Dans leur livre Les frères invisibles, principale référence du présent chapitre, Ghislaine Ottenheimer et Renaud Lecadre ont écrit à propos de Jacques Chirac : « des maçons de haut grade affirment qu’il a été initié à la Grande Loge Alpina, une obédience suisse très élitiste. » Ils avaient plusieurs sources, mais ils ont été aussitôt démentis par une voie un peu étonnante : la “une” des Carnets de Catherine Pégard dans Le Point , l’hebdomadaire d’un ami de Chirac, François Pinault. Comme si un communiqué de l’Élysée eût été imprudent. Les deux auteurs du propos l’ont maintenu lors de plusieurs interventions dans la presse audiovisuelle. Une confirmation de cette initiation à la Grande Loge Suisse Alpina (GLSA) m’a été fournie, venant de Suisse. L’expérience enseigne par ailleurs que les démentis de Jacques Chirac sont parfois comme ses promesses - qui, selon son adage préféré, « n’engagent que ceux qui les reçoivent. »
Sans avoir de certitude absolue en la matière (l’appartenance relève en principe du secret maçonnique), je considèrerai par la suite cette hypothèse comme fort probable. D’autant que Jacques Chirac va évoluer avec une aisance stupéfiante dans une série de mondes où, à un haut niveau, l’initiation est quasi systématique : les contrats d’armement, le nucléaire, l’immobilier, la Françafrique. Il n’aurait d’ailleurs pas de quoi rougir : son grand-père, instituteur corrézien, était lui-même maçon, Vénérable d’une loge du Grand Orient ; son père, Abel-François, l’était également . Mais, commente Ghislaine Ottenheimer, « l’appartenance de certaines personnalités à la franc-maçonnerie est protégée comme un secret d’État. »
Les hauts dignitaires maçons sont très hostiles à la levée du secret d’appartenance. Pour un Grand Officier de la Grande Loge Nationale Française (GLNF), « le secret est l’un des ressorts profonds de l’être humain. C’est un fantasme des plus puissants. » Les stratégies otaniennes les plus pointues exigeant un haut degré de secret, l’on comprend que certains stratèges, souvent eux-mêmes maçons, aient misé à fond sur ce ressort et ce fantasme. Ils ont parfois compliqué le jeu (la stratégie classique des cercles concentriques) en se lançant dans une sorte d’algèbre moderne des sectes ou Ordres chevaleresques, avec des personnages clés aux intersections : nul adepte ne sait que son gourou ou Grand Maître contrôle aussi plusieurs autres sectes ou Ordres. Nous entrons là dans la cuisine ésotérique, dont l’objet principal est d’être inintelligible au commun des mortels : aussi n’évoquerai-je de cette algèbre que quelques rudiments.
La franc-maçonnerie moderne, dite spéculative, est apparue au XVIIe siècle en Grande-Bretagne, au XVIIIe en France et d’autres pays d’Europe. Elles se veut l’héritière de la franc-maçonnerie “opérative” du Moyen Âge, les compagnons qui construisirent les cathédrales. Elle veut construire le “Temple de l’humanité”. Une initiation par étapes, selon des rites précis, amène l’adhérent à progresser dans l’intelligence de ce Temple, à franchir des grades (33 dans le Rite Écossais). Assez vite, une bonne partie des Grandes Loges des pays latins a divergé du tronc principal britannique, en raison notamment de la référence chrétienne obligatoire (refusée par les obédiences latines, plus laïques). Mais cette franc-maçonnerie latine, dite libérale, pèse beaucoup moins que l’anglo-saxonne, ce qui rajoutera au sentiment d’infériorité des Européens du Sud dans l’Alliance atlantique.
Le Royaume-Uni a longtemps été au sommet de la franc-maçonnerie mondiale, avec le Ruskin College, la Fabian Society, la Grande Loge d’Écosse. Puis le centre s’est déplacé outre-Atlantique. On doit aux francs-maçons « la création, en 1776, des États-Unis d’Amérique. De George Washington à Franklin D. Roosevelt, plusieurs générations de frères se sont succédé pour bâtir la première démocratie au monde. » Grand Maître en son pays, le Gabonais Omar Bongo confirme qu’aux États-Unis, « il y a eu de nombreux présidents maçons. » Et il ajoute une précision importante : « Aux États-Unis, le plus haut dignitaire de la maçonnerie, c’est le président, par fonction. Et en Grande-Bretagne, c’est le roi ou, à défaut, lorsque le trône est occupé par une reine, c’est le prince de Galles. » Autrement dit, deux hiérarchies, l’une officielle, l’autre parallèle, dépendent assez souvent d’une même tête. Sauf que le Président américain pèse plus que la Reine d’Angleterre.
Il y a environ sept millions de maçons à travers le monde. Plus de la moitié sont Américains (4 millions). Ils le font sentir. Dans un foisonnement très complexe, je ne citerais que trois des principaux Rites : le Rite Écossais Rectifié (1782) ; le Rite Écossais Ancien et Accepté (1804), parfois appelé Rose-Croix en Angleterre, le plus pratiqué dans le monde ; le Rite Français (1784). Ce dernier est très largement majoritaire au Grand Orient de France (GO), la principale obédience française, qui compte quelque 40 000 membres. Autre obédience non reconnue par les Anglo-Saxons : la Grande Loge de France (GLF). Depuis 1945, un outsider, la Grande Loge Nationale Française (GLNF), se fait envahissant, avec un recrutement systématiquement élitiste et « une politique d’expansion tous azimuts ». Ces trois obédiences sont masculines (il en existe des féminines ou des mixtes). Sur l’axe traditionnel droite-gauche, pas forcément pertinent, la GLNF est la plus à droite, avant la GLF.
La maçonnerie française dite “régulière” - du Rite Écossais Rectifié - s’était réfugiée en Suisse depuis la Révolution. Elle « va renaître grâce à la ténacité d’un membre de la Grande Loge Suisse Alpina, Édouard de Ribeaucourt. [...] Avec ses amis de la Loge Anglaise de Bordeaux, [...] il crée en 1913 la Grande Loge Nationale Indépendante et Régulière pour la France et les Colonies », un intitulé symptomatique puisqu’elle a vite pris la tête du lobby colonial, avant d’être rebaptisée GLNF. En application du Rite Écossais Rectifié, « tout candidat à la GLNF doit prêter serment sur l’Évangile de Saint-Jean et jurer fidélité à la sainte religion chrétienne. Au début de chaque “tenue” [réunion], la Bible est ouverte sur l’autel. » La GLNF va décoller au lendemain de la Seconde Guerre mondiale avec « l’installation du siège de l’Otan à Paris » et l’arrivée de « milliers de militaires américains, canadiens et britanniques, souhaitant pratiquer la maçonnerie de leur pays. »
Indice significatif : « L’actuel siège européen de la franc-maçonnerie américaine se situe toujours à Heidelberg, QG des forces alliées occupant l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. » Dans les trois premières stratégies atlantistes (nucléarisation, stay behind, finance parallèle), la plupart des acteurs européens vont appartenir à des obédiences reconnues par les Anglo-Saxons.
