Survie

Polices : le temps des colonies n’est pas fini

rédigé le 3 juillet 2023 (mis en ligne le 26 février 2024) - Mathieu Lopes

Cet article a été publié initialement dans la revue Passerelle n°24 du RITIMO, Décoloniser ! Notions, enjeux et horizons politiques, en mars 2023. Les enjeux auxquels il s’intéresse n’ont malheureusement pas disparu, comme sont venus le rappeler cruellement les morts de Alhoussein Camara et Nahel Merzouk sous les balles de la police en juin 2023.

Lorsque Georges Floyd a été tué au printemps 2020, les mobilisations ont dépassé le seul cadre des États-Unis et forcé les politicien·nes ou intellectuel·les français·es à se positionner. La condamnation du racisme de cette police, de notre côté de l’Atlantique, a été plutôt large. Les manifestations de solidarité et de colère se sont vite orientées vers la dénonciation des crimes et du racisme de la police française. [1] En réponse, nuances et différenciations se sont déversées pour affirmer que les États-Unis n’étaient pas la France. [2]. La différence résiderait dans le fait que le racisme qui structure la société et la police états-uniennes s’est fondé dans l’esclavage des Noir·es et dans la répression qui l’accompagnait. La France a pourtant pratiqué elle aussi l’esclavage et a organisé elle aussi la traque des esclaves, jusqu’à créer une « Police des Noirs » au 18e siècle [3]. Par ailleurs, la colonisation structure profondément l’État et la police française, ancrant le racisme dans les pratiques et l’idéologie.
Le printemps 2020 a démontré la puissance des résistances à la violence raciste de la police aux États-Unis, dans les anciennes métropoles coloniales et en France en particulier. Au-delà de la police, les mobilisations ont mis explicitement sur la table la généalogie coloniale de ces sociétés, dans les prises de paroles, sur les pancartes mais aussi par plusieurs actions contre des représentations esclavagistes et coloniales dans l’espace public : le général Lee aux États-Unis, Edward Coltson en Angleterre, Jean-Baptiste Colbert, Joseph Gallieni, Louis Faidherbe en France (et au Sénégal pour ce dernier), etc. [4] Ce texte propose un regard sur les polices dans les colonies et leur évolution, vers la métropole française et au sein des pays devenus parfois indépendants, sur la base de quelques lectures de travaux de recherche et depuis les luttes antiracistes et anticoloniales.

La police au temps des 
colonies : une violence 
immodérée et raciste

Le colonialisme s’est construit par une violence extrême, racialisée, contre les peuples qu’il a dominés. Ce sont d’abord des armées, sous la forme des compagnies coloniales ou de corps issus des armées régulières, qui envahirent les pays. Les polices furent créées plus tard, lorsque furent formalisées les administrations coloniales. Entre autres travaux, le livre Maintenir l’ordre colonial, Afrique et Madagascar, XIXe-XXe siècles [5] étudie l’histoire de ces polices dans plusieurs pays, en l’illustrant par plusieurs portraits de policiers coloniaux. Sa lecture indique les grandes caractéristiques des systèmes policiers, riches d’enseignements pour penser le présent.
La police coloniale est d’abord marquée par une grande porosité avec la sphère militaire. Les forces de police, peu nombreuses, interviennent souvent avec les militaires. L’introduction rédigée par Emmanuel Blanchard et Joël Glasman [6] permet d’appréhender le niveau de violence qui en découle, dans les colonies, mais aussi en France contre les colonisé·es : « là où les colonisés étaient en situation de s’organiser et de défier les forces de l’ordre, le massacre était une option du répertoire policier. […] On observe ainsi un véritable répertoire d’action policier, qui, de décembre 1952 à Casablanca à octobre 1961 à Paris, unit le centre et la périphérie de l’empire ». Le corps qui illustre le mieux cette hybridation militaro-policière est la gendarmerie, capable de basculer de missions civiles à de véritables opérations militaires, par exemple en Algérie ou en Indochine lors des guerres de libération. Les auteurs du livre soulignent aussi que la police se fond aussi parfois avec des milices de colons, lesquels avaient d’ailleurs de facto des pouvoirs policiers. « Dans les colonies de peuplement, tout au long des XIXe et XXe siècles, les « Européens » étaient dans les faits tous dotés de pouvoirs de police, en particulier celui de se « faire justice » eux-mêmes à l’encontre de leurs personnels indigènes. » [7] La police des colonies doit aussi se penser avec le système pénal spécifique, qui applique « travail forcé, privation de libertés publiques, internement administratif, amendes collectives, etc » [8].
L’ensemble de l’appareil policier et judiciaire se déploie de manière racialisée : la police a avant tout comme fonction de maintenir l’ordre colonial en appliquant un contrôle des colonisé·es dans une violence extrême, mais les « Blancs » ne font évidemment pas l’objet du même traitement, même dans le cas où ils sont responsables de « désordres ». Le fait que, à l’image des troupes coloniales, les polices comprennent un grand nombre d’indigènes dans leurs rangs renforcent encore cette discrimination : il est impensable que des policiers non-blancs puissent s’en prendre à des Européens, face auxquels ils étaient de facto « sans prérogatives ».
Ces traitements discriminatoires étaient à la fois écrits, par l’ensemble de textes qu’on a nommés le « code de l’indigénat », mais surtout tacites, définis par les pratiques racistes de l’administration coloniale [9].

