Survie

Les armateurs insolvables « oublient » volontiers leurs navires. Les équipages se retrouvent à quai, loin de leur pays d’origine, et sans argent.

Publié le 4 juin 2001 - Survie

Libération, France, 4 juin 2001.

Cela fait bientôt six mois que le Florenz, vraquier propriété de la Donilda Shipping, armateur anonyme logé à Lugano, en Suisse, et battant pavillon panaméen, est à quai à Sète. Le 6 janvier, après des mois de chasse du navire, deux marins italiens, munis d’un jugement du tribunal de Gênes condamnant l’armateur à leur payer 397 000 francs d’arriérés de salaires, obtiennent de la justice française la saisie conservatoire du Florenz. Le 29 mars, la réponse de l’armateur tombe sur un télex dans la cabine du capitaine George Fragoulis, 64 ans, ancien de la flotte d’Aristote Onassis : « La compagnie n’est plus en mesure de poursuivre ses activités de propriétaire. » Voilà le Florenz abandonné. Comme le sont aussi le capitaine, les cinq officiers grecs et les seize membres d’équipage : trois Camerounais, un Congolais, cinq Croates, quatre Ghanéens, trois Géorgiens. Pas payés depuis quatre à huit mois. Et pour beaucoup sans le sou. Le 30 mai, ils étaient devant les juges du tribunal d’instance de Sète où ils assignaient la Donilda Shipping à régler les salaires. En faillite, la compagnie ne paiera pas les 3 millions de francs dus aux marins. Mais la procédure permettra à leur avocat de demander au tribunal de grande instance de Montpellier d’organiser la vente aux enchères du bateau, laquelle permettra à l’équipage de toucher l’argent dû. Dans un an environ.

Vivre dans le noir. Pourtant, dans leur malheur, les marins du Florenz ont de la chance. Les experts envoyés par l’ITF (International Transport Federation) ont estimé entre 2 et 4 millions de dollars (2,3 à 4,7 millions d’euros) la valeur de ce vraquier construit en 1977 dans les chantiers navals de Brême (ex-RDA). L’an dernier, les autorités françaises n’avaient retiré que 125 000 dollars (148 000 euros) du Simba échoué à l’été 2000 à Port-la-Nouvelle, dans l’Aude.

A une centaine de mètres de là, sur un autre quai du port méditerranéen, les vingt-neuf membres du Vassili, un vraquier ukrainien, attendent eux aussi de lever l’ancre. Deux fois, ils ont organisé une fête, croyant l’heure du départ sonnée. Depuis, ils économisent leurs derniers litres de gasoil et vivent dans le noir. Il y a quelques jours, ils ont fini par accepter les vivres proposés par l’Association des amis des marins. Mais personne ne connaît vraiment leur situation. « A bord, c’est la loi du silence. De peur de ne plus retrouver d’engagement », décrypte Annie Morandy, présidente de l’Association des amis des marins de Sète [1]. En moins d’un semestre, cette association a dépensé son budget annuel, 40 000 francs. En vivres, cartes téléphoniques, consultations chez le médecin, médicaments, frais d’huissier et eau potable... L’antenne de l’association à Marseille est venue à la rescousse en lui prêtant 10 000 francs. Le dépôt Total-Fina-Elf de Frontignan a, une fois, rempli gracieusement les 7 000 litres des cuves de gasoil pour faire tourner le groupe électrogène. La mairie assure discrètement le reste.

Phénomène mondial. Les marins du Florenz et du Vassili ne sont pas des cas isolés. A Paris, Christian Serradji, le patron de la Direction des affaires maritimes et des gens de mer, a compté quatre autres équipages abandonnés depuis le début de l’année 2001.