« Pour avoir accès aux 7 millions de frères au-delà de l’Hexagone, il faut appartenir à la GLNF. La maçonnerie libérale, elle, ne totalise que 800 000 membres. [...] “Quel que soit le pays, tu trouves un point de chute, explique un homme d’affaires maçon. L’obédience nous fournit ce qu’on appelle des “garants d’amitié”. Dans l’annuaire de la GLNF, tu trouves les coordonnées de ces “garants d’amitié” dans tous les pays. Si tu as besoin de renseignements ou d’appuis avant de te rendre quelque part, tu envoies un petit mot. Dans le pays en question, tu es invité dans une loge et tout de suite tu te constitues un réseau. Cela marche formidablement.” » « Voilà comment des hommes comme Pierre Falcone, impliqué dans la fameuse affaire de vente d’armes à l’Angola, se constituent des réseaux internationaux sans difficulté, grâce à des frères recommandés par la GLNF en fonction de leurs besoins. [...] Voilà pourquoi [...] de nombreux agents des services de renseignements extérieurs sont membres de la GLNF. »
Nous reviendrons sur Pierre Falcone : ce n’est pas un homme d’affaires ordinaire, il vit aux États-Unis, est en lien avec la famille Bush, vend des armes dans des pays où les groupes pétroliers américains ont de considérables intérêts. La GLNF peut aider...
Mais retournons en Suisse. L’on se souvient que le futur patron de la CIA, Allen Dulles y avait mijoté le stay behind dès 1942, redessinant les frontières idéologiques de l’Europe. Ce n’est pas un hasard. La Suisse est un bastion européen de la franc-maçonnerie “régulière”. De 1848 à 1914, tous les présidents de la Confédération ont appartenu à la Grande Loge Suisse Alpina. À partir de 1914, « il y eut toujours une majorité de membres au sein du Conseil fédéral qui fut ou membre de la Franc-maçonnerie, ou sous influence directe de cette dernière. »
Cette influence va bien au-delà. En atteste un courrier courroucé de Daniel Fontaine, Grand Maître du Grand Prieuré des Gaules Ordres-Unis (GPDG) à son homologue suisse, le Grand Maître du Grand Prieuré Indépendant d’Helvétie (GPIH). Cette longue lettre, datée du 27 décembre 2000, offre une excellente initiation au pouvoir maçonnique. Dans chaque pays “indépendant”, un Grand Prieuré est le gardien du Rite, le détenteur de la légitimité : il administre les trente grades supérieurs, tandis que la Grande Loge doit se contenter de gouverner les trois premiers grades. Le GPIH administre ainsi les grades supérieurs de la Grande Loge Suisse Alpina, le GPDG est censé faire de même, en France, avec la GLNF.
La colère de Daniel Fontaine l’oblige à décrire l’édifice maçon. Le Régime Écossais Rectifié, rappelle-t-il, « est composé de trois classes nettement distinctes : la classe symbolique ou Ordre maçonnique, avec ses quatre grades d’Apprenti, de Compagnon, de Maître et de Maître Écossais de Saint-André ; l’Ordre Intérieur, Ordre chevaleresque avec ses deux états d’Écuyer Novice et de Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte ; et enfin [pour les 27 plus hauts grades] une troisième classe dont nous ne parlerons pas » - le Grand Maître en a déjà beaucoup trop dit. Les Loges du Régime Écossais Rectifié sont « administrées par des Directoires Écossais, dont notre Directoire National est [en France] le successeur légitime. »
« Le GPIH a été [...] dépositaire pour un temps du Régime Écossais Rectifié », concède Daniel Fontaine. Il n’a “restauré” le Directoire National du Grand Prieuré des Gaules (GPDG) qu’en 1935. Cela faisait 22 ans que la Grande Loge Suisse Alpina avait favorisé la création de la Grande Loge Nationale Indépendante et Régulière pour la France et les Colonies (future GLNF). Pendant 23 ans encore, la GLNIR-GLNF n’a pas voulu reconnaître l’autorité du GPDG. Ce n’est qu’en 1958 qu’a été signé une sorte d’armistice. Le 13 juin 2000, la GLNF a de nouveau réfuté la régularité maçonnique du GPDG. Un putsch ! Sauf qu’il apparaît, à lire l’argumentation de Daniel Fontaine, que le Grand Prieuré helvète prétend avoir conservé la garde du Régime Écossais Rectifié. La franc-maçonnerie suisse interférerait-elle dans le gouvernement des plus hauts grades de la GLNF, court-circuitant le Grand Prieuré français ? Fontaine l’a mauvaise, mais les susceptibilités nationales ont peu de place en ces affaires sérieuses.
L’influence de la Grande Loge Suisse Alpina (GLSA) est déterminante sur les places bancaires de Zurich, Genève et Bâle. De rite anglo-saxon, la franc-maçonnerie suisse a tenu à maints égards une position stratégique dans les schémas américains. L’on comprend mieux que la GLSA ait été élitiste (environ 4 000 membres, aux deux tiers francophones). Outre Jacques Chirac, deux autres Français y seraient affiliés, à notre connaissance : le Corrézien Patrick Maugein, un étrange personnage auquel je consacrerai un chapitre, et, selon une source fiable mais non recoupée, le gouverneur de la Banque de France Jean-Claude Trichet.
La GLNF connaît un passage à vide en 1965 lorsque l’Otan déménage de Paris à Bruxelles. Jean Baylot, ancien préfet de police de Paris, est l’artisan du redémarrage avec Yves Trestournel, nommé en 1972 secrétaire de l’association qui régit l’obédience. En 1980, tous deux poussent à la tête de la GLNF Jean Mons, ancien directeur de cabinet des présidents du Conseil Léon Blum et Paul Ramadier - celui qui a négocié l’implantation du stay behind en France. Rien d’étonnant, dans ces conditions, que Mons ait été compromis dans le trafic des piastres, un filon barbouzard pour financer la guerre d’Indochine . Avec Claude Charbonniaud, un temps gendre de Mons, Trestournel pousse à la recherche intensive de « candidats intéressants », solvables et décisionnaires. La GLNF passe de 5 000 à 20 000 membres : tout un gotha industriel, financier, politique, judiciaires, médiatique, militaire, barbouzard.
Depuis un bon moment déjà elle drague les potentats africains, quitte à en débaucher certains du Grand Orient de France. Peu à peu, les complices richissimes du pillage de leur pays, les dictateurs mués en truqueurs d’élections adhèrent à la GLNF : le Gabonais Omar Bongo, le Congolais Denis Sassou Nguesso, le roi du Maroc Hassan II, le Burkinabè Blaise Compaoré, le Tchadien Idriss Déby, le Camerounais Paul Biya... Tous des amis de Jacques Chirac, qui les accueille d’une large accolade. Ils sont promus aux plus hauts grades. Au Gabon, la GLNF rafle d’un coup les trois cents personnages “qui comptent”. Elle colonise aussi le versant français de la Françafrique : les intermédiaires comme Pierre Falcone, ou son associé Arcadi Gaydamak, les officiers des Services et de l’Infanterie de Marine, le haut encadrement d’Elf...
