Tribune collective d’une quarantaine de juristes, historiens, journalistes et acteurs associatifs publiée dans Mediapart, La Croix et l’Humanité.
Tribune publiée le 18 février sur
Alors que plus personne ne conteste sérieusement la nécessité d’ouvrir les archives françaises sur le génocide contre les Tutsi au Rwanda, la justice refusera-t-elle de regarder ce que l’armée française a fait ou n’a pas fait, en 1994, durant l’opération Turquoise, et d’établir le cas échéant les responsabilités militaires et politiques ? Cette question devient obsédante au regard d’une procédure judiciaire emblématique ouverte en 2005, qui n’a débouché sur aucune mise en examen et risque fort d’être enterrée avant la 25ème commémoration du génocide, au printemps prochain.
Le génocide contre les Tutsi est en cours depuis deux mois et demi lorsque les autorités françaises déclenchent le 22 juin 1994 l’opération Turquoise, avec l’objectif officiel de mettre fin aux massacres. Les troupes du Front Patriotique Rwandais (FPR), la rébellion majoritairement tutsi, sont alors en passe d’infliger une défaite militaire aux forces gouvernementales, largement impliquées dans les tueries. Le 27 juin, à Bisesero, une hauteur surplombant le lac Kivu, des survivants tutsi réfugiés dans les montagnes, traqués quotidiennement, reprennent espoir lorsqu’ils voient arriver un petit détachement de militaires français conduit par le lieutenant-colonel Duval. Celui-ci conseille aux survivants, qui implorent la protection française, de retourner se cacher, mais promet de revenir. Trois jours s’écouleront avant que des militaires français ne reviennent. Entre temps, des centaines de Tutsi réfugiés dans ces collines auront été massacrés par les génocidaires. Ces faits ont fait l’objet de nombreux témoignages, notamment de journalistes présents sur place. Plusieurs ouvrages, une bande dessinée, une fiction TV, y ont été consacrés. Il s’agit d’un épisode emblématique du débat sur le rôle de la France dans le génocide.
Que s’est-il passé du 27 au 30 juin 1994 dans la chaîne de commandement militaire et politique française ? Y a-t-il eu une terrible erreur d’appréciation ou ce délai traduisait-il la volonté délibérée de ne pas intervenir, au risque de faciliter l’extermination des Tutsi de Bisesero ? C’est tout l’enjeu d’une instruction ouverte en 2005, suite à une plainte contre X déposée par six rescapés tutsi devant le tribunal aux armées de Paris, et transmise en 2012 au pôle « Crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre » du tribunal de Paris. Au côté de ces victimes directes, des associations se sont constituées parties civiles. Mais, après avoir, le 27 juillet 2018, indiqué leur intention de clore leur enquête, les juges en charge du dossier, ont rejeté, le 22 novembre, les demandes d’investigations complémentaires formulées par les parties civiles. Ces demandes visaient pourtant à déterminer pourquoi aucun ordre de sauver ces rescapés n’a été donné et qui, dans la chaine de commandement militaire et civile, peut être tenu responsable de cette décision. Les parties civiles ont saisi la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris afin de s’opposer une nouvelle fois à ce contournement délibéré d’actes d’enquête essentiels.
En effet, alors que le lieutenant-colonel Duval affirme avoir informé de la découverte des rescapés son supérieur, le colonel Rosier, le soir du 27 juin 1994, par téléphone et par fax, ce dernier évoque face à la presse la présence à Bisesero d’« hommes du FPR », au lieu de donner l’ordre de porter secours à ces centaines de civils désarmés. Le capitaine de frégate Marin Gillier, qui commande les commandos de marine stationnés près de Bisesero, et qui peut depuis sa position observer les massacres dont il a été informé dès le 26 juin par des journalistes, relaie lui aussi auprès de la presse internationale les fausses informations d’attaques du FPR. Pour se défendre, Rosier nie avoir été informé par Duval : la récente publication d’un film tourné par l’armée dans lequel un des hommes de Duval partage cette information à Rosier, le 28 juin, contredit cette version. Et, alors que d’autres documents militaires révélés par la presse montrent que l’information avait été transmise à Paris dès le 27 juin, rien ne se passe jusqu’au 30 juin, date à laquelle sont enfin secourus ces Tutsi, « redécouverts » par une dizaine d’hommes du détachement de Marin Gillier.
Certains témoignages sont encore plus accablants. Des Rwandais, dont d’anciens tueurs, accusent les militaires français d’avoir laissé les militaires rwandais et les miliciens se rendant à Bisesero passer librement les points de contrôle établis à quelques kilomètres par les soldats français. Malgré les demandes formulées par les parties civiles dès 2015, les juges n’ont pas cherché à vérifier ou invalider ces graves accusations. Certains témoins rwandais assurent même qu’un groupe important de miliciens est venu participer au génocide à Bisesero, traversant donc sans encombre la zone contrôlée par Turquoise. Les juges n’ont pas donné suite à la demande des parties civiles d’entendre le chef de ces miliciens, emprisonné à Arusha pour génocide.
Alors que l’extermination en cours sur les hauteurs de Bisesero était connue des autorités militaires françaises et rapportée par les médias, nous ignorons toujours pourquoi aucun ordre de porter secours aux survivants tutsi n’a été donné et qui doit en rendre compte. Le refus des juges d’instruction d’enquêter sur ce que les plus hauts responsables de nos armées ont décidé concernant ces événements est manifeste. Les magistrats ont rejeté en 2017 la demande d’audition de l’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées en 1994, et de son adjoint d’alors, le général Germanos, rejet confirmé en appel sans audience contradictoire, en vertu du pouvoir de filtre du président de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris. La demande d’audition de leur responsable politique de l’époque, le ministre de la Défense François Léotard, présent le 29 juin 1994 auprès des troupes françaises stationnées près de Bisesero, n’a jamais été acceptée non plus.
Ce refus d’auditionner des témoins, tout comme le refus de confronter les versions des officiers de l’époque, laisse redouter que les éléments constitutifs d’une possible complicité de génocide ne seront jamais vérifiés, et que la prescription d’une non-assistance à personne en danger mène à un non-lieu. Si la justice française ne veut pas être soupçonnée de céder à la raison d’État, elle doit se ressaisir.