Survie

Sommet de l’information sous contrôle d’Etat

Publié le 14 novembre 2005 - François-Xavier Verschave

Extraits tirés de Libération, France, 14 novembre 2005.

L’ONU organise un sommet sur la « fracture numérique » Nord-Sud cette semaine en Tunisie, où la liberté d’expression n’existe pas et où l’Internet est verrouillé.

Maître Mokhtar Trifi allume son ordinateur et tente de relever son courrier électronique. En vain. Il essaye ses autres adresses. Les mêmes messages apparaissent : « Veuillez vérifier le nom », « impossible d’afficher la page ». Tout est verrouillé. Il ne peut pas plus consulter sa boîte personnelle que celle de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) qu’il préside. Impossible également de recevoir un appel téléphonique de l’étranger. « Et cela fait quinze jours que ça dure », déclare-t-il. Dans la ville, cet avocat, défenseur des droits de l’homme, n’est pas le seul, loin de là, dont les lignes se trouvent d’un seul coup « en dérangement ». Les grands noms de la société civile rencontrent la même impossibilité à communiquer avec l’extérieur. En Tunisie, ce n’est qu’une atteinte aux libertés parmi d’autres. Le paradoxe tient au fait que ce même pays accueille à partir de mercredi le Sommet mondial de l’information.

De nombreux Tunisiens espéraient quelques gestes d’ouverture à la veille de cette grand-messe onusienne. Le régime de Zine el-Abidine Ben Ali n’a pas cessé, au contraire, de resserrer son étau comme s’il voulait souligner un peu plus l’incongruité d’un tel événement sur son sol. Depuis la rentrée, il a entrepris d’étouffer les rares espaces de liberté. La Ligue tunisienne des droits de l’homme a été empêchée de congrès et traînée en justice. Son président, Me Trifi, a été passé à tabac, mardi soir, lors d’une manifestation à Tunis. Les associations indépendantes de magistrats et de journalistes ont été également mises au pas ou interdites d’activité.

« La Tunisie aurait pu abriter un sommet sur la femme, le planning familial, compte tenu de ses progrès dans ces deux domaines, mais l’information, c’est absurde », s’écrie Mohamed Charfi, l’une des figures les plus respectées de l’opposition. Dans cette « dictature de sous-préfecture », les quotidiens pratiquent une langue de bois sans équivalent au Maghreb, la Libye de Kadhafi mise à part. « L’Etat demeure le garant essentiel de l’égalité des chances et des libertés », proclamait, à la une, la Presse, dans une de ses dernières éditions, à côté de l’inévitable photo du « Président Ben Ali ». Ceux qui tentent de briser le silence risquent gros. Sihem Bensedrine, rédactrice en chef du journal en ligne Kalima, a été incarcérée sept semaines en 2001 pour avoir accusé un juge et le beau-frère de Ben Ali de corruption. Elle continue de subir des campagnes de harcèlement. En mai, des journaux proches du pouvoir l’avaient en toute impunité traitée de « vipère haineuse » et de « prostituée » louant « son dos [subissant la sodomie] aux étrangers et aux sionistes ».

Grève de la faim. Depuis le 18 octobre, sept personnalités tunisiennes observent une grève de la faim pour réclamer le respect des libertés publiques et la libération des quelque 400 prisonniers politiques. Simples démocrates, islamistes, marxistes, nationalistes panarabes, ils incarnent les multiples facettes de l’opposition au régime de Ben Ali et pour la première fois présentent un front uni autour de ce qu’ils appellent un « Smic démocratique ». Pour le régime, il ne s’agit que d’une « mise en scène » pratiquée par de « mauvais patriotes » qui tentent d’entacher l’image de la Tunisie. « Effectivement, nous profitons de la proximité de ce sommet qui est conçu comme une opération de prestige par le pouvoir pour donner une autre image, celle d’un pays d’oppression », déclare un gréviste, avocat et ancien détenu politique, Samir Dilou. (...)

