Survie

Du rapport Tavernier au discours de la "réforme"

Publié le 1er mars 1999

Officialisée le 4 février 1998 après beaucoup de tergiversations, la réforme de la Coopération (ou de l’Aide publique au développement, APD) est apparue comme un compromis par le bas. Une seule mutation significative : la disparition officielle du ministère de la Coopération - héritier du ministère des Colonies, puis de l’Outre-mer.

Comme annoncé, son personnel et ses structures intègrent, de manière irréversible, le ministère des Affaires étrangères, ils fusionnent avec les directions du Quai chargées de la coopération avec les pays "hors champ". L’organigramme est rénové et les personnels redéployés. Mais cette restructuration-là ne concerne qu’un quart de l’APD. Un autre pan important du dispositif, la Caisse française de développement, change de locaux et de nom (devenant Agence française de développement, AFD). Non de logique fonctionnelle.

Une vraie réforme supposait de s’attaquer aux déficits majeurs de l’ancien système de coopération :

  • manque d’une stratégie mobilisatrice, autour d’objectifs largement acceptés ;
  • pluralité et discordance des centres de décision, officiels ou officieux ;
  • médiocres résultats, en termes de développement humain durable et d’État de droit, dans les pays privilégiés par l’aide française ;
  • faiblesse insigne de l’évaluation.

Une volonté politique claire, relayée par des acteurs motivés, aurait pu partiellement compenser la timidité des changements structurels. Mais, en ce domaine sensible de la cohabitation, atermoiements et non-décisions se sont enchaînés : on a reconduit le directeur de l’AFD, par exemple ; on s’est ingénié à ne pas réagir aux dérives des régimes tchadien ou brazzavillois, aux escroqueries électorales du Togo, de la Guinée ou du Gabon. Il a fallu un an après l’annonce de la réforme pour que se tienne enfin, le 28 janvier 1999, la première réunion du nouveau Comité interministériel de la coopération internationale et du développement (CICID) - plusieurs fois reportée.

À l’issue de ce Comité, l’allocution du Premier ministre Lionel Jospin autorise un pronostic : celui de l’escamotage, de l’esquive des vrais choix, traduisant probablement " la crise, puis la fin du paradigme de l’aide publique au développement ".

Au terme de son discours, Lionel Jospin renvoie aux conclusions d’un rapport élaboré, à sa demande, par le député socialiste Yves Tavernier : La coopération française au développement - bilatérale et multilatérale. Bilan, analyses, perspectives (décembre 1998). Or l’étude attentive de ce rapport, remarquable à bien des égards, a de quoi désespérer ceux qui, à ce sujet, attendaient encore un sursaut politique.

Une pensée autorisée

En juin 1998, Yves Tavernier a reçu du Premier ministre une vaste mission : procéder à un bilan global de l’APD française, tant multilatérale que bilatérale, analyser son " efficacité ", proposer des perspectives, bref éclairer une "réforme" réduite jusqu’alors, apparemment, à un lifting institutionnel. On a donné au député les moyens de sa mission : fonctionnaires détachés, déplacements en Afrique, Amérique et Asie, rencontres avec tous les hauts responsables français de l’APD et leurs principaux correspondants des institutions multilatérales, examen des systèmes de coopération allemand, britannique et américain. C’est dire que Matignon souhaitait un travail sérieux, "responsable".

Yves Tavernier a bien compris le message. Son rapport, paru six mois plus tard, a toutes les caractéristiques d’un texte officieux. Très documenté, couvrant tous les domaines de l’APD, il apparaîtra dans la longue série des rapports sur la coopération comme un travail de référence, ce que l’on peut écrire de plus "sensé" - si l’on prolonge une certaine logique.

Et l’on y reste forcément quand, sur environ 170 personnes consultées, la quasi totalité sont des dispensateurs ou des relais de l’"aide" : aucune ne représente les "bénéficiaires" potentiels, ceux dont, théoriquement, la pauvreté devrait se trouver allégée. De même, Yves Tavernier n’a rencontré aucun représentant des citoyens français mobilisés dans les Organisations de solidarité internationale (OSI, ou ONG). Ni aucun des universitaires et experts qui, depuis des années, scrutent en profondeur les fonctionnements de l’APD. La société civile n’existerait-elle pas en France ? Ou craindrait-on qu’elle pose des questions ? Si la "coopération" reste une affaire d’État, inaccessible aux citoyens, comment le rapporteur peut-il déplorer le manque de motivation de l’opinion en faveur de l’APD ?

