Vendredi 3 juillet 2020, la cour d’appel de Paris a rendu sa décision concernant l’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président Habyarimana, qui donna le signal de déclenchement du génocide contre les Tutsis. Le 21 décembre 2018, les juges d’instruction ont rendu une ordonnance de non lieu qui exonère, faute de charges suffisantes, le Front Patriotique Rwandais (FPR) de Paul Kagame. Les parties civiles, dont la veuve du président Habyarimana, ont contesté ce non lieu en appel, et c’est ce que la cour d’appel a confirmé. Or la piste d’un crime commis par les extrémistes hutus, aidés éventuellement par des Français, n’a jamais été sérieusement envisagée.
Version mise à jour le 3 juillet, d’un article paru dans Billets d’Afrique en janvier 2019.
Extrait de notre Dossier noir sur l’Etat français et le génocide des Tutsis au Rwanda
Pour plus d’informations sur l’attentat du 6 avril 1994, nous vous invitons à consulter ce large extrait de "L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda", de Raphaël Doridant et François Graner (Agone/Survie, 2020).
Les juges d’instruction Jean-Marc Herbaut et Nathalie Poux, en charge du dossier au pôle anti-terroriste du tribunal de Paris, ont rendu, le 21 décembre 2018, une ordonnance de non-lieu dans l’enquête sur l’attentat qui a coûté la vie au président Habyarimana et à l’équipage français de son avion. Neuf Rwandais étaient visés par la justice française. Le parquet avait requis le non-lieu le 10 octobre précédent, un réquisitoire tombant deux jours avant l’élection à la tête de l’Organisation internationale de la francophonie de Louise Mushikiwabo, jusque-là ministre rwandaise des affaires étrangères. Était-ce un signe de la volonté du président Macron de rétablir de bonnes relations avec le Rwanda ?
Ouverte en 1998, l’instruction, confiée au juge Jean-Louis Bruguière, se focalise pendant dix ans sur la piste d’un attentat commis par un commando du FPR depuis la colline de Masaka, à Kigali. Le magistrat se fonde sur les témoignages d’anciens membres du FPR. Il affirme qu’il a identifié les deux missiles ayant servi à abattre l’avion présidentiel, que les troupes du FPR se seraient mises en mouvement le 6 avril 1994 immédiatement après l’attentat, et qu’un message radio du FPR se félicitant de la réussite du commando a été intercepté. En novembre 2006, au terme de son « enquête », et sans jamais s’être rendu sur place, Bruguière lance, avec l’aval du gouvernement de Dominique de Villepin, des mandats d’arrêt internationaux contre neuf Rwandais proches du président Kagame. Ce dernier, considéré par le juge comme commanditaire de l’attentat, ne peut être inquiété du fait de son immunité de chef d’État. Le Rwanda rompt ses relations diplomatiques avec la France.
L’attribution de l’attentat au FPR par la justice française est pain béni pour ceux qui nient le génocide ou tentent de masquer le rôle de l’État français. L’enquête Bruguière fuite dans la presse entre 2000 et 2006. Une véritable offensive médiatique se déploie, menée par des journalistes (Pierre Péan, Stephen Smith, Charles Onana) ou des universitaires (Filip Reyntjens, Claudine Vidal, André Guichaoua). Ceux-ci diffusent un discours fallacieux affirmant que le FPR aurait déclenché l’extermination des Tutsis en toute connaissance de cause en assassinant Habyarimana, afin de conquérir le pouvoir au Rwanda quel qu’en soit le prix. Ce discours tente ainsi de faire porter au FPR une responsabilité dans le génocide des Tutsis.