En 1994, le Kifangondo, arrêté sur un quai du Havre, inaugure ce phénomène nouveau. Il restera quatre ans dans le port normand. Christian Serradji, qui hérite à sa nomination du cas Kifangondo, est à l’origine d’un rapport remis en 1999 à Jean-Claude Gayssot, ministre des Transports. Là, il met le doigt sur ce qu’il appelle pudiquement la « détérioration de la notion d’armateur » à l’origine de ces abandons en série : « On assiste à la montée en puissance d’une nouvelle génération d’armateurs. Ces derniers ne sont plus des individus attachés à leur bateau comme le sont les armateurs traditionnels mais un groupe d’actionnaires qui participent au financement d’un bateau et nomment, pour le rentabiliser, un gérant. Ils achètent un navire, cherchent le pavillon le moins-disant sur les contrôles de sécurité et les conditions sociales, et mettent à bord des marins sous-payés qui en font pour l’argent qu’on leur donne. Cette détérioration est à la fois la cause et la conséquence du développement des pavillons de complaisance, lesquels sont à la mer ce que la délocalisation est au textile. Quand ces navires sont arrêtés dans nos ports pour des avaries techniques, on découvre souvent que les marins ne sont pas payés du tout. Et c’est le début d’une procédure longue et compliquée. »

Dans ce phénomène mondial, la France figure parmi les pays les plus touchés. D’abord à cause de sa situation géographique qui la place au carrefour des grandes routes maritimes - chaque année 8 000 bateaux étrangers s’arrêtent dans les ports français - mais aussi à cause de sa réputation de « pays des droits de l’Homme ». Il y a un an, la France a obtenu la création d’un groupe de travail mixte entre l’Office maritime international (OMI) et l’Organisation internationale du travail (OIT) sur le sort de ces marins abandonnés. Réuni le mois dernier, ce groupe a préparé, pour la prochaine convention de l’OMI, en novembre, deux résolutions qui visent à contraindre les armateurs à souscrire une assurance destinée à payer les salaires des marins en cas d’insolvabilité de leur employeur.

Projet d’assurance. A plus long terme, Christian Serradji mise beaucoup sur la banque de données européenne des bateaux, Equasis, initiée par la France, cofinancée par l’Europe et mise à la disposition de tous les opérateurs du commerce maritime. « Les bateaux qui ne sont pas répertoriés par Equasis seront de fait considérés comme de mauvais bateaux », croit Christian Serradji.

En attendant, la France n’est plus tout à fait démunie pour répondre au sort de ces salariés du bout du monde, sans papiers et sans argent. Aux vingt-deux membres du Florenz, la préfecture a proposé une avance sur salaire de 2 000 dollars (2 363 euros) chacun et le billet d’avion pour retourner dans leur pays. Ces avances, comme celles consenties aux ports, sont financées par deux lignes budgétaires créées cette année par le ministère des Transports. Ce dispositif ressemble beaucoup à celui imaginé par l’Association des amis des marins de Marseille. Pour régler la situation des hommes de l’Africa, le premier bateau abandonné à Marseille en 1995, elle avait créé un fonds local de solidarité. « Financés par des donateurs, ce fonds nous a permis de faire des avances sur salaires », explique Alain Coudray, président de la Fédération des associations des amis des marins et retraité des Affaires maritimes.

Logique d’immigrants. Mais les marins du Florenz ont jusqu’à maintenant refusé la proposition de l’Etat. Rester à bord, continuer à entretenir le bateau est le seul moyen d’avoir la garantie d’être payé. « L’équipage s’en tient à une loi de 1985 qui stipule qu’un navire est considéré comme abandonné si son équipage est absent. C’est aussi la raison pour laquelle, jusqu’à la vente du bateau, un équipage minimum devra assurer son gardiennage », explique Jean-Pierre Redon, leur avocat montpelliérain, un ancien des services maritimes. Beaucoup n’osent même pas imaginer retourner au pays les poches vides. « Ils sont dans la logique de ces immigrants partis faire fortune et qui ont échoué », explique Annie Morandy, présidente de l’Association des amis des marins de Sète. Si après le paiement des frais de port (3 000 francs par jour) et des salaires il reste un peu d’argent de la vente du bateau, l’Association des amis des marins sera peut-être remboursée des frais avancés. Pour porter secours à d’autres marins abandonnés.

Par Catherine BERNARD

© Libération

[1Une fédération nationale regroupe ces Associations des amis de marins qu’on trouve dans chaque grand port. Les 22 marins du « Florenz » sont bloqués depuis janvier à Sète. Témoignages.

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