Si l’aide au développement reste une affaire de technocrates, imperméable aux travaux des chercheurs et à la critique scientifique, comment peut-il se plaindre de l’insuffisant rayonnement de la pensée française en la matière ?

Manque de stratégie mobilisatrice - ou stratégie débilitante

Aussi bien la Banque mondiale que le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) reconnaissent que le maintien dans la grande pauvreté, voire l’enfoncement dans la misère d’une partie importante de l’humanité - plus d’un milliard d’êtres humains - sont à la fois inacceptables et "ingérables".

Depuis quatre décennies, les porte-parole des différents groupes parlementaires annoncent leur soutien au budget de la Coopération, presque toujours unanime, en invoquant le devoir de solidarité, la nécessité de réduire des inégalités trop criantes, le refus des conditions inhumaines (faim, maladies curables, habitat insalubre, exclusion du savoir) subies par trop de nos semblables. Ils s’expriment ainsi parce que ces valeurs demeurent partagées par plus des trois-quarts des électeurs. Les sondages le confirment, bon an mal an - même si les sondés cachent de moins en moins leurs doutes sur le bon usage de l’APD.

Il serait donc possible de remobiliser notre pays sur un programme ambitieux de solidarité internationale - de " lutte contre la pauvreté " pour employer le langage des organisations multilatérales, qui font désormais de cet objectif la référence ultime de leur action , et s’obligent à des évaluations de moins en moins complaisantes.

Il est plutôt paradoxal qu’au même moment, dans un discours aussi important que celui du 28 janvier 1999, un Premier ministre socialiste évite soigneusement un tel mot d’ordre, ou son équivalent : il n’est pas question de lutter contre la pauvreté ou les inégalités, de refuser la misère ou la faim, mais seulement de prolonger " une des grandes traditions françaises ", " l’aide au développement " - dont justement la rhétorique traditionnelle tourne à vide. Le propos, aseptisé, gomme toute allusion aux enjeux de la justice internationale, comme s’ils étaient hors de saison . Lionel Jospin préfère s’attarder sur un objectif mercantiliste : accroître la part de marché de la France dans " la formation des élites des pays étrangers ".

Le député socialiste Yves Tavernier, lui, assume encore plus clairement l’esprit de la "réforme" : " soutenir les entreprises françaises, projet par projet ", " permettre aux entreprises de se placer suffisamment en amont des projets et de bénéficier d’un avantage d’antériorité lors de l’octroi des financements " (p. 22) ; s’intéresser au " taux de retour commercial ", et abandonner, par exemple, l’appui aux initiatives productives de base (AIPB) en raison de " la faiblesse des retours " (p. 75).

De même, l’objectif premier des contributions françaises aux institutions de l’aide multilatérale est d’y " bénéficier d’un effet de levier " pour nos entreprises (p. 23), d’y accroître notre " influence " pour permettre, par exemple, le renflouement d’un État client, la Côte d’Ivoire, outrageusement surendettée par quatre décennies de gabegie franco-ivoirienne . L’objectif central de notre coopération culturelle n’est pas la lutte contre l’insuffisance ou la dégradation des systèmes d’éducation primaire, c’est " l’universalité de la présence de nos idées, de nos arts et de nos convictions. [...] L’axe central de ce réseau de relations est normalement la francophonie ". (p. 20).

Non qu’il soit interdit de défendre nos intérêts : mais on fait alors de la politique étrangère, pas de l’aide au développement - dont la signification même suppose que l’on prenne d’abord en considération le renforcement du partenaire, pour tirer ensuite les bénéfices d’une relation plus juste. En ramenant l’APD à une sorte d’égoïsme national, Yves Tavernier se coule dans un certain air du temps. Il n’est pas sûr qu’il défende les véritables intérêts de la France.

De même, l’Observatoire estime que toute coopération véritable s’appuie, en profondeur, sur une relation d’échange - voire de " co-civilisation ". Si, comme le décrit Yves Tavernier, les quelque 3 000 coopérants techniques ne sont que des " équipes d’"intérimaires du développement" " (p. 16), ils risquent de ne pas développer grand chose. Et ils ne seront certainement pas de " bons vecteurs de notre conception de la société et du développement " (p. 16) s’ils se montrent trop certains de la supériorité de cette conception. D’autant qu’un abîme s’est souvent creusé entre la conception et la mise en œuvre, en Afrique par exemple. Est-il vraiment approprié, pour promouvoir l’esprit de la coopération, d’utiliser le langage du marketing ?

