Mathilde Dupré est chargée de plaidoyer au CCFD-Terre Solidaire sur les questions de financement du développement et coordinatrice de la plateforme Paradis Fiscaux et Judiciaires (dont Survie fait partie).
Billets d’Afrique : Plusieurs représentants de la plateforme PFJ ont été auditionnés dans le cadre de la Commission d’enquête sur l’évasion fiscale du Sénat. Quelle est cette commission, comment a-t’elle été crée, comment fonctionne-t’elle ? Qui y a été convoqué ?
Mathilde Dupré : La Commission a été mise en place à la demande de sénateurs communistes. Elle a démarré ses travaux début 2012 pour une durée d’environ 5 mois. Ses prérogatives lui permettent de convoquer des gens et de les obliger à répondre à un certain nombre de questions sous serment.
Elle est présidée par un sénateur UMP, M. Dominati, et le rapporteur est un communiste, M . Bocquet. Ses objectifs sont d’évaluer le problème de l’évasion fiscale en France, de comprendre quels mécanismes permettent le pillage des recettes publiques pour la France et éventuellement de faire un certain nombre de recommandations pour les années à venir.
Dès le démarrage, on voit un différence entre les élus de la majorité qui défendent le bilan du gouvernement sur ces questions depuis le début de la crise financière, qui disent qu’il faut simplement mieux appliquer les lois, et les élus communistes, qui eux font un bilan bien plus sévère et critique et qui pensent qu’il existe un certain nombre de pistes alternatives qui ont été assez peu regardées jusque là.
BdAf :Quels type d’acteurs sont auditionnés par cette commission ? Et quels débouchés peut-il y avoir en justice éventuellement ?
Il est rare d’avoir autant d’auditions sur ce sujet. Tous les services spécialisés du ministère des Finances ont été auditionnés, ainsi que des personnes de l’OCDE, le délégué à la lutte contre les paradis fiscaux, M. D’Aubert (UMP), des représentants de la société civile, des chercheurs, des journalistes, ainsi que des patrons, notamment Baudoin Prot de la BNP Paribas et M. Oudéa de la Société Générale. Donc toutes les différentes perspectives sur le sujet sont représentées.
Les questions posées sont très précises donc pour la première fois, on devrait avoir dans un rapport les chiffres précis sur les résultats de l’action du gouvernement depuis 2009. De la part des représentants des banques, on a commencé à avoir des réponses à certaines questions qui fâchent. Notamment, pourquoi une telle concentration de filiales des banques au Luxembourg, à Jersey, aux Îles Caïmans, etc.
Je ne suis pas experte en la matière, mais je ne pense pas qu’il puisse y avoir des suites en justice. Mais il est intéressant qu’ils aient eu à répondre à des questions auxquelles ils refusent habituellement de répondre. Pourquoi y-a’t il 27 filiales de la BNP Paribas aux Îles Caïmans, par exemple ? Mais d’une part, les questions leur avaient été transmises avant, et d’autre part, M. Prot et M. Oudéa ont pu s’appuyer sur la liste française publiée en 2010 et révisée chaque année – fondant à vue d’œil, elle ne comprend plus que 8 territoires - pour réfuter le qualificatif de paradis fiscal pour le Luxembourg, par exemple. Ils ont utilisé un verbiage compliqué pour défendre le caractère légitime de leurs activités dans ces pays.
Mais quand on lit entre les lignes, un certain nombre de choses intéressantes ont été dites. Par exemple, Baudoin Prot a dit qu’ils avaient à Jersey des activités de gestion et de conservation d’actifs mais qui étaient en fait rattachées et suivies directement depuis Londres.
BdAf :Comment la plateforme a-t’elle été convoquée ?
Cela fait plusieurs années que nous travaillons avec certains sénateurs qui sont actifs sur ces dossiers. Certaines propositions de lois ont repris nos propositions, notamment la demande à l’État d’exiger la transparence pays par pays de la part de ses banques, comme l’ont fait 18 régions françaises. En novembre dernier, cette proposition a été votée en Commission des Finances du Sénat mais rejetée à l’Assemblée Nationale. Il y a donc un intérêt du Sénat sur ces questions.
Cependant, nous n’avions pas été conviés à la Commission d’enquête dans un premier temps. Il nous a fallu insister. Au final, ils ont été impressionnés par la qualité du travail de la société civile, par la complémentarité des approches des différentes organisations de la plateforme PFJ. Ils ont surtout vu que nous suivions de très près leurs travaux, que nous connaissions le détail de leur agenda et du contenu des auditions. Ils nous ont clairement identifiés comme interlocuteurs pour la suite.
BdAf :Du côté de la plateforme PFJ, quelle vision avez-vous défendu ?