Les affairistes du néogaullisme affluent : les Jean-Claude Méry, Jacky Chaisaz, Francis Guillot, Henri Montaldo, Michel Mouillot, Michel Pacary, Francis Poullain, Jean-Paul Schimpf, Didier Schuller, Christian Schwartz, Flatto Sharon... Si l’on connaît leurs noms, c’est qu’ils ont été au plus apparent : les marchés publics, l’immobilier, la construction... Mais les frères de la GLNF contrôlent aussi la Françafrique, le lobby de l’armement, une bonne partie de l’industrie nucléaire et pétrolière, de la finance, des jeux, paris et casinos : si l’on additionne les marges non officielles dégagées dans l’ensemble de ces secteurs, on atteint au bas mot la vingtaine de milliards d’euros par an. Du grain à moudre, une masse de manœuvre... protégés par le contrôle de grands médias et une forte implantation dans la haute magistrature.
À la mort de Jean Mons, en 1989, c’est le notaire de Jacques Chirac, André Roux, qui devient Grand Maître. Début 1992, il veut écarter Charbonniaud et Trestournel. Il a un curieux accident de voiture en plein Paris. « Certains s’étonnent qu’il n’y ait pas eu d’autopsie. » Claude Charbonniaud le remplace. Sa réélection, en 1995, est mouvementée. Le n° 3 de l’obédience, Alexandre de Yougoslavie, lui envoie une lettre de démission fracassante : « Un de vos proches collaborateurs s’est saisi du fonctionnement de l’Ordre : il peuple nos instances de ses créatures, distribue des prébendes et achète des consciences. [...] Cette éclosion publique des scandales [...] nous porte un très grave préjudice. Il ne s’agit pourtant que de la partie visible de l’iceberg. »
En 1996, Pierre Bertin, Premier Grand Surveillant, adresse à ses frères une lettre réquisitoire : « Notre Grande Loge Nationale Française est en danger, en passe d’être dépossédée par une multitude d’affaires scandaleuses. [...] Ceux qui, exerçant les plus hautes fonctions de notre obédience, participent à de telles déviations, les acceptent ou même les suscitent, violent les lois et les usages de l’Ordre maçonnique et trahissent notre Constitution. Les mêmes d’ailleurs, dans la plupart des cas, ont tissé des réseaux occultes qui menacent l’équilibre de notre société en bafouant les lois de l’État... »
Il est quand même curieux que de hauts gradés d’une institution hiérarchisée, censés en connaître les règles secrètes, évoquent un double fond du secret, une partie immergée de l’iceberg, des réseaux occultes. En réunion plénière du Souverain Grand Comité, l’ancien patron de la DGSE Pierre Marion, Grand Porte Glaive, demande « une enquête sur les activités de Trestournel. » Une bande de gros bras l’entoure aussitôt : « On aura ta peau. » Le même Marion, dans une lettre à Charbonniaud, suggère que le secrétaire de la GLNF se vante « sans retenue d’être un “marionnettiste” confirmé de Grand Maître. » Ottenheimer et Lecadre disent de Trestournel qu’il est un « maître absolu », un « homme-clé ». « Il sait tout. » Pierre Marion leur confie : « Il est très fort, il a eu l’habileté de lover une organisation [xxx] dans une société secrète. Allez l’en déloger... Depuis vingt-huit ans qu’il est à la tête de l’obédience, il tient tout le monde. »
Les deux journalistes n’ont pas osé retranscrire l’adjectif, assez transparent, qui qualifie l’organisation “lovée”. On songe évidemment aux méthodes stay behind. Quoi de plus tentant que de greffer un bout de service secret sur une société secrète ? Lorsqu’il commandait la DGSE, Pierre Marion était le patron du service Action, relais en France du stay behind. Le général Jeannou Lacaze a dirigé ce service, avant de devenir chef d’état-major des Armées et d’engager une interminable carrière de conseiller militaire auprès des dictateurs françafricains. Il est, lui, parfaitement à l’aise à la GLNF, à « la très secrète loge La Lyre, non numérotée dans l’annuaire de la GLNF, de peur que des frères encore ingénus ne puissent en connaître la composition... » Il y côtoie notamment deux anciens dirigeants de chez Bouygues, Jean-François Humbert et Pierre Boireau. La Lyre est allée à Brazzaville célébrer l’élévation au titre de Grand Maître d’un vaillant combattant du monde libre et du pétrole, l’ex-marxiste Denis Sassou Nguesso, dont le retour au pouvoir s’est corsé d’une rafale de crimes contre l’humanité.
Quelques frères se sont émus de cette célébration, « alors que les cadavres emplissaient les rues de Brazzaville. » Ils n’ont pas compris que, pour certains, la guerre n’a jamais cessé, une guerre multiforme : barbouzarde, énergétique, économique, financière. Rappelons que, selon le protocole sur le stay behind négocié par Ramadier, « le réseau comprend une cellule occulte au sein des principaux services militaires officiels (Sécurité militaire, services extérieurs, etc.) et civils (Renseignements généraux, Secrétariat général de la Défense nationale, etc.). » « L’une des fraternelles de l’armée, le Groupement Amical de la Défense Nationale (GADN), est [...] extrêmement secrète », ont constaté Ottenheimer et Lecadre.
Dans cette guerre, la France s’est vu confier un champ géographique spécifique : son ancien Empire africain. Et la franc-maçonnerie, plus spécialement la GLNF, a été instrumentalisée à cet effet. Yves Trestournel ne le cache pas : « Si les dirigeants français veulent comprendre quelque chose à l’Afrique, il faut qu’ils s’adressent aux maçons... Pasqua en sait quelque chose ! » Pratiquement tous les ministres de la Coopération (après ceux des Colonies), étaient maçons. « Sauf Jean-Pierre Cot, dont la nomination en 1981 fut perçue comme une provocation. » Trestournel a suscité à la GLNF une loge spécifique, Les Cabires, « pour apprentis grands manitous des affaires franco-africaines ».
« On n’a encore rien trouvé de mieux que la franc-maçonnerie pour synthétiser diplomatie, barbouzerie et business, toujours imbriqués en matière de relations franco-africaines. », commentent Ottenheimer et Lecadre. Mais pourquoi certains francs-maçons adhèrent-ils à ce mélange qui détermine une relation impérialiste ou néocoloniale ? Qui est ce « on » qui a trouvé excellente cette instrumentalisation de la franc-maçonnerie ?