Cependant, dès 2006, il est clair que le travail de Bruguière ne repose sur rien de sérieux. La possibilité que les missiles présentés par le juge soient l’arme du crime avait déjà été réfutée auparavant en 1998 par les députés de la Mission d’information parlementaire, que de hauts responsables politiques et militaires avaient à l’époque essayé de convaincre de la culpabilité du FPR. Les députés avaient aussi établi, à l’aide de documents militaires français, que l’offensive du FPR avait commencé le 10 avril, et non le 6. Autre coup dur pour le juge : son principal témoin, Abdul Ruzibiza, qui disait avoir assisté au départ des tirs, se rétracte. Lorsque Bruguière quitte la magistrature en 2007, ses conclusions sont déjà anéanties. Même le message radio prétendument intercepté du FPR est un faux, comme il sera établi par la suite.
Soucieux de renouer des liens avec le Rwanda, le nouveau président français, Nicolas Sarkozy, et son ministre des affaires étrangères, Bernard Kouchner, organisent avec les autorités rwandaises l’arrestation (puis la rapide libération), fin 2008, d’une proche de Paul Kagame visée par les mandats d’arrêt délivrés par Bruguière : Kigali accède ainsi au dossier d’instruction, et en constate la faiblesse.
Les successeurs de Bruguière, les juges Marc Trévidic et Nathalie Poux, enquêtent sur le terrain, et diligentent une expertise balistique. Rendue publique en janvier 2012, elle démontre que les missiles ont été tirés non pas depuis Masaka, mais depuis le camp militaire de Kanombe ou ses abords immédiats, un camp qui était le cantonnement d’unités d’élite de l’armée rwandaise et le fief des officiers hutus extrémistes.
D’autres éléments auraient pu contribuer à réorienter l’instruction dans la direction de ces extrémistes. Le colonel Théoneste Bagosora, interrogé par Bruguière dans sa prison à Arusha dans le seul but de charger le FPR, est cité par l’ancien gouverneur de la Banque nationale du Rwanda comme étant l’instigateur de l’attentat. Le lieutenant-colonel Anatole Nsengiyumva, ancien chef du renseignement militaire rwandais, lui aussi condamné pour génocide, est désigné par un témoin comme l’auteur du faux message de victoire du FPR. Dans les notes de la DGSE qu’obtiennent les juges est mentionné le nom du colonel Laurent Serubuga, chef d’état-major adjoint de l’armée rwandaise jusqu’en 1992. Celui-ci, impliqué dans plusieurs tentatives de renversement du président Habyarimana avant 1994, réside aujourd’hui en France où il fait l’objet d’une plainte pour génocide. Cependant, les magistrats ne poussent pas leurs investigations de ce côté.
Même manque de volonté quand il s’agit d’examiner une possible participation française à l’attentat. En effet, dans l’hypothèse aujourd’hui quasi-certaine d’un attentat commis à l’instigation des extrémistes hutus, ceux-ci, incapables de tirer eux-mêmes les missiles, ont dû bénéficier d’une aide extérieure : par exemple celle de mercenaires recrutés par, ou connus de, l’ex-gendarme de l’Elysée Paul Barril, très proche du régime Habyarimana, ou celle de militaires français. Les perquisitions menées chez Barril ont permis de trouver des documents prouvant ses liens avec le gouvernement génocidaire, mais apparemment rien concernant l’attentat. Quant à la possibilité de tireurs portant l’uniforme français, mentionnée dès juin 1994 par la journaliste belge Colette Braeckman, elle est à peine explorée : un membre du 1er RPIMa, Pascal Estevada, est entendu, pour la forme, par les juges, mais pas le second tireur potentiel, Claude Ray.
Au terme de plus de vingt ans d’instruction, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris a, le 3 juillet, souhaité tirer le rideau, sans désigner de coupables, sur un crime politique aux conséquences historiques, après avoir davantage contribué à diffuser une thèse négationniste qui continue actuellement à propager la haine dans la région des Grands Lacs. Les parties civiles déposent un pourvoi en cassation. Si elle veut œuvrer réellement à la recherche de la vérité, la justice française exonérera définitivement les Rwandais actuellement mis en cause, tout en permettant la poursuite de l’enquête selon les pistes jusqu’à présent négligées : les extrémistes hutus et leurs éventuels soutiens français.