Il y a dix-neuf ans débutait le génocide des Tutsi au Rwanda, qui coûta la vie à un million d’entre eux, et se doubla de l’assassinat de milliers de Rwandais hutu opposés à l’extermination de leurs compatriotes. Pourtant, à l’occasion de la première commémoration du génocide qu’il a eu à connaître en tant que président de la République, François Hollande n’a pas su se démarquer de ses prédécesseurs et reconnaître officiellement les responsabilités de l’État français, sous la présidence de François Mitterrand, dans ce crime imprescriptible. Le silence des autorités françaises est au contraire assourdissant : pas un responsable officiel lors des différentes commémorations organisées dans notre pays par les victimes du génocide et une représentation minimum du Ministère des Affaires Étrangères à la cérémonie de l’UNESCO.
L’impossible inventaire de l’héritage mitterrandien pour un dirigeant socialiste n’est pas la seule raison. Le mal est plus profond. Il tient à la nature même de la Cinquième République, ce régime bâti sur une décolonisation sous contrôle et sur le principe de la monarchie élective. L’actuel locataire de l’Elysée n’a visiblement nul désir de faire la lumière sur la face cachée de nos institutions. Il y sera peut-être contraint par des magistrats déterminés, si ce n’est par de bien trop rares parlementaires courageux.
Car cette dix-neuvième commémoration est marquée par de notables avancées sur le front judiciaire, avec, pour la première fois en France, le renvoi devant une cour d’assises d’un présumé génocidaire par les magistrats du pôle « génocide et crimes contre l’humanité ». Créé à l’initiative de Bernard Kouchner et rattaché au tribunal de grande instance de Paris, ce pôle est opérationnel depuis le 1er janvier 2012. Doté aujourd’hui de trois juges d’instruction et deux procureurs, ainsi que d’une équipe d’une quinzaine d’assistants et enquêteurs, est-il en train d’opérer un tournant dans le traitement du génocide des Tutsi par la Justice française ?
C’est la question que pose la bonne nouvelle du renvoi de Pascal Simbikangwa devant une cour d’assises. Condamné pour trafic de faux papiers sur l’île de Mayotte où il avait trouvé refuge, cet ancien officier des Forces armées rwandaises (FAR) avait été aussitôt visé par une plainte déposée par le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (CPCR), plainte à laquelle Survie s’est ensuite associée. L’arrestation et la détention de Simbikangwa sont essentiellement dues à la détermination du procureur de la République de cette possession française de l’Océan Indien. Souhaitons que ce procès ne soit que le premier d’une longue série, puisque une bonne vingtaine de plaintes sont aujourd’hui à l’instruction contre des présumés génocidaires.
Car d’autres affaires tardent encore à revenir sur le devant de la scène, malgré la gravité des accusations, parmi lesquelles deux dossiers confiés à la justice française par le TPIR. Il s’agit d’abord du cas de l’abbé Wenceslas Munyeshyaka, curé de la paroisse de la Sainte- Famille à Kigali en 1994. Ce prêtre est soupçonné d’avoir livré aux tueurs des Tutsi réfugiés dans son église, et d’avoir accordé sa « protection » à des femmes tutsi en échange de faveurs sexuelles. Le second prévenu est Laurent Bucyibaruta, préfet de Gikongoro pendant le génocide, l’un des organisateurs présumés de plusieurs massacres, dont celui de Murambi, qui fit entre 20 000 et 50 000 victimes le 21 avril 1994. Il est plus que temps que ces deux hommes, qui vivent sur notre sol depuis de longues années, rendent compte de leurs actes.
Parallèlement, l’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 a été complètement réorientée par le rapport d’expertise balistique communiqué en janvier 2012. Depuis que le lieu de départ des missiles ayant abattu l’avion de Juvénal Habyarimana est identifié comme étant le camp Kanombe ou son voisinage immédiat, la piste d’une responsabilité du FPR de Paul Kagame semble abandonnée au profit de celle de militaires rwandais extrémistes. Les juges Marc Trévidic et Nathalie Poux paraissent de plus étudier sérieusement le rôle potentiel de Paul Barril dans cette affaire : celui-ci a été entendu par le juge Trévidic, son domicile et ses bureaux ont été perquisitionnés, avec saisie de près de 800 pages de documents. L’écran de fumée dressé depuis plus de dix ans autour de cet attentat se dissipe. Apparaît alors un « corsaire de la République », ancien gendarme de l’Élysée sous François Mitterrand. La manipulation de l’opinion publique durant toutes ces années visait-elle à masquer une main française dans l’événement qui fut le signal du génocide ? La question est posée. Les magistrats y répondront. Mais le simple fait que cette interrogation soit soulevée à nouveau est en soi un symbole.
Les responsabilités de l’État français dans le génocide des Tutsi sont en effet indéniables : pour des raisons qui ne sont pas toutes élucidées, les autorités de notre pays ont soutenu ceux qui préparaient le génocide, puis ceux qui le commettaient, avant de permettre la fuite des assassins au Zaïre au moment de l’opération « humanitaire » Turquoise (juin – août 1994). Nœud de contradictions, Turquoise voit des soldats français exfiltrer les génocidaires pendant que d’autres sauvent des Tutsi, parfois en outrepassant les ordres. Elle est aussi l’occasion de comportements gravissimes à l’égard des Tutsi, comme en témoigne notamment la dizaine de plaintes de rescapés instruites par le pôle « génocide et crimes contre l’humanité ». Ces Rwandais portent de lourdes accusations contre des militaires ayant participé à Turquoise : abandon des survivants de Bisesero, trois jours durant, aux tueurs qui les pourchassaient ; exactions à l’encontre des Tutsi réfugiés dans le camp, sous contrôle français, de Murambi, qui avait été installé sur un lieu de massacre ; viols dans un autre camp de réfugiés sous responsabilité française, celui de Nyarushishi.
Il est donc grand temps que la vérité se fasse. La constitution d’une commission d’enquête parlementaire, déterminée à faire la lumière sur les responsabilités françaises dans le génocide et à l’abri de toute pression politique, et l’ouverture des archives aux chercheurs et aux citoyens s’imposent. Les dirigeants français de l’époque ne peuvent plus se taire. Ceux d’aujourd’hui ne peuvent contribuer par leur silence à alimenter un négationnisme d’État.