Survie

Que fait (encore) l’armée francaise au Tchad ?

(mis en ligne le 22 mai 2024) - Emma Cailleau

En mars, Survie a reçu Demba Karyom Kamadji, syndicaliste tchadienne (Union des Syndicats du Tchad, Fédération des Syndicats du Secteur Public du Tchad), membre de Tournons La Page Tchad et sociologue de formation.

Le renvoi des troupes françaises de plusieurs pays du Sahel confère une place toute particulière au Tchad dans le maillage militaire français. Alors que l’élection présidentielle du 6 mai se prépare, après une période de transition menée par Mahamat Kaka, le fils de l’ancien dictateur, la visite de l’envoyé spécial de l’Élysée, Jean Marie Bockel, réitère le soutien français au président en place et candidat à son poste. Retour sur la situation du pays et le soutien français.

Presque trois ans après la mort d’Idriss Déby, peux-tu nous dire comment s’est déroulée la « transition » ?

Le décès du dictateur Idriss Déby après 31 années de règne a laissé le Tchad dans l’état de pauvreté dans lequel il avait pris le pouvoir le 1er décembre 1990. La mauvaise gouvernance a empiré, les services publics ne desservent pas les populations. L’accès à l’eau, l’électricité, le système de santé, l’éducation restent aujourd’hui un luxe pour le citoyen lambda tchadien. Les fonctionnaires travaillent dans des conditions désastreuses, sans avoir de protection sociale. La mauvaise gestion a pour conséquence la plus grave l’instabilité politique. Cette instabilité a été favorable au coup d’État militaire qui a suivi le décès d’Idriss Déby, et que la France a soutenu.

L’un de ses fils, Mahamat Kaka, a été désigné pour diriger une transition militaire, en occultant la possibilité que l’Assemblée nationale puisse conduire une transition civile. Prévue initialement pour durer 18 mois, c’est 3 ans plus tard que les élections présidentielles seront organisées début mai et serviront à légitimer le pouvoir. Avec la transition, la situation s’est aggravée. Mahamat Kaka marche sur les traces de son père qui a organisé 6 élections pour lesquelles il a toujours été gagnant car il a choisi ses adversaires, tout en écartant la vraie opposition qui aurait pu contrecarrer son pouvoir. Kaka part donc aux élections favori, avec 260 partis politiques qui lui ont prêté allégeance à vie pour l’accompagner dans sa campagne présidentielle et l’introniser avec cette mascarade électorale en perspective.

Pendant cette période de transition, un « dialogue national inclusif » a été mené. Mahamat Kaka a réussi le tour de force de rallier beaucoup d’opposants, sur place et en exil. La plus belle « prise » a été Succès Masra, leader du parti les Transformateurs, qui est devenu son Premier ministre. Et quand les opposants ne se rallient pas, ils risquent d’être éliminés, comme Yaya Dillo, candidat du Parti socialiste sans frontière (PSF) qui a été assassiné le 27 février 2024. Quel est l’état actuellement de l’opposition ?

Durant les 3 ans de transition militaire, il y a eu une dérive sociale importante, avec de nombreuses violations des droits humains. Il y a eu beaucoup de contestations publiques, de manifestations, dès l’intronisation de Kaka à la tête du pouvoir. Celui-ci a durci le pouvoir en éliminant toutes les voix qui se sont opposées à lui. En 2022, un dialogue national soi-disant « inclusif » a été organisé pour amener tout le monde autour de la table des négociations et trouver une sortie de crise. En tant que syndicat et comme d’autres organisations de la société civile, nous étions très attentifs, mais malheureusement, nous avons compris que l’organisation du dialogue servait tout simplement à légitimer davantage le pouvoir de Kaka et de tous les sbires qui devaient l’accompagner dans l’exercice de ces fonctions. Le dialogue s’est tenu sans les vraies forces vives que nous sommes, ainsi que sans une partie des groupes politico-militaires qui n’ont pas accepté l’accord de Doha à la suite du pré-dialogue organisé au Qatar. Leurs demandes rejoignaient les nôtres : que tous ceux qui ont participé au Conseil National de Transition (CNT) ne puissent pas se présenter aux élections, le respect du délai de 18 mois pour l’organisation de l’élection présidentielle, la restitution du pouvoir aux civils avec une coprésidence de la transition.

