Survie

Makaila et les autres victimes d’Idriss Déby et des compromissions franco-tchadiennes

Publié le 22 mai 2013 - Fabrice Tarrit

Le Tchad a connu début mai une vague d’arrestation d’opposants accusés de fomenter un complot contre Idriss Déby. Le blogueur Makaila Nguebla a quant à lui été contraint, sous pressions tchadiennes, à quitter le Sénégal, où il était exilé. Pendant ce temps, les relations avec Paris sont au beau fixe. Nul ne saurait ternir la belle image d’un Tchad accouru aux côtés des Français pour « sauver le Mali ».

Au téléphone, la voix de Makaila Nguebla est toujours aussi enthousiaste et déterminée. On a du mal à croire que ce jeune blogeur tchadien vient tout juste d’être expulsé du Sénégal, où il vivait depuis 2005 en exil (mais sans statut de réfugié), vers la Guinée Conakry, pays qu’il ne connaît pas. Il témoigne sa reconnaissance envers ceux qui le soutiennent dans son combat (ils ont été nombreux, au Sénégal et en Europe, parmi eux RSF, Amnesty, la RADDHO, etc.) et évoque ses tentatives en cours pour trouver un nouveau pays où s’installer, où il sera plus en sécurité qu’en Guinée. Sa situation plus qu’inconfortable, il la doit au zèle des autorités sénégalaises, sans doute pressées de céder aux injonctions du Ministre tchadien de la Justice, Jean-Bernard Padaré, en visite à Dakar quelques jours auparavant pour parler « coopération judiciaire » entre les deux pays, sur fond d’affaire Hissène Habré. Et bien sûr au régime répressif tchadien et à sa capacité de traquer ses opposants bien au delà de ses propres frontières, en utilisant au besoin des moyens sophistiqués de contrôle des télécommunications. Le 7 mai, Makaila était arrêté et interrogé par la Direction de la Surveillance du Territoire (DST) sénégalaise. Le lendemain soir, il se trouvait déjà dans un avion en partance pour Conakry.

Le « crime » qui a valu son expulsion à Makaila ? Avoir supposément incité les jeunes (et les moins jeunes) tchadiens à renverser le régime. Fin mars, ce blogueur connu au Tchad pour son engagement et sa capacité à dévoiler des scandales sur la corruption et la répression au Tchad se trouvait au Forum Social Mondial de Tunis où il a pris l’initiative d’organiser une conférence de presse sur la situation au Tchad à laquelle il a invité un représentant de Survie à s’exprimer. Ce débat, réunissant une trentaine de personnes, a permis à des militants de plusieurs pays, dont la Tunisie, de connaître l’état de la répression au Tchad, la nature du soutien français apporté au régime de Déby depuis son arrivée au pouvoir par un putsch en décembre 1990, d’échanger sur les expériences de résistance à l’oppression, de mobilisation de la société civile. Les interventions et témoignages, filmés sur des téléphones portables étaient diffusées le soir même sur le blog de Makaila et relayées sur les réseaux sociaux. Dés le lendemain, il recevait des appels enthousiastes en provenance du Tchad ou du Cameroun voisin, où se déplacent parfois des militants tchadiens afin de contourner la surveillance des communications. Deux jours plus tard, les images de Makaila à la manifestation de clôture du FSM, derrière une banderole affichant « Au Tchad, le terroriste c’est Idriss Déby » étaient à leur tour relayées sur la toile. Pas de quoi menacer réellement le régime solidement installé à plus de 2000 km de là, on le voit. Et pourtant.

Outre ses activités à Tunis, la DST sénégalaise, documents à l’appui, a reproché à Makaila ses contacts avec des journalistes et blogueurs actuellement emprisonnés au Tchad, Eric Topona et Moussaye Avenir de la Tchiré, arrêtés le 6 mai et Jean Laokolé, détenu depuis le 23 mars. Makaila et ses confrères sont les cibles d’une vaste chasse aux sorcières lancée par la dictature qui a pris de l’ampleur avec le dévoilement début mai par le régime d’une supposée tentative de déstabilisation qui s’est soldée par l’arrestation d’une dizaine de personnalités politiques et militaires, dont certaines ont été détenues sans éléments probants par les Renseignements généraux tchadiens, dans des conditions qui ont suscité la colère de leurs avocats. Le député d’opposition Gali Gatta NGothé figure parmi les inculpés, lui qui il y a un an avait échappé à un complot du régime contre sa personne lui ayant valu une période de détention pour « délit de braconnage ».

Indéniablement, Déby, que le soutien aux troupes françaises au Mali vient de draper d’une nouvelle aura internationale utilisée pour asseoir encore davantage son pouvoir, veut écraser définitivement toute velléité de contestation interne et externe. Soutenu par les Organisations africaines (Union Africaine, Cedeao) reconnaissantes à son égard d’avoir « sauvé l’honneur » des troupes africaines au champ de bataille, intégré à la MISMA onusienne au Mali et pressenti pour y diriger la future force de maintien de la paix, la MISNUMA, avec le soutien appuyé du Ministre français de la Défense, le régime Déby se croit intouchables et se montrent impitoyables envers ceux qui égratignent ce vernis d’honorabilité. Ses opposants, nombreux au sein de la société civile, du monde syndical, de la classe politique, subissent les uns après les autres arrestations arbitraires, menaces, accusations fantaisistes, quand ce ne sont pas des violences et tortures, qui ont conduit par le passé un grand nombre d’opposants à la mort, à l’exemple d’Ibni Oumar Mahamat Saleh, « disparu » en février 2008. C’est dans ce contexte extrêmement tendu au Tchad que plusieurs médias français ont relayé le projet des autorités françaises de faire défiler les troupes tchadiennes le 14 juillet, sur les Champs Elysées. On pensait pourtant avoir touché le fond en matière de compromission française avec Déby lors de l’accueil de ce dernier à l’Elysée en décembre 2012, de l’incorporation des troupes supplétives tchadiennes par la France pour « défendre les droits de l’Homme au Mali », ou de l’hommage rendu par de nombreux députés français aux soldats tchadiens et au dispositif Épervier à la tribune du Parlement le mois dernier. Mais c’est donc en plein Paris, s’il obtient de pouvoir s’y rendre et de s’y voir reconnaître le statut de réfugié, que Makaila Nguebla, qui n’a pas pu fouler le sol tchadien depuis de nombreuses années, apercevra peut être à nouveau, portés par les applaudissements des officiels français, les soldats d’un régime sanguinaire qui l’a contraint à l’exil.

En Françafrique, sous François Hollande comme chez ses prédécesseurs, tant que le cynisme continuera à dicter les relations diplomatiques et tant que Makaila et les autres résistants à l’arbitraire continueront à subir cette triste politique, le pire restera malheureusement toujours à redouter.

Fabrice TARRIT - Président de l’Association Survie -

Survie au FSM de Tunis avec des militants tchadiens
Photo par JuMo Photos
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