L’empreinte 
coloniale en France

À la suite des indépendances, de nombreux travaux ont montré comment l’administration violente et raciste des colonisé·es a été réutilisée dans la police métropolitaine [10]. Elle s’est d’abord faite par le biais de l’idéologie, portée par des anciens administrateurs coloniaux à qui l’État a confié des positions d’organisation de l’espace et de répression des ancien·nes colonisé·es dans les quartiers populaires.
L’itinéraire de Pierre Bolotte [11], Mathieu Rigouste, basta.media, 29/05/2017.11 en est édifiante : après avoir sévi en Indochine, en Algérie puis en Guadeloupe lors du massacre de mai 1967, il devient le premier préfet de la Seine-Saint-Denis nouvellement créée. Il y fera développer notamment la première expérience de Brigade anti-criminalité (BAC), en 1971. De la même manière, Maurice Papon, préfet de police de Paris lors du massacre du 17 octobre 1961, avait été dépêché après la Seconde Guerre mondiale au Maroc et en Algérie, comme préfet régional à Constantine lors de la guerre de libération. Lors de cette affectation, il a notamment déployé les unités spécialisées dans les interrogatoires et la torture. Bien d’autres haut-fonctionnaires ont eu des trajectoires similaires [12]. Ils adaptent au contexte civil français la doctrine de « guerre révolutionnaire » développée en Indochine et Algérie, qui consiste à désigner et combattre un « ennemi intérieur » (les arabes musulmans et les communistes) tapi au sein de la population, à laquelle il convient d’appliquer des méthodes de contrôle et de coercition physique et psychologique, notamment par la terreur.
La France recycle bon nombre de cadres policiers ou militaires ayant servi en Algérie pour diriger les services de police de la métropole [13]. Mais ce sont aussi des personnels « de base » qui sont réutilisés dans la police ou plus largement dans les structures de contrôle des ancien·nes colonisé·es dans l’hexagone : on retrouve ainsi de nombreux anciens de l’Algérie comme gardiens des nouveaux foyers Sonacotra [14].
Au-delà de la seule circulation des personnes, une idéologie et une culture raciste se sont co-construites à la fois en métropole (par le développement d’argumentaires racistes justifiant la colonisation) [15] et dans les colonies. On conçoit mal par quel artifice magique le racisme aurait pu disparaître du cœur de l’État et de la police française puisque la reconnaissance de la barbarie coloniale est toujours anecdotique, euphémisée et faite du bout des lèvres et qu’aucune majorité politique française n’a jamais porté une quelconque volonté de combattre sérieusement le racisme dans les rangs. En la matière, le déni du racisme structurel de la police, à l’instar des propos tenus par Emmanuel Macron ou Christophe Castaner en 2020, est la règle. Fondamentalement, avec d’autres structures d’État, la police remplit la fonction de maintenir l’ordre capitaliste, raciste et patriarcal de la société. La possibilité que les bénéficiaires de cet ordre sabotent volontairement cet outil relève de la science-fiction [16].
Pour les descendant·es de colonisé·es en France, nul besoin de longues thèses d’histoire ou de sociologie pour savoir à quoi s’en tenir. De cette militante toulousaine du quartier des Izards qui a perdu son grand-père dans le massacre d’Octobre 1961 à cette famille endeuillée dont un ancêtre est tombé sous les balles d’une mitrailleuse à Thiaroye au Sénégal et qui organise aujourd’hui le combat pour la « vérité et la justice » pour l’un des siens tué en région parisienne [17], tou·tes savent que ces hommes en arme qui contrôlent, insultent et parfois tuent dans les quartiers populaires d’aujourd’hui sont, au fond, les mêmes que ceux qui ont envahi et massacré dans les colonies.