Autre commentaire des deux auteurs : « La maçonnerie est devenue un instrument de puissance pour des dirigeants africains. [...] À défaut de légitimité, la maçonnerie apporte un semblant de cohérence aux hiérarchies parallèles. Surtout, elle maintient le lien avec l’ancienne puissance coloniale. Et c’est pourquoi il doit être caché. » Ajoutons que bon nombre de dictateurs africains francophones sont passés à un moment de leur vie par une école militaire française, où les Services font assez systématiquement des propositions. Pour eux, le ticket « frère + barbouze » simplifie la vie, il va quasiment de soi. Il devrait être insupportable aux maçons lucides.
Les critiques virulentes ont laissé imperturbable Yves Trestournel. Fin 2001, il promouvait un fidèle, Jean-Charles Foellner, à la succession du Grand Maître Charbonniaud. Foellner a été Grand Maître Provincial de la Côte d’Azur à partir de 1982, membre de la Loge Laurent le Magnifique, une Province et une Loge symboles de toutes les dérives. Membre flamboyant de cette Loge, le maire de Cannes Michel Mouillot livrait ouvertement aux frères tous les marchés publics ; il est devenu chef de projet immobilier sur l’île du Petit-Moustique, aux Caraïbes, au côté du sulfureux “financier” international, Armando Nano .
En 1986, Foellner « a fondé une autre loge sur mesure, dont il était le Vénérable : Bartholdi [...]. À vocation internationale, elle regroupait des Grands Maîtres internationaux, comme le président Omar Bongo ou des hauts dignitaires du Grand Orient d’Italie », qui abrita la Loge P2. Ce nom (le sculpteur de la statue de la Liberté) et cette composition montrent qu’il ne s’agissait pas franchement d’un groupe de résistants aux stratégies atlantistes et à leur affranchissement des lois. Les frères-présidents africains qui ont adressé des messages de félicitation à Foellner pour la grande fête de son intronisation - les Bongo, Compaoré, Déby, Sassou Nguesso , tous formés par l’armée française - sont plutôt des policiers au service de l’étranger que des combattants de la Liberté de leurs peuples.
D’un côté les Services infiltrent la franc-maçonnerie, de l’autre ils usent de ses foudres ou de ses charmes pour tenir leurs affidés. La GLNF n’est pas, loin de là, la seule cible :
« La Direction de la surveillance du territoire (DST) [...] a jeté son dévolu sur Memphis-Misraïm. Moins par attirance pour les rites égyptiens qui ont fait sa réputation que par la qualité de ses membres. De nombreux Grands Maîtres des autres obédiences viennent y compléter leur parcours initiatique. Memphis-Misraïm subit également d’incessantes tentatives d’infiltration de militants d’extrême-droite, attirés par son ésotérisme primitif. Enfin, malgré la faiblesse de ses effectifs en France (800 membres à peine), elle est intégrée dans une structure planétaire, notamment en Asie et en Afrique noire. “C’est une petite obédience, mais aussi une fabuleuse couverture nationale et internationale qui fait envie”, souligne son actuel Grand Maître, qui tient à rester anonyme pour des raisons professionnelles et de sécurité. »
Un membre de la DST est devenu n° 2 de Memphis-Misraïm. Il a été poussé vers la sortie en 1998, en même temps qu’un collègue. « En fait, la DST s’est autant servie de la structure que la structure s’est servie de la DST », nuance son Grand Maître français. Les deux espions « se seraient infiltrés dans la Nouvelle Acropole, groupuscule ésotérique paramilitaire. » « L’obédience Memphis-Misraïm est la cible de [...] comploteurs d’extrême-droite. Parce qu’elle pratique un rite égyptien très ancien qui lui vaut le respect des grandes obédiences, y compris internationales, mais aussi parce qu’elle est petite [...], donc facile à noyauter. » Si l’on rapproche ces éléments, apparaissent des mixtures de Services, de droite extrême, de paramilitaire et d’initiation tout à fait caractéristiques du mode opératoire stay behind. Là encore, la hiérarchie maçonne s’est pour le moins laissé faire, pensant jouer au plus fin avec la DST.
Les trois grandes obédiences (GO, GLF, GLNF), remarquent encore Ottenheimer et Lecadre, ont subi un “entrisme” d’extrême-droite : « À la fin des années 70, elles ont vu affluer dans leurs loges des soldats perdus de l’OAS [...] ou du SAC [...] venus y trouver un moyen de poursuivre leurs coups tordus. » Une autre lecture est possible de cette invasion. La Ve République est née d’un coup d’État voulu par l’Otan, avec la participation d’un réseau stay behind très porté sur l’extrême-droite. Celui-ci a mal vécu le retournement réaliste du Général sur la question algérienne. Mais Jacques Foccart, en liaison avec l’Otan, n’a eu de cesse de récupérer pour ses barbouzeries françaises et africaines ces hommes de main prompts à toutes les besognes - moyennant un stage, par exemple, auprès des régimes rhodésien ou sud-africain d’apartheid, ou dans le ranch de Denard au Gabon.
Dès lors, les infiltrés n’étaient pas si « perdus » que ça quand ils rejoignaient la famille maçonne. Mais l’initiation est un passeport bien utile, parfois indispensable pour accéder à des postes sensibles. « Tous les services officiels étaient systématiquement noyautés, reconnaît Fred Zeller, ancien Grand Maître du GO, qui a présidé la fraternelle des policiers . En consultant notre fichier, je m’aperçus que le nombre de policiers était considérable. Je ne pouvais toutefois pas m’y retrouver entre les honorables correspondants du Sdece et les gens du SAC. »
D’autres “infiltrations” sont du domaine public. Un officier du Renseignement militaire, Philippe Guglielmi, est devenu Grand Maître du Grand-Orient. L’actuel Grand Maître, Alain Bauer, adhérent au PS à 15 ans, est passé entre autres par le syndicat FO (créé par le stay behind) et la SAIC, à San Diego, une société qui travaille quasi exclusivement pour les Services américains. Il était, explique-t-il, chargé d’une mission ultra-secrète entre la France et les États-Unis, touchant à la Défense nationale. Puis il est devenu consultant en sécurité, cosignant des ouvrages sur la question avec Xavier Raufer, alias Christian de Bongrain, lui-même passé par les groupes d’extrême-droite Occident et Ordre nouveau. Les coauteurs font « l’éloge des méthodes radicales utilisées outre-Atlantique pour lutter contre la petite délinquance. »
Mais la plus célèbre des “infiltrations” est celle réussie par Michel Baroin. Ce jeune et brillant commissaire des Renseignements généraux a réussi à devenir Grand Maître du Grand Orient de France, en même temps que patron d’une grande mutuelle, la GMF. C’était aussi un banquier, un libraire (la Fnac), un homme d’affaires, un diplomate parallèle. C’était encore un personnage clé des affaires nucléaires, avec les Pierre Guillaumat, Robert Galley et Georges Besse - au cœur, donc, des stratégies que nous scrutons. Guillaumat et Galley furent, entre autres, ministres gaullistes des Armées, et Michel Baroin était « proche de Jacques Chirac ». Le premier livre de Dominique Lorentz, Une guerre, commence par une enquête sur la mort de ce personnage majeur, dans un curieux accident d’avion en Afrique. Je n’en retiendrai ici qu’un épisode en apparence secondaire.
