique, octobre-novembre 2004.

Suite de l’article « La navigation maritime est un bien public mondial ! » paru dans le n° 24 (Mars-Avril-Mai 2004) de cette revue.

La casse du droit social

Les conditions extrêmes du travail maritime sont les plus connues, parce que médiatisées. Salaires impayés, navires abandonnés couverts de dettes, de rouille, marins surexploités dans des conditions sanitaires déplorables. Listes noires pour les récalcitrants. On s’approche de ce qu’on commence à appeler l’esclavage moderne.

Mais il ne faut pas croire que la dégradation de la relation de travail se limite à une frange maudite d’armateurs-voyous, si large soit-elle. Jusque dans les armements les plus réputés, dans les trafics des grands porte-conteneurs modernes, la situation se tend : réduction des équipages, augmentation des rythmes de voyages et cadences de travail, réduction des couvertures sociales, des salaires. La pratique des équipages multinationaux se généralise (6 ou 7 nationalités, couramment sur une vingtaine de personnes) et favorise le déclin des pratiques syndicales, ou tout simplement revendicatives.

Un dangereux modèle

C’est donc dans l’ensemble de la marine marchande mondiale que le marché du travail est de plus en plus ouvertement débarrassé de ses contraintes et régulations. Cela se fait sous le couvert des pavillons de complaisance, ou de ces « pavillons-bis » sous la fiction desquels les nations maritimes cherchent à concurrencer les précédents. Marchandage et discrimination sont les deux caractères émergents de ce marché « libéré ».

Marchandage : c’est un terme ancien, une pratique des débuts de la révolution industrielle que l’on croyait éradiquée et qui ressurgit : les travailleurs sont embauchés par des marchands de main d’œuvre, qui les « mettent à disposition » des employeurs réels, les armateurs. Ceux-ci n’ont ainsi plus de responsabilité, et leurs marins plus de droits.

Discrimination : le marchandage permet de composer des équipages composites de marins recrutés prétendument aux conditions de leurs pays d’origine, en fait sans autre loi que celle du « libre marché » mondial. En croisant les inégalités entre catégories et entre origines, les écarts deviennent vertigineux. Et même les catégories supérieures sont tirées vers le bas. Couvertures sociales et droits syndicaux ne concernent plus que l’encadrement supérieur, ou disparaissent.

Convergences et contagions

Simultanément, une proposition de directive communautaire dite « directive Bolkestein », relative aux services et au marché intérieur, vise (entre autres choses) à favoriser, sous couvert de prestation de service, l’envoi de main d’œuvre dans un autre pays en la gardant sous contrat aux conditions de son pays d’origine. Dans le contexte nouveau de l’Europe à 25, on imagine les perspectives que cela ouvrirait, non pour diminuer les inégalités sociales, mais pour organiser leur exploitation la plus profitable !

En fait c’est la porte ouverte au marchandage. Quelle est, en effet, la différence entre prestation de service et vente de la force de travail en l’état ? On l’aura vite oublié ! La discrimination qui s’en déduit est à trois niveaux : travailleurs nationaux, communautaires, et extra-communautaires, puisque les « prestataires » européens pourront embaucher, et revendre à bas prix, des travailleurs du monde entier. En outre ces personnes déplacées ne menacent plus de devenir des immigrés là où ils travaillent, ils sont « réexportés » en fin de chantier.

Enfin la boucle mondiale se referme avec l’AGCS (Accord Général sur le Commerce des Services) de l’OMC, dont la directive communautaire n’a fait que reprendre les principes.

Reconquérir la justice sociale, bien public mondial

La marine marchande, première industrie historiquement internationalisée, se trouve maintenant en pleine régression sociale, à l’avant-garde de la mondialisation néo-libérale. Les marins savent-ils qu’ils sont à la pointe d’un combat majeur de notre civilisation ? Ils auront du mal à s’en tirer tout seuls, et leur cas nous concerne tous, et en première ligne les autres travailleurs migrants, itinérants, déplacés ou exploités à distance...

Et pourtant... Dans le champ international, les conventions et recommandations de l’OIT ont constitué progressivement, depuis 1920, les éléments d’un véritable statut du marin. Elles s’appuyaient sur les avancées sociales des marins de nombreux pays, notamment de France : du contrat précaire à l’emploi continu, à des statuts stables, à la reconnaissance de la dignité du métier, et à la consolidation d’un système de prévoyance sociale déjà ancien, le progrès social n’avait pas été un vain mot depuis le XIX° siècle.

Pourquoi ne ferait-on pas une cause mondiale de ce premier exemple possible de l’instauration du statut international d’une profession ? Nous l’avons dit, répétons-le : « les principales bases de ce renouveau existent en droit international, droit maritime et droit du travail, dans les coutumes maritimes encore vivaces, dans l’action syndicale et dans l’expérience des travailleurs de la mer et de terre ». Reste à imaginer les coalitions citoyennes qui en feront une réalité...

par François Lille

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