Essaimage et séquelles dans les colonies

L’impact de la violence coloniale n’est pas seulement d’avoir imprégné la société et la police française. D’une part, la France a su exporter son « savoir-faire » au-delà de son seul empire, et, surtout, les pays colonisés ont gardé la marque de cette histoire.
Après la guerre d’Algérie, la doctrine de « guerre révolutionnaire » (DGR) devient presque un produit d’exportation français. D’une part, plusieurs officiers praticiens de la DGR sont envoyés aux États-Unis et en Amérique du Sud pour dispenser des formations à destination de l’U.S. Army ou des régimes autoritaires de la région (Argentine, Brésil, etc.). Le savoir-faire français est apprécié dans la sanglante lutte anti-communiste qui est menée [18]. La doctrine développée par la France dans ses guerres coloniales est aujourd’hui encore mobilisée par les armées occidentales, de l’Irak au Sahel en passant par l’Afghanistan.
Au moment des guerres d’indépendances, la France, de concert avec des élites locales qui lui sont favorables, a écrasé les mouvements indépendantistes dans ses colonies africaines. Elle a assuré la continuité de ses intérêts par l’appui ou la mise en place de régimes autoritaires « amis » qui lui assurent, jusqu’à aujourd’hui (avec bien évidemment des évolutions), soutien diplomatique et accès aux ressources : la Françafrique, décrite par les travaux de François-Xavier Verschave et l’association Survie. Constitutions, monnaie, économie : dans tous les domaines, il y a une grande continuité entre l’administration coloniale et les pays devenus ainsi indépendants. C’est notamment le cas pour les systèmes policiers.
La France laisse en place du personnel d’encadrement policier et surtout militaire. Cette politique des « coopérants » menée par la France se retrouve dans bien des domaines des États africains, où la position centrale de ces personnels va permettre à l’ancien colonisateur de modeler à sa guise les systèmes, usages, doctrines, normes. La prédominance de ces « conseillers » et « coopérants » entretient durablement le lien de subordination entre les armées et polices françaises d’une part, et africaines de l’autre. Un service ad’hoc de la police française est créé en 1961, le Service de coopération technique internationale de police (SCTIP), dirigé par l’ancien directeur, français, de la police de Haute-Volta (devenu depuis Burkina Faso). L’historien Romain Tiquet écrit à son sujet que « le SCTIP, tant par ses missions que par le personnel employé, a orienté les pratiques des futurs policiers selon des schémas professionnels et procéduriers propres à la police française, et proches des anciens choix du pouvoir colonial […] permettant à l’ancienne métropole de conserver son influence dans son « pré carré » africain » [19].
En 2011, une vidéo filmée par un journaliste togolais illustrait à la fois l’ascendant de ces Français sur leurs homologues africains et le pouvoir dont ils ont l’habitude de disposer dans les rues [20]. Le rapport Coopération militaire et policière en Françafrique, de l’héritage colonial au partenariat public-privé, rédigé en 2018 par Survie, fournit un aperçu de l’actualité de cette coopération et l’esprit « d’influence » dans lequel elle est menée par la France.
Si la relation de subordination des polices africaines a ainsi été travaillée par la France, celles-ci sont aussi marquées intérieurement par la colonisation et certaines grandes caractéristiques de la police coloniale se retrouvent dans leur pratique actuelle. Cela s’explique notamment par le fait que bon nombre des policiers coloniaux « de la base » sont des colonisés, formés par le colonisateur, qui restent en place au moment des indépendances. C’est aussi le cas, dans une moindre mesure, pour les cadres locaux, tardivement mis en place par la France [21].
