Survie

À quand la reconnaissance de la complicité française ?

(mis en ligne le 4 avril 2024) - Patrice Garesio

D’avril à juin 1994, entre 800 000 à 1 million de Tutsis sont massacrés, systématiquement et méthodiquement, sur les collines rwandaises. L’ONU reconnaît ce génocide commis par les extrémistes du Hutu Power fin juin et constitue en novembre un Tribunal Pénal International chargé d’en juger les principaux coupables. Bien que 30 années d’enquêtes diverses permettent désormais d’établir la complicité en droit de la France dans le génocide des Tutsis, les autorités de l’État se refusent encore à reconnaître officiellement la responsabilité pleine et entière de la France.

Un long travail d’enquête et de mobilisations

Dès 1993 pourtant, s’élèvent des voix pointant la place particulière de la France dans cette catastrophe annoncée. C’est le cas de Jean Carbonare qui, dès janvier, après avoir contribué à la production d’un rapport de la FIDH sur les massacres pré-génocidaires en cours, alerte sur le JT de France 2 : « Notre pays, qui supporte militairement et financièrement ce système, a une responsabilité. » En 1994, pendant et juste après le génocide, des journalistes comme Colette Braeckman ou Patrick de Saint Exupéry, des militants comme François-Xavier Verschave, documentent l’implication française et interpellent l’opinion. Leur travail ouvre en 1998 une première brèche avec la tenue d’une mission d’information parlementaire qui fait un travail important d’enquête et d’analyse. Mais son président, Paul Quilès, proche de François Mitterrand, impose alors une conclusion hors sol qui affirme que la France n’est « nullement impliquée » dans le génocide. En 2004, pour les 10ème commémorations, un collectif d’associations rassemblant Aircrige, la Cimade, Obsarm et Survie reprend l’initiative pour constituer une Commission d’Enquête Citoyenne sur l’implication de la France au Rwanda qui précise les éléments de la complicité française dans le génocide des Tutsis. Ce travail accouche l’année suivante de deux ouvrages [1] et de deux plaintes majeures. La première concerne les plaintes contre X pour viol, déposées par des rescapées rwandaises et visant des soldats de l’opération Turquoise. La seconde est déposée par six rescapés pour des exactions graves commises dans le camp de réfugiés de Murambi, sous contrôle français (meurtres, disparitions, viols), et pour l’abandon, sur les collines de Bisesero, de deux mille Tutsis à leurs tueurs par l’armée française fin juin 1994.

Les politiques acculés à reconnaître le rôle de la France

Du côté de l’exécutif français, Nicolas Sarkozy admet à Kigali en 2010 de « graves erreurs d’appréciation » et « une forme d’aveuglement » de la France, en vue d’une réconciliation diplomatique avec le Rwanda. Cette démarche préfigure en partie celle initiée par Emmanuel Macron au moment des 25ème commémorations en 2019. Il nomme alors une commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, présidée par l’historien Vincent Duclert. Les conclusions de ce rapport sont remises fin mars 2021. Elles établissent « un ensemble de responsabilités lourdes et accablantes » de la part d’autorités françaises qui « ont fait preuve d’un aveuglement continu dans leur soutien à un régime raciste, corrompu et violent ». Il s’agit là d’une étape importante : la médiatisation du rapport permet à l’opinion publique de percevoir l’ampleur de la dérive de la politique africaine de la France au Rwanda. La reconnaissance officielle du génocide des Tutsis par Emmanuel Macron à Kigali en mai 2021 contribue à réduire l’influence du négationnisme jusque-là si influent jusqu’au cœur de l’État. Enfin, la décision de faire du 7 avril une journée nationale de commémoration de ce génocide et d’intégrer son enseignement dans les programmes scolaires permet sur le long terme une meilleure connaissance de la question.

Mais des conclusions qui ne sont pas tirées jusqu’au bout

Les conclusions du rapport Duclert affirment qu’en l’absence d’intention génocidaire, la France n’est en aucun cas complice du génocide lui-même. Cette définition de la complicité est pourtant erronée : se rend en effet complice celui qui aide le criminel, en connaissance de cause, avec un effet sur le crime commis, sans pour autant partager son intention. Dans ce sens, le rapport Duclert ne peut qu’être une étape en vue de la reconnaissance totale de la complicité de la France dans le génocide des Tutsis. Il aura fallu attendre 53 ans pour que Jacques Chirac, dans son discours du Vel d’hiv, admette en 1995 officiellement la responsabilité de la France dans la déportation, l’extermination et l’anéantissement de près de 76 000 Juifs vivant en France durant la Seconde Guerre mondiale. Faudra-t-il attendre aussi longtemps pour reconnaître celle de la France dans le génocide des Tutsis ? Comment s’accommoder d’un État qui, depuis 1994, n’a jamais remis en question sa manière d’intervenir dans le monde ? Car, comme le précisent Raphaël Doridant et François Graner : « Tant que l’État français ne reconnaîtra pas sans équivoque sa complicité dans le génocide des Tutsis, que les procédures pénales contre les décideurs de l’époque n’aboutiront pas, que le secret défense permettra d’entraver le fonctionnement de la justice, que les institutions françaises permettront en toute opacité d’intervenir militairement en Afrique, le risque est grand que la « défaite impériale » et la « faillite politique » dont parle le rapport sur le Rwanda puisse se reproduire. La série allant de l’Indochine à Barkhane, en passant par l’Algérie et une centaine d’opérations extérieures, pourra continuer avec toujours des conséquences désastreuses pour les peuples concernés. [2] - »

Patrice Garesio

[1Coret L et Verschave FX, L’horreur qui nous prend au visage. L’État français et le génocide au Rwanda, Karthala, 2005 et De La Pradelle G, Imprescriptible : l’implication française dans le génocide tutsi, Les Arènes, 2005.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 335 - mars 2024
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