Certains attendaient un peu plus de clarté de la distinction entre deux sortes de pays bénéficiaires : les pays de la ZSP (Zone de solidarité prioritaire), et les pays émergents. Avec les seconds, c’est clair, on vise essentiellement à placer l’offre française : l’on fait du commerce sous la bannière APD. Avec les premiers, on devrait faire du développement - là où c’est prioritaire, c’est-à-dire là où le besoin est le plus vif. Comme les moyens de l’APD effectivement déboursée sont en chute libre (voir ci-après), une stratégie efficace exigerait une sélection drastique. C’est tout le contraire qui se passe, pour ne froisser personne : ni en France, ni en Afrique, ni en francophonie. Ainsi, selon Lionel Jospin, relèvent de la logique ZSP " l’essentiel de l’Afrique, la péninsule indochinoise, le Maghreb [....], le Liban et la Palestine ". On y rajoutera Haïti. Que reste-t-il en dehors ? La Chine, le Brésil,... En ZSP, on n’aura donc ni les moyens d’une stratégie, ni la stratégie de nos moyens. À moins que cette stratégie se réduise définitivement à un saupoudrage, à la tête du client et au gré des visites présidentielles.

Le comble est atteint avec l’inscription du Gabon dans la ZSP. Le Gabon ne manque ni de ressources humaines, ni de revenus pour les payer : il souffre d’un régime qui dilapide ses richesses depuis plus d’un tiers de siècle, au grand bénéfice du président gabonais, d’Elf et d’une partie de la classe politique française. Tandis que le taux de couverture vaccinale y est l’un des plus faibles du monde. Un enfant sur sept meurt avant l’âge de cinq ans. Le Gabon aurait donc besoin d’un autre gouvernement.

Or, quand les électeurs gabonais votent pour le changement, la coopération électorale française (certes non officielle), largement rodée au fil des scrutins (Cameroun, Tchad, Togo, etc.), inverse le sens de leurs bulletins. Elle reconduit le régime qui les pille. On ne peut plus faire croire aux Gabonais qu’ils bénéficient de notre solidarité. Continuer après cela de leur faire l’aumône de notre aide, fût-elle plus copieuse que l’aide aux Nigériens ou aux Maliens, accrédite l’idée radicale selon laquelle l’APD adressée aux pays producteurs de matières premières n’a en réalité qu’un objectif : lubrifier l’extorsion de la rente. Et qu’en réalité l’aide publique au développement fonctionnerait trop souvent comme une aide secrète au contre-développement.

Tel est le sens du débat actuel autour de l’extraction du pétrole tchadien . Comme la Banque mondiale l’a démontré dans un récent rapport, l’aide contribue puissamment à réduire la pauvreté dans les pays bien gouvernés. Elle fait empirer la situation dans les pays assujettis à des dictatures prédatrices, en accroissant leurs moyens d’oppression. S’il en est ainsi, le plus sûr moyen d’aider ces pays est de ne pas verser d’argent à leurs gouvernements. Mais il faudrait alors singulièrement élaguer la ZSP. Ce dont le gouvernement de cohabitation ne se sent pas le cœur.

Pluralité des centres de décision

Selon le rapport Tavernier, la réforme du 4 février 1998 " a l’immense mérite de faire reposer la responsabilité de la politique d’Aide au Développement sur deux pôles, celui des Affaires étrangères [...] et celui de l’Économie et des Finances. [...].

Dans deux des trois pays partenaires où la mission s’est rendue [en Allemagne et en Grande-Bretagne], la coopération relevait d’un seul Ministère, distinct du Ministère des Affaires étrangères et de celui des Finances, ce qui donne au pouvoir exécutif les moyens d’un dialogue clair avec le Parlement. [...]

[Dans] notre dispositif, [...] le Parlement n’est pas associé. [...] Il vote de manière dispersée les crédits. [...] Chaque intervenant sur place reflète les orientations reçues de l’autorité parisienne dont il dépend. [...] La France ne définit pas explicitement les priorités de son aide à un pays donné. [...] L’approche stratégique semble absente " (p. 43-47).

C’est le rapporteur lui-même qui souligne cette série d’invalidités. Elles sont soigneusement entretenues par un système où la pluralité des leviers de commande protège l’irresponsabilité. Elles ne sont pas près de s’arranger, puisque la réforme de 1998 a eu " l’immense mérite " de ne pas choisir un pilote : elle en maintient deux, sans compter l’Élysée, ni les autre ministères - dont celui de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie. Le Quai d’Orsay et Bercy n’ont jamais su travailler ensemble. Les Trésoriens continuent de gouverner la majeure partie de l’APD, directement ou via l’AFD . Ils n’ont évidemment aucune idée ni expérience de la lutte contre la pauvreté .