Un contre-pouvoir aurait pu déstabiliser la main-mise sur l’organisation des élections, donc ceux qui portaient une autre voix, des politico-militaires aux syndicats, en passant par les organisations crédibles de la société civile, ont été mis de côté. Ça a été un dialogue national « exclusif » et non « inclusif ». Quand les 18 mois initiaux sont arrivés à leur terme, le 22 octobre 2022, des manifestations ont été organisées pour que la transition ne soit pas prolongée. Ces manifestations ont été violemment réprimées, faisant des centaines de morts, plus de 600 personnes ont été portées disparues, plus de 1000 personnes détenues arbitrairement, sans compter le nombre de blessés, de mutilés. Aucune enquête nationale ou internationale n’a été faite sur les exactions commises. Malgré cela, Succès Masra, qui était l’opposant qui portait des revendications populaires, est finalement rentré d’exil. Il est aujourd’hui Premier ministre de la transition et candidat à l’élection présidentielle, ce qui enlève la possibilité d’avoir un candidat pour toutes les personnes qui veulent un changement et un véritable processus démocratique au Tchad. Autre fait désolant, et qui me pose la question de l’avenir du Tchad, le décès de Yaya Dillo (cousin de Mahamat Kaka) risque d’entraîner une grave instabilité au Tchad parce que la tension est très vive au sein de la communauté à laquelle appartenaient Yaya Dillo et Mahamat Kaka, et laisse sous-entendre de possibles affrontements dans cette communauté, ce qui court-circuiterait le processus de paix et de stabilité. Kaka ne déroge pas à la règle instituée par son père, celle de faire taire toutes les voix qui contestent son pouvoir par les arrestations, les intimidations, l’achat des consciences et jusqu’aux assassinats. L’élection présidentielle se fera sans opposant crédible mais avec un arsenal d’opposants dont les consciences ont été achetées. Mahamat Kaka sera élu et occupera le poste de président. Ainsi, il quittera le giron de la transition militaire pour faire entrer le Tchad dans le cadre des pays « démocratiques », mais une démocratie de façade, frelatée, car le peuple tchadien ne se reconnaît pas dans ces élections. Nous appelons au boycott de ces élections qui ne sont pas celles que le peuple veut.

Dans ce contexte, l’envoyé spécial de l’Élysée, Jean-Marie Bockel, a effectué une visite au Tchad le 7 mars 2024, quelques semaines après un voyage de Mahamat Kaka en Russie. Il a fait part de son « admiration » pour la transition. La France est présente militairement depuis presque 40 ans, sous un statut flou, mais toujours au nom d’une stabilité politique dans une région en proie à l’insécurité. Pourtant tu décris une opposition anéantie, des risques d’affrontements, notamment politico-militaire, où est la stabilité soutenue par la France ?

Macron s’est déplacé pour soutenir la prise de pouvoir de Kaka, et à l’approche de l’élection présidentielle, l’envoyé spécial de l’Élysée, Jean-Marie Bockel, a fait le déplacement à Ndjamena pour marquer l’appui de la France au président de transition Kaka et l’accompagner dans ce processus électoral, ce qui le légitime. Comment peut-on admirer un système de dictature qui ne règne que par le sang, la violence, et l’oppression ? Jean-Marie Bockel est arrivé au Tchad le 7 mars, le lendemain de l’enterrement de Yaya Dillo. Le domicile de ce dernier a été assiégé pendant plusieurs jours par les forces de sécurité tchadiennes avant qu’il soit abattu froidement d’une balle dans la tête. Il n’y a pas eu de réactions internationales. La France n’a pas fait de communiqué, ne serait-ce que pour appeler à la retenue et demander une enquête. Comment peut-on admirer une transition qui a un si lourd bilan en termes d’exactions et de violations de droits humains, de lois liberticides ? Le processus social, économique et politique est à terre. Sur quel point l’admire-il ? Sur l’aspect militaire qui est ce même point qui permet à la France de garder une hégémonie sur le Tchad ?

