Survie

Un accord qui n’est pas une solution

Publié le 9 septembre 2003 - Survie

Par Raoul Marc JENNAR

Chercheur auprès d’Oxfam Solidarité et de l’URFIG

Voici un ensemble de réponses à la question : pourquoi cet accord du 30 août n’apporte pas une solution à la question dramatique de l’accès aux médicaments essentiels, c’est-à-dire le droit fondamental de tout être humain d’accéder aux soins de santé ?

1) cet accord ne touche pas à l’ADPIC (Accord sur les Droits de Propriété Intellectuelle en rapport avec le Commerce), un des accords de l’OMC négociés dans le cadre de l’Uruguay Round, signés à Marrakech en 1994 et approuvés par nos parlements en 1995. Or, tout le mal vient de l’ADPIC : il uniformise, généralise et étend le droit des brevets, en particulier dans le domaine des médicaments. Comme si un médicament était une marchandise comme les autres ; comme si un médicament devait d’abord servir la rentabilité des firmes pharmaceutiques ; comme si un médicament ne devait pas échapper aux règles du marché. Ce à quoi les firmes pharmaceutiques et leurs protecteurs de droite et de la gauche libérale répondent que ces profits sont indispensables pour financer la recherche. C’est oublier que dans le cas des maladies qui tuent le plus, c’est encore la recherche financée directement ou indirectement par l’argent public qui est prédominante ; c’est oublier surtout que le budget des dix plus importantes firmes pharmaceutiques du monde pour la recherche sur la tuberculose, le paludisme et le sida (les trois pandémies les plus meurtrières) est inférieur à 5% du montant total de leur budget recherche (il est inférieur à 1% en ce qui concerne Pfizer et Glaxo-Smithklein-Beecham, les deux premières firmes mondiales). L’effet direct de l’ADPIC observé depuis plusieurs années, contesté par la Commission européenne en février 2000 et finalement reconnu lors de la conférence ministérielle de l’OMC à Doha, en novembre 2001, sous la pression des pays en développement, est manifeste : il y a une incidence directe et forte de la réglementation des brevets sur les prix des médicaments. Mais, sous la pression des entreprises pharmaceutiques occidentales, les gouvernements des pays riches (Union européenne, Etats-Unis, Suisse) s’opposent à toute modification de l’ADPIC et n’acceptent que des mesures dérogatoires provisoires.

2) cet accord trahit la Déclaration de Doha.

En novembre 2001, à Doha, les ministres, dans le contexte du scandale de la plainte déposée par 39 multinationales pharmaceutiques contre le gouvernement sud-africain, après avoir reconnu l’incidence de l’ADPIC sur les prix des médicaments, ont adopté un principe et convenu de deux attitudes :

Le principe :

Les ministres ont formulé le vœu que l’ADPIC « n’empêche pas les Membres de prendre des mesures pour protéger la santé publique » et ils ont affirmé que « ledit accord peut et devrait être interprété et mis en oeuvre d’une manière qui appuie le droit des Membres de l’OMC de protéger la santé publique et, en particulier, de promouvoir l’accès de tous aux médicaments.  »

Les deux attitudes :

a) ils ont formé le vœu qu’aucune plainte ne soit déposée contre un pays qui, ayant une capacité de production pharmaceutique, aurait recours à la pratique de la «  licence obligatoire  » (production de médicaments génériques sans le consentement du détenteur de brevet) et autoriserait la fabrication de médicaments de qualité fabriqués à bas prix. Quelques pays sont concernés : l’Afrique du Sud, le Brésil, l’Inde, la Thaïlande... ;.

b) quant à l’immense majorité des pays frappés massivement par de nombreuses maladies mortelles et qui ne possèdent pas, chez eux, d’industrie pharmaceutique, ils doivent pouvoir recourir à ce qu’on appelle des « importations parallèles  » (le droit d’importer des médicaments du pays où ils sont les moins chers, sans l’accord du détenteur de brevet) ; leur cas a été renvoyé à une négociation qui devait se terminer fin 2002.