L’Allemagne et la Grande-Bretagne annoncent une stratégie et en débattent longuement avec leurs Parlements. Ils peuvent en parler au sein de l’Union européenne. La France préfère s’en tenir au schéma des tribus gauloises (les " autorités parisiennes "), ce qui permet à la cellule élyséenne et aux réseaux de tirer les marrons du feu. Plus le pilotage de l’APD reste anarchique, plus les adeptes de son utilisation détournée gardent le champ libre. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que " nous prenions du retard en matière de capitalisation des expériences et de mise à jour des outils d’aide à la décision ". (p. 33).

Certes, la réforme a institué le Comité interministériel pour la Coopération internationale au développement (CICID). Mais Yves Tavernier est bien obligé de se demander par quel miracle le CICID pourrait obtenir des résultats " différents de ceux de son immédiat prédécesseur : en 1995, avait été instauré un CIAD (Comité interministériel d’aide au développement) qui n’a eu qu’une brève existence et une activité assez réduite " (p. 84). Le rapporteur en appelle à " l’autorité du Premier ministre ". Si l’on mesure la détermination de ce dernier à la façon dont il a arrêté les limites de la ZSP, on peut rester assez dubitatif.

Quant au Haut conseil de la coopération internationale, censé associer les représentants de la société civile à la mise en oeuvre de la coopération réformée, il est piquant de constater que sa longue gestation (plus d’un an) s’est opérée très loin des forums de ladite société civile - la concertation, s’il y en eut, étant réservée à quelques initiés.

Médiocres résultats, et absence d’évaluation

À travers la succession annuelle des Rapport mondial sur le développement humain, depuis 1991, une exceptionnelle équipe de spécialistes du monde entier a élaboré pour le PNUD une somme considérable d’outils de mesure et d’évaluation sur l’"efficacité" des politiques de développement. La démarche met en avant - ce qui peut paraître banal, mais ne l’est pas tellement - le " développement humain ", c’est-à-dire l’augmentation du potentiel, des opportunités et du bien-être de tous les êtres humains avant toute autre appréciation quantitative (de PIB, notamment).

Ce "développement au service de l’homme" (plutôt que l’inverse) s’apprécie au travers de très nombreux indicateurs, y compris sociaux et politiques. Il fallait les résumer en un indicateur synthétique, dont l’évolution reflète au mieux le vécu des gens : le PNUD a bâti et affiné l’IDH, Indicateur de développement humain, qui tient compte du franchissement du seuil de pauvreté, de la santé et du niveau d’éducation d’une population. Pour corriger l’effet trompeur des moyennes, le PNUD complète l’IDH par une série d’autres indices mesurant les inégalités de situation entre sexes, régions, catégories sociales, etc. S’y ajoutent d’autres instruments, comme un indicateur de pauvreté.

Il n’est pas possible de rendre compte ici d’un travail statistique à la fois énorme et subtil. Ce qui est sûr, c’est que l’IDH donne une bien meilleure idée de l’accès au bien-être de l’ensemble d’une population que le revenu moyen. Et que le classement des pays par l’IDH, leurs avancées ou reculs à cet égard, sanctionnent impitoyablement l’effet réel des politiques mises en œuvre. On s’aperçoit que des progrès importants sont possibles, pas forcément très coûteux, à condition de mettre en œuvre telle politique plutôt que telle autre, d’orienter les flux financiers vers les " priorités du développement humain ", et d’accroître la participation des intéressés à la solution de leurs problèmes. Des évidences qui restent révolutionnaires. Même le PNUD, initiateur de ces travaux, voit ainsi ses propres méthodes profondément remises en cause... .

Pour la coopération française, le verdict est désastreux. Après quatre décennies d’une "aide" soutenue, souvent beaucoup plus importante qu’ailleurs, les principaux pays bénéficiaires de l’APD française se traînent à la fin du classement de l’IDH. Ils reculent très sensiblement par rapport à l’habituel classement selon le revenu moyen. Ce qui révèle un très mauvais usage des ressources. Et de l’aide : 4 % seulement de l’APD française va aux priorités du développement humain... Le président gabonais Omar Bongo, dont l’IDH mesure la gestion ruineuse, déteste cet indice - également fort mal vu à l’Élysée et Bercy. En 1995, dans son discours d’ouverture au Sommet francophone de Cotonou, il a suggéré que la Francophonie fabrique son propre indice du développement... .

