Survie

"La famine apparaît seulement là où il n’y a pas de démocratie"

Entretien avec Amartya Sen, Prix Nobel d’économie

Publié le 13 juin 2002 - Survie

Extraits tirés du Monde, France, 13 juin 2002.

Huit cents millions de personnes souffrent de la faim dans le monde. Comment expliquez-vous qu’une telle situation perdure au XXIe siècle ?

La prédominance de la faim dans une grande partie du monde est surtout liée à la pauvreté. Elle n’est pas principalement associée à la production alimentaire. De fait, depuis un quart de siècle, le prix des aliments de première nécessité (tels que le riz, le blé, etc.) a chuté de beaucoup plus de la moitié de sa valeur en termes réels, c’est-à-dire par rapport au prix des produits non alimentaires. (...)

La demande alimentaire est limitée dans la majorité des cas par l’absence de revenus, qui empêche les populations de se nourrir à leur faim. Il faut aussi considérer les circonstances politiques qui perpétuent malnutrition et famines. Un gouvernement dont la survie se trouve menacée par la faim dont son peuple est victime trouve les moyens de faire face à la situation. Il peut mettre en œuvre une politique qui augmente le revenu général de la communauté, ou une politique de redistribution qui fournit du travail aux chômeurs, et s’attaquer ainsi à l’une des principales causes de la faim (à savoir le chômage, dans un pays privé d’un système social approprié).

Dans une nation démocratique, la pérennité d’un gouvernement est menacée par l’arrivée d’une famine. Il aurait des difficultés à résister aux critiques de l’opposition et à gagner les élections. C’est la raison pour laquelle la faim, sous cette forme aiguë, n’existe pas dans les pays démocratiques, même très pauvres, mais apparaît seulement là où il n’y a pas de démocratie, ce qui est malheureusement le cas dans un très grand nombre d’Etats dans le monde.

Reste que la faim sous forme de sous-alimentation chronique se révèle, hélas, rarement explosive sur le plan politique. Des gouvernements, même démocratiques, peuvent se maintenir au pouvoir en dépit de la sous-alimentation durable d’une partie importante de leur population. (...) Les carences qu’elle entraîne peuvent réduire l’espérance de vie, accroître le taux de morbidité, et même conduire à un moindre développement des facultés mentales des enfants. Si les partis politiques ne parviennent pas à faire de la faim endémique une question politique active, elle peut continuer de sévir sous cette forme atténuée (par opposition aux famines). (...)

Les pays riches ont-ils une responsabilité dans cette situation ?

Les pays riches peuvent faire beaucoup pour réduire la faim dans le monde. Premièrement, la disparition des démocraties dans les pays pauvres, en particulier en Afrique, s’est souvent produite pendant la guerre froide, avec l’accord tacite des grandes puissances. Chaque fois qu’un homme fort éliminait un gouvernement démocratique, la nouvelle dictature militaire obtenait le soutien, ou bien de l’Union soviétique, ou bien des Etats-Unis et de leurs alliés. Ainsi, les puissances dominantes sont-elles coupables, compte tenu du passé. Il est de la responsabilité des pays riches aujourd’hui d’aider à l’instauration à travers le monde de gouvernements démocratiques.

Deuxièmement, la faim est liée au bas niveau des revenus, et souvent au chômage. Alors que ces facteurs économiques peuvent avoir des causes diverses, l’incidence de la pauvreté pourrait être fortement réduite si les pays riches importaient davantage de biens en provenance des pays pauvres, au lieu de leur fermer leurs frontières par des barrières douanières et autres modes d’exclusion. Un commerce plus juste peut réduire la pauvreté dans les pays pauvres.

Troisièmement, une alliance à l’échelle mondiale est nécessaire, non seulement pour lutter contre le terrorisme, mais pour atteindre également des objectifs positifs tels que la lutte contre l’analphabétisme et le recul majeur des maladies évitables, qui perturbent tant la vie économique et sociale des pays les plus pauvres.

(...)

L’autosuffisance alimentaire peut-elle être un moyen de résoudre le problème de la malnutrition et de la faim dans le monde ?

C’est une façon particulièrement obtuse d’aborder la question de la sécurité alimentaire. Il n’existe pas, même en l’absence d’autonomie alimentaire, de problème particulier d’approvisionnement si l’on élimine la pauvreté - donc si les populations ont les moyens d’acheter la nourriture - ou si les aliments sont disponibles sur le marché mondial au cas où les stocks du pays sont insuffisants. Les problèmes de sécurité et d’autosuffisance alimentaire ont tendance à se confondre, dans la mesure où beaucoup d’Etats parmi les plus pauvres tirent l’essentiel de leurs revenus de la production alimentaire. C’est le cas, par exemple, d’un grand nombre de pays d’Afrique. Mais si ces pays sont en mesure de produire des revenus importants (en diversifiant par exemple leur production, y compris par l’industrialisation), ils se libéreront de la faim, même en ne produisant pas toute la nourriture nécessaire à la consommation du pays. Ce qui est important, c’est de s’assurer que les individus peuvent acheter leur nourriture. Peu importe où celle-ci est produite.

Propos recueillis par Martine Laronche (traduit de l’anglais par Sylvette Gleize)

Amartya SEN,
 1933 Né le 3 novembre 1933 à Santiniketan, en Inde, Amartya Sen est directeur principal à Cambridge University, en Angleterre, et professeur émérite à Lamont University (université Harvard, USA).
 1998 Il reçoit le prix Nobel d’économie pour ses avancées théoriques sur le bien-être social.
 2002 Spécialiste des inégalités, de la faim, de la pauvreté, il a reçu le Prix 2001 européen du livre d’économie pour Un nouveau modèle économique, Ed. Odile Jacob.

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