Baroin s’opposait à ce que la France cède au chantage du régime islamiste iranien qui réclamait sa bombe atomique. Il a reçu des menaces graduées, codées, dont il n’a pas voulu tenir compte. Le 5 février 1986, une bombe saute à la Fnac, dont il est le patron. Le 26 avril, sa fille Véronique est renversée par une voiture. Le 5 février 1987, son avion s’écrase en Afrique. Les « dates anniversaires » sont une pratique courante, presque fétichiste, dans ce monde d’initiés. Lorentz remarque que l’annonce de l’attentat de la Fnac a été accompagnée de la mention de la lettre A. Elle consulte son informateur, un franc-maçon qui la pousse à élucider la disparition de Baroin. Il blêmit, puis finit par articuler péniblement : « La lettre A, on l’utilise rarement. Cela veut dire : “Arrête !” »
Les initiés doivent prêter serment « d’observer consciencieusement les principes de l’ordre maçonnique », de n’en jamais dévoiler les « mystères et secrets » sous peine d’un « châtiment qui ne saurait être moindre que d’avoir la gorge tranchée, la langue arrachée par la racine. » La solidarité fraternelle est un de ces principes. Peut-être pour y avoir manqué, nombre de maçons sont « disparus de manière curieuse ». Ottenheimer et Lecadre en dressent une liste : Claude Bez, P-D.G. de la société Century ; Marc Delachaux, mort « d’une crise cardiaque en plongeant de son bateau », puis son associé Glenn Souham, « assassiné devant son domicile » ; le policier Daniel Voiry, pilote d’un énorme système de corruption à la préfecture de police de Paris (“suicidé” sur un parking d’Intermarché) ; Roger Loebb, Vénérable de la Loge Jérusalem, fréquentée par Flatto Sharon ; Louis Sidéri, Grand Trésorier de la GLNF, lui-même « suicidé au cyanure » en 1996 ; Pascal Sarda, impliqué dans le scandale de l’ARC, victime d’un « malencontreux accident de voiture » ; René Lucet, « suicidé de deux balles dans la tête » en 1982 ; le ministre Robert Boulin, « suicidé » en 1979 ; Joseph Fontanet, retrouvé mort devant son domicile en 1980, une balle dans le dos ; Joseph Doucé, retrouvé mort dans la forêt de Rambouillet en 1990 ; Jean-Claude Méry, victime d’un cancer fulgurant ; Michel Baroin ; Roger-Patrice Pelat ; François de Grossouvre...
Mais il est rarement nécessaire d’en arriver à l’élimination physique. Il est possible d’user d’un traitement anesthésiant plus classique, comme en témoigne un maçon lucide et indigné :
« [La corruption] met en rapport un intermédiaire qui réclame de l’argent à un chef d’entreprise ou un cadre pour lui faire obtenir un marché. En clair, c’est du racket. Si le patron veut rester en règle avec sa conscience, il refuse. S’il accepte, il le fait souvent au départ de mauvaise grâce. Alors, on crée des lieux de rencontre et des codes : la chasse dans des châteaux somptueux, l’alcool, les femmes faciles. On se coopte en franc-maçonnerie. Et du coup on devient frère, l’un des rouages de la machine, l’un des maillons d’une chaîne. Mais pour ces gens, l’accolade c’est le baiser mafieux. Et ils pensent que tous les francs-maçons sont à leur image. »
Plusieurs maçons ont évoqué devant Ottenheimer et Lecadre les « méthodes dignes des pires séries noires, utilisées par certains frères pour compromettre leurs honorables associés » : l’utilisation de lieux de partouze avec des miroirs sans tain permettant de prendre des photos. Avec des mineurs au besoin, m’a-t-il été précisé. Éduquée par le grand frère Alfred Sirven, Christine Deviers-Joncour décrit ce procédé dans son roman Relation publique . Basé sur les confessions enregistrées de Chantal Pacary, le vrai-faux roman Tout va très bien puisque nous sommes en vie, de Denis Robert , montre comment un grossium de la corruption et de la GLNF, Michel Pacary, mari de Chantal, faisait de ce procédé un usage systématique, dans un manoir normand. Les dictateurs françafricains ont vite compris l’intérêt de ce système. Ainsi, tout le monde se tient par la barbichette. Certains font même une philosophie de cette variante fusionnelle du “Temple de l’humanité”, en référence à de vieux rites magiques ou religieux qui incluaient de telles pratiques. Il existe en effet des branches ésotériques, aliénées ou foldingues de ces “chevaleries” secrètes mises en branle par Frank Wisner, le premier patron du stay behind.
Manifestement, la CIA n’a pas voulu avoir recours qu’à des rationalistes. Les sectes attirent un public plus manipulable que la franc-maçonnerie. Elles brassent des sommes d’argent énormes, les transfèrent d’un pays à l’autre telles des multinationales : un bon appoint dans la stratégie financière atlantiste. En Asie, la secte Moon « a été créée par les services secrets coréens (KCIA) comme sous-traitants des services américains (CIA). » La Scientologie, qui expérimente des techniques avancées de manipulation mentale , est vivement promue par les États-Unis, bien qu’elle suscite en Europe de fortes réactions de rejet - en Allemagne en particulier, qui y perçoit sans doute des racines communes avec le nazisme. Les deux seraient en effet dérivés des Rose-Croix, un avatar ésotérique du gnosticisme.
Que de gros mots, penseront certains lecteurs. Ils me rebutent moi aussi, de même que les cuisines assez malsaines qu’ils camouflent généralement, mais puisque ces vieilles lunes ont été transmuées par certains en machines de guerre contre la démocratie, il faut bien essayer d’en comprendre un minimum. Depuis fort longtemps des gens recherchent une certaine illumination par la sagesse ou la connaissance, qui serait acquise par paliers. L’on y accède par étapes, d’un cercle extérieur à un plus intérieur, par autant d’initiations rituelles. Cette approche est dite ésotérique lorsque le savoir de l’étape supérieure ne doit pas être révélé aux non-initiés. La franc-maçonnerie a un penchant ésotérique. L’ésotérisme n’est compatible avec la démocratie que moyennant une exceptionnelle ascèse, qui sépare radicalement les degrés de connaissance des pratiques de pouvoir : peu en sont capables.
La gnose est une variante de cette recherche, portée par des mouvances chrétiennes des trois premiers siècles. Elles ont été taxées d’hérésie. Leur marginalisation a renforcé l’option ésotérique, comme une protection contre les formes successives d’inquisition. De ces mouvances éparses est issu un arbre généalogique fort complexe, dont je suis bien incapable de rendre compte. On sait qu’il est passé entre autres par les Templiers ou certains ordres de chevalerie. D’où les références permanentes au Temple, aux Ordres et aux Chevaliers, ainsi qu’au Soleil de l’Illumination, dans l’ésotérisme occidental moderne - cher à Wisner.