Nous avons d’abord tenu à rappeler que le problème ne touche pas uniquement la France, même si les gens s’intéressent à l’évasion fiscale surtout à cause de l’endettement du pays et à la crise financière (rien que la fraude fiscale représente un trou dans les finances publiques de l’ordre de 50 milliards d’euros par an en France). Nous travaillons sur le sujet depuis de longues années car c’est surtout le pillage des ressources des pays du Sud qui est en question avec exactement les mêmes mécanismes. En effet, ce sont 800 milliards d’euros de flux illicites qui s’échappent caque année des pays du Sud vers les paradis fiscaux dont plus de la moitié du seul fait des pratiques d’évasion fiscale des entreprises multinationales.
Nous sommes revenus sur les études de cas d’entreprises qui pratiquent l’évasion fiscale, comment elles utilisent les paradis fiscaux pour localiser des activités de plus en plus immatérielles et déplacer artificiellement la richesse qu’elles créent dans des pays à fiscalité « normale » comme la France ou les pays en développement vers des territoires où elles ne payent pas d’impôts.
Lors de l’audition, nous avons rappelé que la liste française manquait complètement son objectif puisqu’on ne s’y autorise pas à dire que plusieurs pays européens ou des paradis fiscaux aux portes de la France sont des territoires nocifs. La liste de la société civile comporte 60 territoires, qui présentent la caractéristique principale d’offrir de l’opacité : le secret bancaire, des structures juridiques écran, un ensemble de mécanismes pour dissimuler les auteurs et les propriétaires réels des activités, afin d’échapper à l’impôt, à la justice et aux autorités de régulation.
Nous leur avons fait des propositions très concrètes. D’abord, l’imposition des règles de transparence pays par pays pour les banques avec lesquelles l’État travaille et, à terme, l’ensemble des entreprises qui bénéficient de marchés publics ou d’aides de l’État. C’est une règle très importante pour rétablir la vérité dans les comptes des entreprises en sachant effectivement où elles ont des activités opérationnelles, où elles créent de la richesse et où elles payent des impôts. Cela donnerait des outils aux administrations fiscales pour faire des contrôles plus efficaces au Nord comme au Sud.
Nous leur avons aussi fait des propositions plus techniques. Pour dépasser le débat stérile entre la défense du bilan des gouvernements et les critiques des ONG, il faut savoir exactement combien de recettes ont été récupérées par les différentes mesures. Si on se base sur ce que disait l’OCDE avant le sommet du G20 en France, ce serait moins de 3 % des recettes en jeu, donc il reste énormément à faire. Il faut donc des indicateurs précis.
En sortant, nous avons été remerciés d’avoir apportés de réels éclairages, en utilisant un langage à la portée des élus et non réservés aux seuls experts institutionnels qui avaient défilé avant nous. Notre plus-value en tant qu’acteurs de société civile, qui mènent un travail d’interpellation et de sensibilisation du public a été reconnue.
Savoir que nos organisations existent et mènent ce travail est important pour les sénateurs. Cela les encourage à aller de l’avant et à faire des propositions concrètes.
BdAf :Le changement de majorité au Sénat influe-t’il sur la bonne volonté des élus à s’emparer de ces questions ? Qu’attendre d’une éventuelle arrivée du PS au pouvoir ?
Je pense qu’il va y avoir beaucoup de débats à l’intérieur de la Commission d’enquête. Il y a des positions clairement très différentes sur ces sujets, ne serait-ce qu’entre le président et le rapporteur, qui n’ont visiblement pas les mêmes objectifs.
Depuis quelques temps, le Sénat agit différemment et suit moins les injonctions du gouvernement. Récemment les sénateurs UMP et PS ont refusé de signer la convention fiscale avec Panama, qui a été finalement signée à l’Assemblée Nationale. Cela montre qu’indépendamment de la discipline de parti, des sénateurs ont eu des positions plus progressistes sur ces questions.
On attend d’un éventuel changement de majorité des avancées, dans la mesure où un gouvernement qui n’a pas à défendre son bilan depuis 2009 devrait être plus ouvert aux alternatives. Mais on a vu pendant toute la campagne que c’est un sujet sur lequel nos interlocuteurs au PS sont encore très frileux. Ils le connaissent mieux qu’il y a 5 ans et le prennent mieux en compte mais il y a une vraie timidité sur des propositions qui impliquent de mettre en cause des pratiques largement répandues notamment chez les grands groupes français.
D’une manière générale, pour nous qui avons l’habitude de parler à des experts fiscalistes à Bercy ou à l’OCDE, c’est tout de même bon signe de voir des parlementaires se saisir de la problématique. C’est une étape importante. Espérons qu’ils jouent leur rôle pleinement et influent sur le gouvernement à venir, quel qu’il soit.
Propos recueillis par Mathieu Lopes
Les travaux de la Commission d’enquête peuvent être suivis et consultés :
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