La négociation a vu l’Union européenne revenir sur la portée des termes adoptés à Doha ; les Etats-Unis et la Suisse, qui n’avaient accepté la Déclaration de Doha que du bout des lèvres en soulignant son absence de force juridique, ont continué à contester les principes qu’elle contient. Le bloc occidental s’est évertué à restreindre la notion de pays ayant une capacité de production, de pays sans capacité de production, de situation de crise sanitaire grave et, longtemps, la discussion a porté sur une liste limitée de maladies méritant d’être soignées.

La Déclaration de Doha stipulait également que «  chaque Membre a le droit d’accorder des licences obligatoires et la liberté de déterminer les motifs pour lesquels de telles licences sont accordées.  » Elle ajoutait : « chaque Membre a le droit de déterminer ce qui constitue une situation d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême urgence. »

Comme on le verra ci-dessous, ces droits ont été niés dans l’accord intervenu. Ils ont été remplacés par une obligation de justifier le recours à la licence obligatoire ou à l’importation parallèle et par l’obligation de prouver l’existence d’une situation de crise.

3) cet accord est impraticable

Il ne suffit pas d’affirmer le droit pour les pays du Sud ayant une capacité de production à exporter des médicaments génériques vers d’autres pays du Sud dans le besoin ; encore faut-il rendre ce droit applicable. Or, les modalités de mise en œuvre de ce droit, telles qu’elles sont inscrites dans l’accord et précisées dans une déclaration du président du Conseil général de l’OMC (qui fait partie intégrante de l’accord) sont extrêmement contraignantes et restrictives. On peut les résumer comme suit :

a) le pays qui souhaite importer des médicaments génériques doit fournir la preuve qu’il fait face à une situation de crise sanitaire ;

b) tout Etat membre de l’OMC peut contester la pertinence des arguments avancés par le pays demandeur ;

c) le pays demandeur doit fournir la preuve qu’il ne dispose pas de capacités de production propres ;

d) le pays demandeur doit soumettre à l’OMC la dénomination et la quantité des médicaments qu’il souhaite importer ;

e) le pays demandeur doit mettre en place un dispositif administratif et douanier très sophistiqué de nature à prévenir toute réexportation vers les marchés occidentaux des médicaments génériques importés ; cette exigence est tout simplement inapplicable, vu le manque de ressources humaines, les faiblesses institutionnelles et administratives, la pauvreté des moyens financiers de certains pays ;

f) le pays fournisseur ne peut utiliser cet accord « comme un instrument de politique industrielle ou commerciale  » ; cet interdit pourrait être invoqué dans un éventuel conflit provoqué par les multinationales pharmaceutiques alors qu’un pays ayant recours à la licence obligatoire aurait été motivé par la nécessité de faire face à une situation de monopole ; comment séparer les besoins sanitaires d’une stratégie forcément industrielle et commerciale d’approvisionnement en médicaments ?

g) le pays producteur doit limiter la licence obligatoire aux types de médicaments et aux quantités souhaitées par le pays demandeur ; ces informations (types de médicaments et quantités) doivent être portées par le pays producteur à la connaissance de tous les Etats membres de l’OMC ;

h) le recours aux importations parallèles est limité à des « circonstances exceptionnelles » ; cette expression est à assimiler à la notion d’aide d’urgence, ponctuelle, qu’on distingue de l’aide au développement, plus permanente ; ce qui restreint la liberté des pays n’ayant pas de capacité de production pharmaceutique à importer des médicaments à bas prix lorsqu’ils ne sont pas confrontés à une catastrophe sanitaire. Cette limite est en complète contradiction avec la Déclaration adoptée à Doha où il était question de «  santé publique »

i) cet accord est révisable chaque année ; il reste en vigueur aussi longtemps que l’accord sur les ADPIC n’a pas été amendé.

Après avoir lu ce fatras de conditions, rappelons quand même que ce qui est en cause, c’est permettre à ceux qui sont malades de disposer des médicaments dont ils ont besoin pour se soigner. Il est manifeste qu’entre le droit aux soins et le droit au profit, ce n’est pas au premier qu’on a donné la priorité absolue.

4) cet accord a été obtenu sous la contrainte

Tous les moyens à la disposition des pays riches ont été mobilisés pour imposer cet accord. La Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International sont intervenus auprès d’un certain nombre de gouvernements pour qu’ils renoncent à leur opposition. L’Union européenne, comme par hasard, le 21 août, alors que les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) manifestaient leur désaccord sur les propositions américano-européennes, a décidé d’un programme d’assistance aux pays ACP pour les négociations commerciales d’un montant de 50 millions d’Euros.