Puisqu’ils usent du même vocabulaire, les frontières entre la franc-maçonnerie, les Rose-Croix, les multiples Ordres Templiers ou Solaires, ne sont pas toujours très nettes. « Au XVIIIe siècle, [...] des courants francs-maçons se sont inventé une filiation templière. » Les Rose-Croix inspirent les plus hauts grades de la GLF. Le rite franc-maçon le plus pratiqué dans le monde est appelé Rose-Croix en Angleterre. Même la Scientologie s’en mêle : selon Ottenheimer et Lecadre, le GO, la GLNF sont « notoirement infiltrés par la scientologie. »
L’Enquête sur la France templière, de Christophe Deloire , reste une initiation précieuse .
« Le 12 juin 1952, au château d’Arginy, dans le Beaujolais, l’ordre du Temple disparu resurgit une fois encore. C’est dans ce même édifice qu’Hugues de Payns l’avait fondé. [...] Ce jour-là, l’éminent occultiste Jacques Breyer rallume la flamme des croisades. Ses “miracles” embrasent le petit monde de l’ésotérisme et raniment les moines-soldats. Jacques Breyer est entouré d’émissaires francs-maçons, notamment de la Grande Loge Nationale Française (GLNF). Convaincus par cette renaissance, un millier de frères férus de rites templiers quittent la GLNF et donnent naissance à une nouvelle obédience : la loge maçonnique Opéra. Les services secrets, y compris le Sdece, l’ancêtre de la DGSE, s’intéresseront de près à la renaissance templière née à Arginy, qui sera baptisée Ordre souverain du Temple solaire (OSTS). »
Le terme « moines-soldats » est approprié à la nouvelle croisade anticommuniste d’Allen Dulles. Situé près de la commune beaujolaise de Charentay, le château d’Arginy est doté d’une crypte. À la réunion refondatrice, le BRGM (Bureau de recherches géologiques et minières) était surreprésenté. Cet organisme ne manque pas d’“honorables correspondants” et d’initiés. Il joue un rôle essentiel dans la politique d’influence française. Un peu partout dans le monde, mais surtout dans les anciennes colonies, des États plus ou moins indépendants “commandent” à la France des recherches sur tel ou tel produit qui pourrait se trouver dans leur sous-sol. Ces commandes sont d’autant plus aisées que la “coopération” française les finance largement. En fait, les recherches ne sont jamais monoproduit. En cherchant du pétrole ou de l’or, l’on peut trouver tout un tas d’autres richesses... Les États commanditaires ne reçoivent souvent qu’à peine un cinquième des résultats. L’adhésion à la GLNF contribue à anesthésier leurs Présidents. Le reste alimente une banque de données hautement stratégiques sur les ressources du sous-sol de la planète. Henry Leir, rappelons-le, a commencé par créer la Société anonyme des minerais.
Christophe Deloire évalue à une centaine le nombre d’organisations templières en France, avec des effectifs variant de 40 à 1 000 membres. La loge GLNF-Opéra, qui a doublé ses effectifs (2 000 membres), est proche des réseaux issus du gaullisme. Le spécialiste Renaud Marhic observe « une similitude entre le discours des templiers et celui des catholiques intégristes. Les uns comme les autres regrettent la décadence de l’Occident, prônent des valeurs moyenâgeuses et fraient avec les mouvances royalistes. L’antimarxisme est leur combat commun. » Tout cela concorde avec l’idéologie du stay behind, de l’extrême-droite américaine, et d’une partie du Vatican.
L’Ancien et Mystique Ordre de la Rose-Croix (AMORC) est beaucoup plus important. Il a été créé en 1909 en Californie, comme un « Mouvement initiatique et traditionnel mondial », mêlant l’Égypte ancienne, Pythagore, Jésus, Mahomet, Bouddha, Spinoza... Il revendique 250 000 membres, dont 30 000 francophones et 10 000 Français, des chiffres sans doute gonflés. Probablement “initié” par Jacques Breyer, l’illuminé d’Arginy, Raymond Bernard est devenu Grand Maître des loges rosicruciennes francophones en 1959, un an après le retour de De Gaulle. À en juger par son influence sur un certain nombre de chefs d’État, le titre équivalait à un statut de Grand Sorcier françafricain. Raymond Bernard a cédé la place à son fils Christian, devenu en 1990 Grand Maître mondial, Imperator.
L’Ordre souverain et militaire du Temple de Jérusalem (OSMTJ) est dans la même veine. C’est une « multinationale de l’ésotérisme créée au début du siècle. » En 1970, les hommes de Charly Lascorz, proches de Charles Pasqua et du SAC, ont organisé un putsch au sein de l’OMSTJ. « Dès lors, les barbouzes du Service d’action civique n’auront de cesse qu’ils n’infiltrent les commanderies de l’ordre. » L’OSMTJ européenne dépend de l’OSMTJ américaine. Celle-ci a été infiltrée par la CIA, car jugée « a priori favorable aux thèses de l’armée ». Il existe une Commanderie militaire française Otan des Chevaliers Templiers de Jérusalem, liée à l’OSMTJ. Des « moines-soldats » très établis dans les milieux de la défense nationale.
L’Ordre du Temple solaire (OTS), qui déboucha en Europe et au Canada sur une série de “suicides” collectifs, a été fondé en 1983 par Jo Di Mambro. Cet ancien Grand Maître nîmois de la Rose-Croix était en lien avec des membres de la loge P2. Au moins 72 membres de l’OTS ont été rosicruciens. L’autre gourou, le médecin homéopathe Luc Jouret, est un ancien membre de la GLNF-Opéra et de l’Ordre Rénové du Temple, fondé par Raymond Bernard. Jouret était lié aux services secrets belges et sponsorisé par l’Otan. L’une des plus grosses institutions financières canadiennes, la Caisse de retraite d’HydroQuébec, aurait été noyautée par l’OTS - qui n’a pas perdu tous ses relais dans la finance française.
La doctrine de l’OTS s’inspire directement de celle de la Rose-Croix, avec une méthode spirituelle visant à influencer les grands dirigeants de la planète. « L’Ordre du Temple solaire était la caricature tragique de ces organisations à tiroirs qui comportent divers degrés d’initiation et entretiennent autant de caches secrètes. » Le commandant de police Gilbert Houvenaghel, qui a dirigé l’enquête sur le massacre de membres de l’OTS dans le Vercors, en 1995 (après ceux de Suisse et du Québec), laisse entendre dans son rapport de synthèse que le chef d’orchestre de l’OTS pourrait bien être, non Joseph Di Mambro, mais Raymond Bernard. Ce dernier n’a pas été inculpé. Seul a été jugé un chef d’orchestre ami de Di Mambro, Michel Tabachnik - finalement acquitté au terme d’un procès biseauté.