On retrouve donc encore aujourd’hui une grande porosité entre les sphères policières et militaires. L’usage de l’expression des « corps habillés » en Afrique francophone pour désigner indifféremment policiers, gendarmes (corps prédominant dans bien des pays d’Afrique francophone), militaires ou douaniers, indique bien la confusion qu’il existe entre leurs pouvoirs. Comme à l’époque coloniale, le recours à la force pour la répression de mouvements civils est fréquent, avec un niveau de violence important. Les pouvoirs tchadiens, gabonais, congolais ou togolais se sont particulièrement illustrés par leur cruauté et des répressions sanglantes. Ainsi, la FIDH a dénoncé au Togo en 2004 la « torture systématique dans les commissariats en toute impunité, justice aux ordres du pouvoir, prisons surpeuplées, opposants et presse sous étroite surveillance », concluant que « la violence omniprésente au Togo, était érigée en véritable système de gouvernement » [22]. En 2005, le fils du général Eyadéma reprend illégalement le pouvoir de son père décédé. La répression de la protestation, menée en bonne partie par la gendarmerie, fait, selon la Ligue togolaise des Droits de l’Homme « 811 morts et à 4508 blessés » [23]. En 2012 encore, la FIDH dénonçait la torture pratiquée par les forces togolaises. Là où la police coloniale intervenait en fusion avec des milices de colons, les polices nationales sont main dans la main avec celles des partis politiques des différents régimes. Pour ces peuples colonisés, il n’y a pas eu de véritable rupture dans le niveau de violence infligé par les systèmes policiers de la colonisation au moment des indépendances.
Autre héritage colonial : l’aspect racialisé du traitement policier et politique en général dans plusieurs pays. Les colonisateurs ont défini des races et figé des frontières ethniques, qu’ils ont utilisées pour régner, en confiant souvent à certains groupes « ethniques » ou « raciaux » des positions de pouvoir supérieur. Ils ont ainsi installé une racialisation de la vie politique et policière dans les pays colonisés, qui se retrouve encore aujourd’hui dans les sociétés indépendantes. Ainsi, les alaouites, en Syrie, ont été favorisés pendant l’occupation française et sont la base du pouvoir de Bachar el-Assad, occupant la plupart des postes actuels des forces de sécurité. Au Tchad (et au Soudan colonial), les administrations anglaises et françaises se sont appuyées sur les Zaghawa, qui dominent aujourd’hui encore la vie politico-militaire du Tchad, des forces armées à la présidence. Les exemples sont nombreux et ont parfois mené au pire : la racialisation extrême de la vie politique rwandaise, mise en place par les colons belges et allemands (qui ont figé en « races » ou « ethnies » des groupes qui étaient plutôt des statuts sociaux), a mené au génocide des Tutsis en 1994.
À l’image de la période coloniale, ces polices africaines traitent avec bien plus d’égards les « Blancs », dont ils savent qu’ils peuvent bénéficier de la protection de leur puissante diplomatie. Une délégation de militant·es de Survie présente au Forum social africain à Dakar en 2014 a ainsi assisté à une anecdote révélatrice de cette différence de traitement : à l’aéroport, un « Blanc » a ainsi pu s’emporter contre un des gendarmes de la sécurité de l’aéroport qui lui avait confisqué des cartouches de gaz lors du contrôle à l’embarquement, jusqu’à aller physiquement au contact du militaire et à le pousser. Le gendarme garda son calme tout au long de l’interaction, le visage tendu, conscient qu’il ne pouvait pas se permettre de porter des coups. Il est certain qu’une telle scène en France, de la part d’une personne Noire, aurait mené à une réaction violente du fonctionnaire. Le racisme continue d’imprégner les sociétés et les polices africaines, avec une hiérarchie où les « Blancs » sont globalement bénéficiaires.