La tension sociale entretenue par Kaka, qui a entraîné la révolte de la communauté de Yaya Dillo, l’intensification des actions et des mobilisations sociales, est la conséquence de l’appui direct de la France à cette dictature. Depuis des décennies, les groupes politico-militaires ont été repoussés, matés par l’armée française à plusieurs reprises. La voie politico-militaire apparaît pour certains comme la seule possible pour contester le pouvoir, car les voies citoyennes ont toujours été réprimées de façon démesurée. La lutte armée apparaît à certains comme le seul moyen. Les tensions sont fortes mais l’insurrection populaire par les voies citoyennes n’existe pas.

Lors de sa visite, Jean-Marie Bockel a affirmé la nécessité pour l’armée française de rester : « Ce n’est pas seulement la question du nombre, il faut rester et bien sûr nous resterons ». Comment sont perçues la présence militaire française et le soutien de la France par la population ?

Actuellement, le contexte de la présence française au Tchad est délicat. Après avoir été renvoyés du Mali, du Niger, du Burkina Faso, au lieu de revenir en France, les militaires se sont repliés en partie au Tchad. L’armée française est présente au Tchad dans les zones sensibles, les zones d’insécurité élevée, des zones de trafic (armes, drogues, migrants…). Depuis leur renvoi des pays sahéliens, les militaires français sont encore plus visibles et paraissent être comme chez eux. La population se demande ce qu’ils font et s’inquiète. Surtout à Abtouyour et Mataya, dans la région du Guéra, les gens sont révoltés. L’armée nationale tchadienne est aussi présente pour dissuader les populations de protester. Aujourd’hui, pour la France, perdre le Tchad serait également perdre en puissance militaire dans la zone. Le message est plutôt de demander le départ des militaires français du Tchad alors que pour la France, la tendance est plutôt au maintien. J.-M. Bockel a rappelé qu’il n’était pas tant question de la réduction des effectifs, que du maintien des bases militaires. La France, en soutenant le pouvoir tchadien et en refusant de partir, s’inscrit en opposition à un véritable processus démocratique.

Nous ne demandons rien à la France, nous souhaitons juste que notre pays puisse gérer réellement les ressources que nous avons et les redistribuer équitablement. La France utilise l’armée tchadienne pour étendre sa présence dans la zone. Elle prétend lutter contre le terrorisme, mais on a vu à quel point l’insécurité est très élevée dans le Sahel après dix ans de Barkhane. Il y a eu des manifestations contre la présence française au Tchad. C’est possible de manifester en ayant en tête que la répression sera là. On a perdu beaucoup de nos militants, arrêtés, décédés, portés disparus, emprisonnés… Les gens ont payé de leur vie. Le 6 avril 2022, nous avions organisé une manifestation pour demander le départ de l’armée française et la fin de l’ingérence française dans la gestion des affaires internes du Tchad.

Mais que fait donc réellement la France au Tchad ? Les entreprises françaises, minimes au Tchad, bénéficient d’exonération mais ne sont pas suffisamment importantes pour parler d’hégémonie économique. Le Tchad est son bastion militaire, mais pour quelles raisons ? Est-ce que l’Assemblée nationale française a décidé de leur maintien au Tchad ? Avec quelle base juridique, légale ? Est-ce que les citoyens français savent que les militaires français au Tchad sont maintenus avec l’argent du contribuable ? Il faut que les citoyens français se saisissent de ces questions pour savoir à quoi sert l’argent des contribuables français au Tchad.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 336 - mai 2024
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