Le juge d’instruction avait un scénario préétabli : deux assassins (des policiers) auraient tué onze personnes avant de se suicider d’une balle et de s’immoler dans le bûcher collectif. Il a refusé d’explorer d’autres pistes, suggérées par certains parents des victimes. Restent beaucoup de questions sans réponse. Des questions de fait , et surtout de contexte : « Pour qui Di Mambro passait-il les frontières avec d’énormes sommes ? Pourquoi les deux policiers français en poste à Annemasse [les assassins présumés] se sont-ils rendus à deux reprises au ministère de l’Intérieur [dirigé par Charles Pasqua] quelques jours avant le massacre du Vercors ? »
Raymond Bernard fait un lien étonnant entre toutes ces nébuleuses, il est dans presque tous les organigrammes. Il se dit membre de la Grande Loge de France, mais a surtout appartenu à la GLNF-Opéra. Membre de l’AMORC depuis plus d’un demi-siècle, il a été fait commandeur de l’OSMTJ, en 1963. Il a créé l’Ordre Martiniste Traditionnel et l’Ordre Rénové du Temple (l’ORT), à la tête duquel il a propulsé un ancien collaborateur sous Vichy, Julien Origas... Rien de surprenant si vous êtes saturé de sigles et de majuscules : « De telles organisations se plaisent à brouiller les pistes, à changer de nom, à multiplier les cercles intérieurs, accessibles aux hauts initiés. »
Raymond Bernard a influencé ou initié nombre d’Africains, dont « certains sont devenus chefs d’État. Nous sommes restés amis, c’est normal. J’ai été le conseiller de plusieurs d’entre eux. » Omar Bongo et Paul Biya sont des rosicruciens notoires. En 1988, Raymond Bernard fonde le Cercle international de recherches culturelles et scientifiques (Circes). Il a admis que son disciple Paul Biya a versé quelque 40 millions de francs au Circes et lui a alloué, à titre de conseiller personnel, une indemnité de plusieurs millions . Une bonne partie de cet argent venait des recettes pétrolières du Cameroun, allègrement ponctionnées. Comme il se doit en croisade, le moine-soldat vit sur l’habitant.
La stratégie gaulliste pour la France, c’était la bombe tricolore, l’indépendance énergétique, le redressement financier. Sur ces trois axes, les recruteurs élitistes de la franc-maçonnerie française sont parvenus progressivement à verrouiller les états-majors - surtout lorsque le chiraquisme l’a emporté sur le gaullisme. Des positions ont été conquises dans le nucléaire, le pétrole, la banque, par la France en apparence. Mais le drapeau planté sur ces conquêtes est-il bien celui qu’on croit ?
« Les secteurs de l’énergie, du nucléaire et des télécommunications [... sont] des fiefs maçons. » La Cogema, principale entreprise du secteur nucléaire ? « Un fief maçon. » EDF ? « La maçonnerie a, si l’on ose dire, servi de ciment. D’autant plus que de Paul Delouvrier [le premier président] à François Roussely en passant par Marcel Boiteux, Gilles Ménage ou Edmond Alphandéry, tous, à peut-être une exception près, sont maçons. J’ai fini par me faire initier moi-même », déclare un dirigeant de l’entreprise publique. Elf ? Un « fief trois points . » « Parmi les multiples protagonistes mis en cause dans l’affaire Elf, directement ou indirectement, on aurait bien du mal à trouver un profane. L’ex-P-D.G. Loïk Le Floch, peut-être... » Dès lors que tous les acteurs s’entre-protégeaient et s’entre-contrôlaient, l’opinion publique ne savait plus grand-chose de certains choix majeurs opérés dans le cadre de la participation française à la guerre froide, comme la prolifération nucléaire et la néocolonisation de l’Afrique. Comment, dès lors, contester ces choix ?
D’autant que l’intendance suivait : la finance, les médias, la justice. La banque ? « Un monde truffé de maçons », qui dégage des marges de manœuvre considérables :
« L’ardoise héritée du Crédit lyonnais - une quarantaine de milliards [6 milliards d’euros] - ne suffisait pas ? En 1995, le gouvernement Balladur a mis en place un plan de sauvetage qui mérite très peu son nom puisqu’il a surtout contribué à doubler l’addition pour le contribuable. C’est la création du CDR (Consortium de réalisation), une infernale machine à fabriquer des pertes supplémentaires [...], tellement débile que certains financiers s’interrogent : cette gigantesque braderie n’aurait-elle pas été volontairement organisée au profit de quelques-uns ? »
Les premiers grands trous ont été pour une bonne part creusés par des maçons liés au système atlantiste Leir-Auchi-Cedel : Parretti, Fiorini, Maxwell, etc. Derrière le CDR et ses 17 milliards d’euros de pertes, il y a le Tribunal de commerce de Paris, un vaisseau GLNF qui flotte encore et toujours sur un océan d’iniquités.
S’agit-il de financer le développement de l’Afrique ? Voyez l’Agence française de Développement (AFD) ! Mais si cet établissement public est « un fromage (maçon) », comment contredira-t-il le pillage et la corruption systématisés par les frères Présidents, dans une Françafrique presque exclusivement fraternelle ? Il abonde plutôt, avec les brillants résultats que l’on sait.
Côté médias, la GLNF a complété ses bastions dans la presse écrite par une OPA sur TF1. Elle a initié Patrick Le Lay en 1987, dès sa nomination à la tête de la chaîne, et l’a propulsé aussitôt au grade le plus élevé (Très Respectable Frère, 33e grade). De quoi faire s’étrangler tous les tenants d’une patiente élévation humaniste. « Patrick Le Lay, promu au plus haut grade maçonnique, devenait de fait le supérieur de la plupart des cadres de la maison et des autorités de tutelle de l’audiovisuel. » Car la quasi-totalité de l’état-major de TF1 relève désormais de la GLNF. Magnat de l’armement et des commerces en tout genre, le haut gradé de la GLNF Arcadi Gaydamak peut bien être invité pour faire sa pub au journal télévisé. Pas les victimes congolaises ou tchadiennes des frères Sassou Nguesso ou Idriss Déby. Leurs manifestations (nous en étions), n’auront pas davantage d’écho en province : « Bon nombre de directeurs régionaux de France 3 sont aussi des frères trois points. »
Côté justice, le jeu des promotions est l’objet de pressions incroyables, où la solidarité fraternelle, jumelée à une certaine conception de la raison d’État, l’emporte de plus en plus souvent. Les dossiers les plus sensibles ont donc très peu de chances de sortir valides de la course d’obstacles procédurale. Je partage l’indignation conclusive de Ghislaine Ottenheimer et Renaud Lecadre : « Que certains juges d’instruction en viennent à trembler de rage à l’idée de voir leurs dossiers atterrir sur le bureau de magistrats maçons qui torpilleront leur travail, qu’ils en soient réduits à miser sur des femmes en se disant qu’elles ont statistiquement moins de chances d’être initiées, n’est pas admissible. » Ce type de protection explique qu’un personnage central de la vie politique française, épinglé pour un nombre considérable de délits, portant parfois sur des sommes énormes, ait suscité une œuvre juridique unique : une anthologie des vices de formes les plus surréalistes.