La police dans 
les actuelles colonies

Il faut enfin mentionner que toutes les colonies de l’Empire français n’ont pas réussi à accéder à l’indépendance et composent aujourd’hui les « Outre-mer ». Comme d’autres champs étatiques, l’appareil policier qui s’y déploie a gardé des spécificités coloniales. La France y a recours de manière massive aux forces de gendarmerie, ce qui permet de basculer en cas de besoin de missions habituelles de maintien de l’ordre à des opérations militaires.
Deux épisodes de recours au registre de violence coloniale « immodérée » marquent encore les esprits aux Antilles. Ainsi, en février 1974 en Martinique, les gendarmes ouvrent le feu sur des ouvriers agricoles en grève, faisant deux morts [24]. En mai 1967, en Guadeloupe, ce sont plusieurs dizaines de manifestants qui sont abattus par les gendarmes. [25].
Plus récemment encore, dans les années 80 en Kanaky-Nouvelle Calédonie, la gendarmerie prit en main, aux côtés des milices de colons, la répression de l’insurrection Kanak pour l’indépendance. Des militant·es ont décrit la campagne de terreur : « Adèle Jorédié témoigne ainsi d’une descente d’une trentaine de militaires qui ont ouvert le feu sur le village, brûlé des maisons, puis attaché ses enfants à des arbres près d’une fourmilière pour leur faire avouer où se trouvait leur mère. Un Famas a ensuite été braqué sur sa tête » [26]. Entre autres crimes, il convient de citer l’exécution par des snipers du GIGN de leaders du FLNKS en 1985 : Eloi Machoro et Marcel Nonnaro. Sur l’île d’Ouvéa, c’est directement à des unités des forces spéciales de l’armée, et pas uniquement à la gendarmerie, que la France confia les opérations, menant au tristement célèbre massacre de la grotte d’Ouvéa.
Ce niveau de violence, pas si lointain, reste une option vu la prédominance de la gendarmerie « outremer ». Dans ces pays, les blindés de la gendarmerie, vus en France sur la ZAD de Notre-Dame des Landes ou lors du mouvement des Gilets Jaunes, sont régulièrement sortis en répression des manifestations. L’État français considère d’ailleurs que ce corps hybride militaro-policier est la principale composante des « forces de souveraineté », verbiage contemporain qui a remplacé celui de « troupes coloniales », la domination française sur ces pays étant toujours susceptible d’être remise en cause par des mouvements indépendantistes [27].
La culture raciste a ses spécificités dans les forces de l’ordre outre-mer, dans des pays où la majorité de la population est non-blanche. Un chef d’escadron de gendarmerie s’était permis de comparer la population guyanaise à des « singes hurleurs » ou aux « paresseux », autre animal amazonien, « dont la réactivité et l’envie de travailler n’ont d’égal que les résultats qu’ils obtiennent ». S’il ne s’agit là que d’un cas qui a connu un certain retentissement médiatique [28], il illustre la coloration locale d’un racisme plus général au sein des forces de l’ordre françaises, qui a des conséquences plus structurelles. Signe évocateur de la discrimination raciale par le système judiciaire et policier dans les « Outre-mer », Christiane Taubira, alors ministre de la Justice, chiffrait la part des Kanaks dans les prisons de l’archipel à 93 % en 2012 (alors qu’ils représentaient environ 40 % de la population). De la même manière, là-bas aussi, la couleur de peau est surdéterminante dans le risque d’être tué par la police ou la gendarmerie. Et du cas de William Décoiré en Kanaky-Nouvelle Calédonie à celui de Claude Jean-Pierre en Guadeloupe, l’impunité reste la règle.
La construction de la police (au sens large) ne se résume pas à son ascendance coloniale, que ce soit en France ou dans les colonies d’hier et d’aujourd’hui. En plus du racisme, elle est un des rouages importants du capitalisme et du patriarcat, comme d’autres structures médiatiques, d’aménagement de la ville, d’éducation, etc. Mais la violence qu’elle exerce, dans le quotidien de certaines personnes ou lors de grands mouvements sociaux, est un puissant révélateur des lignes qui structurent l’ensemble de nos sociétés et qui peuvent faire intrusion directement dans nos vécus. Il s’agit donc d’un objet de lutte qui peut permettre, en partant par exemple des crimes policiers, d’ouvrir à bien d’autres champs.