Brimade. En Tunisie, la répression prend souvent la forme de tracasseries, de brimades, de diffamations à caractère sexuel, de coups en douce, d’actes de vandalisme ou d’agressions physiques, sous couvert de vol. La voiture de Sana Ben Achour, du mouvement des Femmes démocrates, a été détruite il y a quelques mois, alors que sa maison est étroitement surveillée. Sihem Bensedrine, encore elle, a été rouée de coups en pleine rue, il y a un an.

Internet, dont la gouvernance constitue l’un des sujets clés du sommet, est aussi étroitement surveillé. « Le service informatique du ministère de l’Intérieur est le meilleur de la Tunisie », affirme une universitaire. « Près d’une vingtaine d’internautes sont actuellement emprisonnés, souvent pour avoir simplement téléchargé un article ou l’avoir envoyé à un ami », déclare Samir Ben Amor, un avocat, membre de la LTDH. Son mail est également bloqué. Et lorsqu’il se rend dans un cybercafé, appelé ici Publinet, il doit, comme partout ailleurs, présenter sa disquette au gérant. Il veut envoyer un communiqué de la Ligue. « Impossible », lui répond le tenancier après examen du document.

La Tunisie peut se flatter du nombre de ses internautes (...). « Ils peuvent dire qu’ils ont surmonté la fracture numérique, mais c’est une coquille en partie vide », regrette un diplomate.

par Christophe BOLTANSKI


Tunisie. Notre envoyé spécial [Christophe BOLTANSKI] raconte son passage à tabac vendredi soir à Tunis.

« Les agresseurs semblaient avoir tout leur temps »

« J’étais en Tunisie depuis quatre jours. Je venais préparer des articles sur la liberté d’expression et la liberté d’information dans le pays qui accueille le Sommet mondial de l’information. Vendredi soir, j’avais passé du temps avec un avocat qui a défendu plusieurs internautes. Je suis retourné à mon hôtel, puis je suis parti pour aller manger un morceau dans un restaurant situé à dix minutes à pied de l’hôtel, je revenais. J’étais dans la rue Palestine, à 30 mètres de l’hôtel, qui se trouve dans un quartier d’ambassades, très quadrillé par la police. C’est un endroit totalement surveillé par les forces de sécurité tunisiennes. Je vois arriver deux hommes qui, d’abord, s’écartent et puis se jettent sur moi. Deux autres hommes arrivent par-derrière. L’un d’eux m’asperge les yeux avec une bombe lacrymogène. Ensuite, ils ont commencé à me rouer de coups de poing, un peu partout. Et puis, je suis tombé, ils m’ont donné des coups de pied, et quelqu’un par-derrière, et ça, je ne m’en suis pas rendu compte sur le moment, m’a donné un coup de couteau dans le dos. Ils ont arraché mon sac, ils ont continué à donner des coups, jusqu’au moment où l’un d’entre eux a lancé en français, et non en arabe : « C’est assez. » Une façon de me dire que j’ai eu mon compte. Et, à ce moment-là, ils sont partis. J’avais crié « à l’aide », « au secours », personne n’est venu. J’ai marché jusqu’à l’hôtel, où là il y avait des policiers en faction, qui m’ont regardé arriver sans broncher, sans manifester de signe d’étonnement malgré ma chemise déchirée et maculée de sang. Le médecin, appelé par l’hôtel, m’a dit que j’avais reçu un coup de couteau dans le dos.

Le consul général français m’a rendu visite à l’hôtel. Durant la nuit, il y a eu tout un ballet de policiers qui sont venus et repartis. On sentait une grande gêne de leur part. Quand, le lendemain matin, je me suis rendu au commissariat du quartier, pour déposer ma plainte, ils m’ont dit qu’ils avaient déjà arrêté deux suspects. Et ils m’ont demandé de les identifier. Mais évidemment je leur ai dit que je ne pouvais reconnaître personne, parce qu’on m’avait vidé une bouteille de lacrymo dans les yeux, et que cela se passait dans un coin très sombre de la rue. Ça m’a paru long, mais l’agression a duré une minute ou une minute et demie au plus. Je me souvenais de leur corpulence, c’était des hommes entre 25 et 35 ans, athlétiques, des cheveux coupés ras, mais pas de leurs traits physiques.