Didier Schuller, un autre ténor néogaulliste des financements parallèles, lui aussi poursuivi par le juge Éric Halphen, a longtemps illustré jusqu’à la caricature cette impunité. Aux manettes de l’Office HLM des Hauts-de-Seine, ce flambeur, “Vénérable” de la loge “Silence” (GLNF), s’est enfui en 1995 via Genève et les Bahamas avant qu’un mandat d’arrêt international ne soit décerné contre lui. Il s’est établi à Saint-Domingue, où il a vécu comme un pacha, sans que s’en inquiètent la police et la justice françaises. Son fils Antoine a levé le lièvre . Il a détaillé dans un interview à Laurent Valdiguié, du Parisien , la grande proximité de Didier Schuller avec le consul américain William Kirkman, ancien patron de la CIA pour la zone caraïbe. Pour ses faux papiers et ceux de sa compagne, le fugitif aurait disposé de « tampons officiels belges ».
Toujours selon son fils, Didier Schuller serait devenu « fou de joie » en apprenant la démission du juge Halphen : « On a eu sa peau ! ». C’est donc qu’un collectif chassait le juge ? Fin 1994, Schuller avait utilisé le beau-père de ce dernier, Jean-Pierre Maréchal (GLNF), pour tenter de compromettre le gendre, ce qui fit grand scandale. « Les enquêteurs de l’affaire Schuller-Maréchal ont acquis une certitude : [...] un réseau de policiers et d’avocats francs-maçons s’est discrètement activé à l’époque. D’abord pour déstabiliser le juge, qui menaçait à la fois le RPR et des entreprises du BTP, puis pour exfiltrer Didier Schuller [...]. Schuller aurait été aidé par ce mystérieux réseau tout au long de sa cavale. »
Il a dit à son fils Antoine, dans une conversation téléphonique enregistrée : « Je suis quand même quelqu’un de relativement proche du mec qui dirige un petit pays qui s’appelle la France ». Didier Schuller a eu pour défenseur l’avocat élyséen Francis Szpiner. Il a finalement préféré rentrer en France, non sans avoir situé sa position hiérarchique : « Quand un avion a un problème, on met en cause la compagnie, parfois le pilote ; mais il est quand même très rare qu’on s’en prenne au chef de cabine. Moi, dans l’affaire des HLM des Hauts-de-Seine, j’étais le chef de cabine. » Qui était le pilote ? Quelle était la « compagnie » ?
Les frères invisibles s’achèvent sur une vraie question : « Un siècle après avoir rompu le cordon ombilical avec l’Église catholique, la France peut-elle s’épargner la séparation de la maçonnerie et de l’État ? » Je suis de ceux qui considèrent que dans la relation entre franc-maçonnerie et démocratie, il y a eu souvent le meilleur. Or, l’adage demeure : corruptio optimi pessima, la corruption du meilleur est la pire. Le problème de la relation entre la quête maçonnique et celle du pouvoir (sans parler de l’argent), entre le secret initiatique et la raison d’État, a atteint un seuil critique. Il requiert une nouvelle déontologie. Après l’aventure factieuse et mafieuse de la Loge P2 en Italie, on voudrait entendre les maçons authentiques s’exclamer : « Plus jamais ça ! », et prendre les moyens de se prémunir contre de telles dérives. On en est encore assez loin.
« Pour en finir avec ces pratiques et mettre les instances dirigeantes au pied du mur, des frères ont créé un site Internet, www.chez.com/hiram. [...] Son initiateur, Alain Perrochon, [a été] exclu de la GLF pour avoir mis en cause Philippe Massoni, préfet de police de Paris, frère du 33e degré » (Souverain Grand Inspecteur général). À l’automne 2001, Jacques Chirac a appelé le frère Massoni à l’Élysée pour préparer sa réélection. Encore préfet de police en février, le même avait tenté d’empêcher la manifestation de protestation contre le procès pour offense à chefs d’État intenté contre Noir silence par les frères Sassou Nguesso, Déby et Bongo.
Parlant des liens de Jacques Chirac avec la franc-maçonnerie, un de ses conseillers maçons se fait allusif : « Il les comprend. C’est pour lui un courant de relations, intermittent mais réel. Il s’en inspire, il les inspire. » Prépare-t-il le terrain d’un “outing” imminent ?
Jacques Chirac a pu avoir d’abord une attirance désintéressée pour la franc-maçonnerie. À quinze ans, il s’intéresse au sanskrit. Il demande à un polyglotte septuagénaire, un “Russe blanc” d’origine lithuanienne, de le lui enseigner. C’est un échec, mais “Monsieur Delanovitch” devient un ami de la famille Chirac, chez laquelle il vient habiter, devenant une sorte « de précepteur, de complice, de père spirituel. [...] De tous les gourous qui ont traversé sa vie, celui-là reste, en fait, inégalé. » Il initie le lycéen à la littérature russe, la civilisation perse, l’art chinois, etc. Il lui fait faire le tour des musées. Jacques Chirac « s’intéresse aux sciences occultes. » Bref, à l’ésotérisme.
En 1977, il conquiert la capitale : « Sur 29 adjoints à la mairie de Paris, une bonne vingtaine étaient maçons », affirme un ancien conseiller de la capitale. Yves Trestournel témoigne de la belle générosité du maire envers la GLNF (avec le patrimoine municipal, tout de même) :
« Quand notre obédience a dû envisager la construction d’un nouveau temple pour remplacer celui, devenu trop exigu, du boulevard Bineau, nous sommes allés voir Jacques Chirac. [...] Il s’est montré bienveillant à notre égard. La mairie de Paris nous a vendu à moitié prix un terrain de 8 500 mètres carrés rue Christine-de-Pisan ! Ensuite, nous avons rencontré les dirigeants de la Caisse des dépôts et Consignations [...]. Eux se sont engagés à devenir nos locataires. Ils nous ont signé un bail de 30 années, qu’ils nous ont payées immédiatement, pour 4 200 mètres carrés de bureaux. Financer la construction du nouveau temple parisien de la GLNF sur les 4 200 mètres carrés restants devenait dans ces conditions un jeu d’enfant. »
De 1982 à 1993, les plus riches heures des mandats municipaux de Jacques Chirac sont orchestrées par son chef puis directeur de cabinet, Michel Roussin. C’est lui que les juges du pôle financier situent au centre de la répartition des marchés publics de Paris et sa région. À propos de l’affaire de la rénovation des lycées d’Île-de-France, des magistrats parlent du « casse du siècle ». Michel Roussin est-il franc-maçon ? « Tout le monde croit qu’il l’est, et Michel Roussin dit qu’il laisse dire . “C’est comme si”, sourit un membre de la GLNF. “À son niveau, il n’en a pas besoin”, précise un autre », suggérant une sorte de méta-appartenance non repérable, mais ô combien efficace. Si Michel Roussin « n’a pas besoin » de manifester cette appartenance, Jacques Chirac encore moins. Il sait aussi que cela peut le desservir. Comme pour l’argent, la Suisse a pu être un détour élégant et discret.