Quand on a de tels résultats, on n’est pas pressé de les évaluer. Yves Tavernier constate l’important retard de la France en la matière. Bercy, de son côté, est très en avance dans la mesure des " taux de retour " de l’aide en termes de commandes aux entreprises françaises.

Chute libre et rattrapage

Aussi peu et mal défendue, l’APD fond à vue d’œil. Si l’on en déduit l’aide aux départements et territoires français d’Outre-mer (DOM-TOM), qui n’a rien à voir avec la solidarité internationale, le total officiel passe de 42 milliards de FF en 1994 à moins de 30 en 1998, soit de 0,57 à 0,41 % du PIB.

Si l’on ôte encore les coûts administratifs et l’argent du " traitement de la dette " (4 250 millions en 1998) - simple jeu d’écritures entre institutions financières parisiennes -, l’argent frais destiné en principe aux pays du Sud tombe à 25 milliards, dont 9 milliards d’aide multilatérale. Ainsi, l’APD bilatérale nette est en chute libre : de 24 milliards en 1994 à 16 en 1998.

L’affectation de ces fonds, détaillée par Yves Tavernier, montre des objectifs fort disparates, et confirme l’incapacité à concevoir un vrai projet de solidarité internationale - de générosité à bénéfices différés. On y insiste sur la promotion des entreprises et de l’audiovisuel français, on cherche à développer l’influence française à Bruxelles et à New York, à accroître le prestige de la francophonie. On compte même en APD, dans les pays du "pré carré", le coût de la scolarisation des élèves français...

Et si, avalisant l’absence d’" approche stratégique ", le rapport Tavernier n’était que l’habillage d’un message subliminal : l’acte de décès d’un projet trop galvaudé, la "coopération" ?

Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que s’accroisse la part relative de l’aide multilatérale. D’une part, la France reste taxée à proportion de sa richesse par les institutions internationales. D’autre part, elle en rajoute parfois (accords de Lomé, contributions volontaires au groupe Banque mondiale) quand elle considère que tel ou tel fonds d’action multilatérale joue, à son profit, un rôle de levier ou de démultiplicateur, géopolitiques ou économiques.

Poussant cette logique jusqu’au bout, Yves Tavernier émet, et souligne, la proposition suivante : " La mise en œuvre de l’aide communautaire [européenne] devrait être déléguée aux opérateurs de celui des États Membres dont l’aide au pays bénéficiaire est la plus importante " (p. 87). Une proposition reprise dans les documents distribués lors de la conférence de presse de Lionel Jospin, le 28 janvier 1999.

Le désenchantement n’est pas incompatible avec le sens des affaires. Puisqu’on ne peut (ou ne veut) plus mettre au pot de l’aide bilatérale, ne pourrait-on récupérer les meilleurs morceaux de l’aide multilatérale ? Au nom du principe de la subsidiarité, la France récupérerait ainsi, dans le "pré-carré" francophone, la gestion des contributions allemande, néerlandaise, britannique ou nordiques à l’APD communautaire.

Les Bédié, Biya, Bolloré, Bongo, Bouygues, Eyadéma et consorts apprécieront. Mais les autres États membres de l’Union européenne feront-ils confiance à un pays, la France, qui, de l’aveu même d’un rapporteur officieux, n’a en la matière ni stratégie présentable, ni pilotage cohérent, ni évaluation fiable ?

L’Europe ne pourra se dispenser de définir, vis-à-vis de l’Afrique, une politique qui favorise les difficiles transitions de ce continent. Elle aura du mal à le faire si la France s’enfonce, à cet égard, dans des choix régressifs. Le problème, c’est que la réforme de la Coopération française a partie liée avec une profonde révision de la politique franco-africaine. Jadis très critique à l’égard de cette dernière, Lionel Jospin s’est trouvé, dès son accès à Matignon, coincé dans le triangle conservateur des "trois E" : l’Élysée, Elf et l’État-major. Il a calculé que s’en affranchir supposait d’investir une énergie politique disproportionnée, alors que d’autres chantiers seraient prioritaires aux yeux des Français. Ce calcul a sa logique.

On peut aussi se demander si l’actuelle dégradation des relations franco-africaines, et euro-africaines, n’aura pas des conséquences irréversibles, ou excessivement coûteuses.

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