En outre, l’Union européenne et les Etats-Unis ont pratiqué ce qu’ils appellent « l’offensive vers les capitales  » : lorsque les délégués (les ambassadeurs) des pays du Sud à l’OMC, forcément rompus aux arcanes des négociations et donc moins aptes à s’en laisser compter, manifestent une résistance trop forte, les représentants des pays riches informent leur gouvernement (et, pour les pays européens, la Commission européenne) qu’il convient de s’adresser directement aux ministres du Sud dans leurs pays respectifs. Les ministres maîtrisent moins la technicité des dossiers et sont plus sensibles aux promesses comme aux menaces. Cette « offensive vers les capitales » a été utilisée une première fois avant la conférence ministérielle de Doha ; elle vient d’être répétée vers l’Afrique qui, particulièrement concernée par la question de l’accès aux médicaments, manifestait une résistance insupportable pour les Européens et les Américains.

Ce n’est pas pour le plaisir d’utiliser une formule de style, mais parce qu’il s’agissait d’une réalité observée que nous avons indiqué, dans notre communiqué du 30 août, que c’est « la mort dans l’âme et les larmes aux yeux » que les ambassadeurs africains à l’OMC ont, sur instruction de leur gouvernement, demandé à leurs collègues des autres pays du Sud de mettre fin à leur opposition aux propositions américano-européennes. Ces ambassadeurs, qui défendaient avec pugnacité les intérêts prioritaires de leur peuple, ont été lâchés par leurs propres gouvernements soumis à des pressions occidentales devenues intolérables.

Et certains voudraient nous faire croire que le colonialisme est révolu !

5) cet accord menace l’existence même des médicaments génériques

Parce que le médicament est d’abord traité comme un produit marchand, les entreprises pharmaceutiques se soucient d’abord de l’évolution du marché du médicament. Le succès grandissant des médicaments génériques, l’apparition de nouvelles entreprises produisant exclusivement des médicaments génériques, l’émergence d’une industrie pharmaceutique performante dans certains pays du Sud (Afrique du Sud, Brésil, Inde, Thaïlande...) capable de produire du générique de très bonne qualité sont des phénomènes nouveaux qui inquiètent beaucoup les « majors » de la production pharmaceutique.

L’accord du 30 août, de ce point de vue, peut-être interprété comme une réponse à cette inquiétude. Largement inspiré par les grandes multinationales pharmaceutiques qui ont pu compter sur le gouvernement des Etats-Unis et sur la Commission européenne pour protéger leurs immenses intérêts, cet accord constitue en fait un véritable encadrement mondial du marché du générique. Avec cet accord et les limites qu’il impose à la fabrication et à l’exportation de médicaments génériques, ce marché est désormais sous contrôle. Les multinationales pharmaceutiques disposent désormais d’un instrument juridique pour assécher ce marché si elles y voient leur intérêt. Quand on sait que pour un traitement tri-thérapique d’un an contre le sida la différence de prix passe de 12.000 dollars pour un traitement classique à 400 dollars pour un traitement générique, quand on sait qu’à partir de 2006, les pays en développement ayant une capacité de production (comme tous les pays en développement qui ne sont pas dans la catégorie des PMA, les pays les moins avancés, c’est-à-dire les plus pauvres) seront soumis à l’intégralité de l’ADPIC, on ne peut se faire trop d’illusions.

6) que valent les engagements pris par les pays riches ?

A Doha, les ministres avaient convenu que les dispositions de l’ADPIC ne seront applicables aux PMA qu’en 2016. Or, à l’occasion des négociations pour l’entrée du Cambodge à l’OMC cette année-ci, Union européenne et Etats-Unis ont imposé à ce petit pays dévasté et totalement dépendant de l’aide internationale pour sa reconstruction qu’il applique l’ADPIC dès le 1 janvier 2007.

« La santé doit passer avant le profit » affirmait, avant Doha, le Commissaire européen Pascal Lamy. On est loin du compte. Et il y est pour beaucoup.

Raoul Marc JENNAR

Chercheur auprès d’Oxfam Solidarité et de l’URFIG

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