Des Tunisiens, défenseurs des droits de l’homme ou opposants, ont été victimes de ce type d’agression. J’avais moi-même suivi deux jours plus tôt une manifestation de soutien à des grévistes de la faim où plusieurs figures connues de la société civile avaient été tabassées par des agents en civil, notamment Me Mokhtar Trifi, le président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, et également Sana Benhachour, présidente du comité de soutien aux grévistes de la faim. J’avais relaté ça dans un article paru le matin même de mon agression. Les autorités tunisiennes avaient démenti tout en bloc et déclaré que ces agressions dont faisaient état Me Mokhtar Trifi et les autres n’avaient pas eu lieu, que ce n’était certainement pas des policiers, etc.

Le contexte de mon agression, la présence de postes de police tout proches dans ce quartier très quadrillé, le fait que les agresseurs semblaient avoir tout leur temps... tout cela contredit la thèse crapuleuse. Il faut bien comprendre qu’un journaliste étranger, notamment français, est suivi pas à pas en Tunisie. On le sait. Cela fait partie de nos conditions de travail. Les agressions contre des étrangers sont par ailleurs très rares dans un pays policier qui vit du tourisme. La sécurité est encore plus grande maintenant à la veille du Sommet de l’information. »

Propos recueillis par Johana SABROUX


La France tout en « discrétion » avec la Tunisie

Chirac souvent complaisant à l’égard de ce pays peu respectueux des droits de l’homme.

Il aura fallu attendre quarante heures après l’agression de Christophe Boltanski pour que la France réagisse en demandant à Tunis de « faire toute la lumière » sur cette affaire et de la tenir « informée du déroulement de l’enquête ». Le Quai d’Orsay souligne en outre « la nécessité d’assurer la sécurité des représentants de la presse à la veille de l’ouverture du sommet » de l’information.

Très modérée, cette réaction ne constitue pas une surprise. Les autorités françaises ont en effet toujours rechigné à mettre en cause publiquement le régime de Zine Ben Ali pour ses violations des droits de l’homme, ressassant toujours le même argument : « passer des messages discrets » est « plus efficace » que d’intervenir haut et fort.

Impunité. Certes, la France peut se targuer d’avoir ainsi obtenu quelques (rares) « gestes » de Tunis. Mais la poursuite du harcèlement contre les magistrats, les internautes, les militants tunisiens pour les droits de l’Homme, montre que la « discrétion » française est surtout perçue par Zine Ben Ali comme l’assurance de son impunité. D’autant que cette stratégie s’est fréquemment accompagnée de la délivrance d’un blanc-seing au régime.

En visite officielle à Tunis en décembre 2003, Jacques Chirac a ainsi déclenché un tollé. Alors que Radia Nasraoui, l’une des opposantes tunisiennes les plus en vue, en était à son 51e jour de grève de la faim, le chef de l’Etat français déclarait tranquillement : « Nous avons aussi en France des personnes qui ont fait la grève de la faim, qui l’ont faite, qui la feront. » Et Jacques Chirac enfonçait le clou en se livrant à un plaidoyer en faveur des « libertés réelles » plus fréquent du côté de Cuba ou de Moscou que dans les capitales occidentales, où l’on considère que le premier des droits reste la liberté. « Le premier des droits de l’homme c’est manger, être soigné, recevoir une éducation et avoir un habitat. De ce point de vue, la Tunisie est très en avance sur beaucoup de pays », déclarait au contraire Chirac, avant d’insister sur « la consolidation de la démocratie en Tunisie »... Si nul ne s’attendait à voir Jacques Chirac faire le procès du pouvoir tunisien, cette « sortie » avait étonné, surtout à un moment où un Zine Ben Ali, friand des scrutins à 99 %, s’apprêtait à se faire élire pour la... quatrième fois. (...)

par José GARÇON

© Libération

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