Survie

« Une marchandisation de la vie »

Journée mondiale de l’eau aujourd’hui

Publié le 22 mars 2004 - Survie

Libération, France, 22 mars 2004.

Economiste, Riccardo Petrella milite contre une gestion privée de cette ressource. Professeur d’économie à l’université catholique de Louvain, ex-conseiller à la Commission européenne, Riccardo Petrella est fondateur du Comité international pour le Contrat mondial de l’eau, qui milite pour que l’eau soit considérée comme un bien public mondial.

Pourquoi parlez-vous de « pétrolisation » de l’eau ?

Parce que considérer l’eau comme de l’or bleu, comme on parle d’or noir lorsqu’on évoque le pétrole, est une mystification qui sert à légitimer tout un discours. On nous explique que l’eau est rare, et qu’elle sera nécessairement rare. Mais c’est faux. Primo, il est sans doute vrai que nos modes de vie et de production font que nous sommes en train de raréfier l’eau. Mais il existe encore de l’eau en quantité suffisante pour 20 milliards de personnes, alors que nous sommes un peu plus de 6 milliards. En outre, personne ne sait si, dans dix ans, l’eau pourra être considérée comme un bien rare. Car d’ici là on peut réduire les prélèvements actuels, en agriculture et en industrie par exemple. Ce discours légitime le discours du tout-privé, celui qui consiste à dire que, si l’eau a un prix, elle sera consommée avec parcimonie. Mais, et malgré la vague de privatisation des services de l’eau un peu partout dans le monde, le nombre de personnes qui vit en situation de stress hydrique n’a pas vraiment diminué.

Est-ce la faillite du modèle français de gestion de l’eau qui s’est appliqué un peu partout à travers le monde, à savoir une gestion de l’eau déléguée à des entreprises privées par des concessions de longue durée ?

Oui. Car il y a une démonstration empirique de la fausseté du mythe qui consiste à vouloir nous faire croire que le secteur privé peut se traduire par une gestion plus efficace d’une ressource comme l’eau. Cette fausseté nous la retrouvons dans les pays pauvres. Là où les entreprises françaises ont été les plus présentes. Mais on sait désormais qu’elles laissent de côté les beaux discours dès que leurs profits chutent. Depuis un an, par exemple, Suez, qui était l’entreprise française la plus internationalisée, s’est retirée de pays émergents ou pauvres, comme l’Argentine ou les Philippines.

Pourquoi n’avez-vous de cesse de répéter qu’il faut casser la logique libérale qui domine le secteur de l’eau ?

Près de deux ans après le sommet de Johannesburg consacré aux questions de développement durable, la question de l’accès à l’eau pour tous reste entière. Nous sommes toujours dans un monde qui favorise la marchandisation de l’eau et donc la marchandisation de la vie.

Mais comment casser cette logique ?

Par l’engagement et la mobilisation des citoyens. Ce n’est pas de la rhétorique. Concrètement, le 10 mars dernier, le comité du groupe européen du Contrat mondial de l’eau a réussi à faire pression sur le Parlement européen. Nous avons obtenu un changement de majorité. La communication de la Commission au Parlement européen concernant la stratégie de la réalisation des marchés intérieurs 2004-2006 s’engageait à proposer l’ouverture à la libre concurrence. Nous avons fait pression sur les parlementaires, nous les avons rencontrés lors d’une audition publique... Résultat : le Parlement a rejeté l’application de nouvelles normes qui visaient à libéraliser encore plus le marché de l’eau européen. C’est la première fois que Parlement européen est contre la privatisation de l’eau. C’est une grande victoire, même si dans plusieurs mois un nouveau Parlement décide de changer de cap...

Mais comment faire pour que la gestion de l’eau ne soit plus dominée par le secteur privé ?

En considérant l’eau non pas comme un bien économique mais comme un bien public mondial.

C’est-à-dire ?

Plus largement, les biens publics mondiaux sont ces biens et services qui doivent être considérés comme essentiels à la sécurité du « vivre ensemble » au niveau mondial. L’eau, la forêt, la stabilité financière, la sécurité des Etats, l’éducation et la santé sont les principaux biens publics mondiaux.

Qui peut payer la production ou la préservation de ces biens publics mondiaux ?

Il faut les financer par des ressources mondiales. Aujourd’hui, cette finance publique mondiale est assurée par trois sources : les marchés financiers internationaux privés, qui financent l’approvisionnement de la plupart des activités dans le domaine de la santé ou de l’eau par exemple. Le marché des capitaux, qui passent par le filtre des institutions financières internationales comme la Banque mondiale, qui garantit les investissements privés. Et puis c’est la facture du consommateur. Nous, nous disons qu’il faut une Banque mondiale de type coopératif. Elle gérerait des fonds mondiaux dont la finalité serait le droit à la vie.

Mais d’où proviendraient les fonds ?

D’une finance solidaire à l’échelle mondiale. Il s’agirait de mettre en place une fiscalité générale. En clair, l’affectation de 0,01 % du PIB des pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économique (environ 33 000 milliards de dollars par an) permettrait de récupérer 3 milliards de dollars par an. Un centime par dollar dépensé dans l’armement rapporterait plus de 9 milliards par an... On parle de la nécessité de doubler les 70 milliards de dollars déjà consacrés annuellement à la production, la distribution et la gestion de l’eau. Grâce à une fiscalité mondiale, on pourrait assurer l’accès à l’eau à tout le monde. Ces calculs existent depuis 1997. On sait qu’il ne sortira pas grand-chose des actes qui se fondent sur la base du volontariat. Jacques Chirac en sait quelque chose. A Evian, lors du G8, il a bien tenté de rallier le reste des pays les plus riches de la planète pour qu’ils consacrent 30 milliards de plus et par an à la cause de l’accès à l’eau pour tous. Qu’a-t-il obtenu ? Rien ou presque, c’est-à-dire 4 milliards.

Par Vittorio DE FILIPPIS

© Libération

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