Mathieu Lopes

[1À l’image, par exemple, du slogan : « Toulouse, Minneappolis, Beaumont, même police, même racisme »

[2« Bien que tentante, la comparaison avec l’affaire Adama Traoré est injuste » pour Caroline Fourest (Marianne, 06/06/2020), « Racisme et violences policières : la France n’est pas l’Amérique » pour Dominique Moïsi (Les Échos, 26/06/2020)

[3Florian Bobin, notamment, cite la « Déclaration du roi pour la Police des Noirs » (août 1777), dans « Les forces du désordre, de la répression coloniale aux violences policières », Contretemps.eu, 30/11/2020

[4Respectivement et notamment : commandant de l’armée sudiste esclavagiste, trafiquant d’esclaves, organisateur de l’exploitation coloniale et esclavagiste sous Louis XIV, gouverneur de Madagascar, gouverneur du Sénégal.

[5Livre collectif du Groupe d’études sur les mondes policiers en Afrique (GEMPA), co-dirigé par Jean-Pierre Bat et Nicolas Courtin, aux Presses universitaires de Rennes, 2012.

[6« Introduction générale. Le maintien de l’ordre dans l’empire français : une historiographie émergente », Emmanuel Blanchard, Joël Glasman.

[7Blanchard et Glasman, op. cit.

[8 Idem

[9A ce sujet, le livre pointe qu’il est parfois difficile aux historiens de s’appuyer sur les seules sources écrites, qui désignent souvent par euphémisme la violence du traitement infligé aux indigènes.

[10En particulier, le travail de Mathieu Rigouste, L’ennemi intérieur (La Découverte, 2009) ou La domination policière (La Fabrique, 2012).

[11« Des massacres oubliés de mai 1967 en Guadeloupe aux prémices de l’ordre sécuritaire moderne dans les quartiers »

[12Le livre, États d’urgence, une histoire spatiale du continuum colonial de Leopold Lambert (PMN éditions, 2021) fournit un grand nombre d’exemples.

[13Emmanuel Blanchard, La police parisienne et les Algériens (1944-1962), éd. Nouveau monde, 2011.

[14Choukri Hmed. « « Tenir ses hommes ». La gestion des étrangers « isolés » dans les foyers Sonacotra après la guerre d’Algérie », Politix, vol. 76, no. 4, 2006, pp. 11-30.

[15La défense de l’expansion de l’Empire colonial français par Jules Ferry s’est notamment faite en invoquant que « les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures » le 28 juillet 1885 à l’Assemblée nationale.

[16Sur ces considérations, lire La domination policière, de Mathieu Rigouste.

[17Ces trajectoires sont bien réelles mais je préfère ne pas nommer les personnes dont il s’agit.

[18Sur cette diffusion, voir Escadrons de la mort, l’école française de Marie-Monique Robin, soit en film, soit en livre à La Découverte.

[19Tiquet, Romain. « Un policier français dans l’Empire. Pierre Lefuel, dernier directeur de la Sûreté voltaïque (1959-1960) et pionnier du Service de coopération technique internationale de police (SCTIP) », Histoire, économie & société, 2013.

[21Jean-Pierre Bat et Nicolas Courtin, op. cit.

[22Rapport « L’arbitraire comme norme et 37 ans de dictature ».

[23Le Monde, 14/05/2005.

[24« Basse-Pointe. La grève des ouvriers de la banane de 1974 », l’Humanité, 19/08/2013.

[25Le secrétaire d’État à l’outremer, Maurice Lemoine, a reconnu le chiffre de 87 morts. Le préfet de l’époque était Pierre Bolotte, mentionné plus haut.

[26Dans le film de Mehdi Lallaoui, Jean-Marie Tjiabou, le Kanak qui rêvait d’indépendance, décrit dans l’article « Ouvéa, terreur d’État », Mathieu Lopes, Billets d’Afrique n°277, mai 2018.

[27Voir par exemple le rapport de la commission des finances du Sénat qui s’intitule « La présence militaire dans les outre-mer : un enjeu de souveraineté et de protection des populations », octobre 2022.

[28Le Monde et LCI, 21/04/2018.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 329 - été 2023
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