Survie

La Françafrique, 50 ans déjà...

Publié le 16 février 2010 - Survie

« La Françafrique, c’est comme un iceberg. Vous avez la face du dessus, la partie émergée de l’iceberg : la France meilleure amie de l’Afrique, patrie des droits de l’homme, etc. Et puis ensuite, vous avez 90% de la relation qui est immergée : l’ensemble des mécanismes de maintien de la domination française en Afrique avec des alliés africains... »

François-Xavier Verschave

Avertissement préalable : De la désinformation...

La politique africaine de la France relève du domaine réservé du chef de l’État. Elle échappe donc dans une très large mesure à tout contrôle démocratique, que celui-ci émane du parlement, de la presse, voire même de la Justice (voir argumentaire n°10). Le résultat, c’est que la réalité de la Françafrique, c’est à dire des liens politiques, économiques et militaires entre la France et ses anciennes colonies africaines (mais malheureusement pas seulement), paraît tout à fait incroyable tant elle est en décalage, et même en opposition totale, avec l’image que les médias donnent généralement de l’action généreuse de la France sur le continent africain.

Pourtant, les investigations aussi importantes que minutieuses menées durant plus de dix ans par François-Xavier Verschave, puis par ses continuateurs, ont permis de dresser un début de cartographie de cet univers occulte où se mêlent quête du pouvoir, prédation économique et trafics en tout genre, et leur corolaires que sont la violence et la misère qui frappent les populations africaines. Ces travaux, compilés en différents ouvrages cumulant plusieurs milliers de pages, ont subi par deux fois l’épreuve d’une justice française pourtant peu encline à faire la lumière sur ces affaires qui impliquent les plus hauts personnages des États (Français et Africains). Malgré tout, face au foisonnement de documents versés et au nombre de témoignages recueillis, la justice n’a pu que reconnaître, pour reprendre les termes du jugement, « l’importance des sujets évoqués, mais aussi le sérieux des investigations effectuées ». Celle-ci a donc admis que « malgré la vigueur des attaques, il n’apparaît pas que la démarche de François-Xavier Verschave soit critiquable. » Pourtant, en dépit de cette caution judiciaire, ces travaux sont restés très largement dans l’ombre, superbement ignorés par les médias, à quelques rares et marginales exceptions près...

Aux origines de la Françafrique : une décolonisation de façade

Pour comprendre le système de la Françafrique, il faut remonter à ses origines. A son retour au pouvoir en 1958, De Gaulle se voit contraint par le mouvement de l’histoire et les pressions internationales à accorder officiellement leur indépendance aux anciennes colonies subsahariennes de la France. Mais dans le même temps, il charge son fidèle homme de l’ombre Jacques Foccart de faire l’inverse, c’est-à-dire de maintenir la dépendance de fait. C’est le point de départ de la Françafrique : d’un coté une légalité internationale proclamée haut et fort, les indépendances, mais de l’autre la mise en place de mécanismes perpétuant la dépendance, et donc forcément illégaux puisqu’en contradiction avec l’indépendance reconnue en droit.

Ce choix s’explique essentiellement par quatre raisons :

  • le maintien du « rang » international de la France avec un poids décisionnel important à l’ONU, ce qui ne peut être garanti que par des États clients, alliés indéfectibles de la France qui s’alignent automatiquement sur ses positions ;
  • l’accès garanti aux matières premières stratégiques et/ou très rentables (pétrole, uranium, bois etc.) ;
  • le financement occulte mais à grande échelle de la vie politique française (d’abord du parti gaulliste, puis de tous les grands partis français), à travers les détournements de l’aide et des rentes des matières premières ;
  • le rôle de la France comme « sous-traitante » des États-Unis pour contenir l’expansion communiste sur le continent africain dans un contexte de guerre froide.

Les mécanismes systémiques de la domination néo-coloniale

Pour remplir ces différents objectifs, la domination néo-coloniale de la France s’appuie sur un véritable système intégré sur tous les plans : politique, militaire et policier, et bien sûr économique.

Soumission politique contre enrichissement personnel

Comment ce système occulte de domination s’est-il mis en place ? D’abord par l’installation quasi-systématique de chefs d’États « amis de la France », que l’on pourrait qualifier, pour reprendre les termes de François-Xavier Verschave, de « gouverneurs à la peau noire », ce qui permet de donner une illusion d’indépendance. L’exemple le plus flagrant est sans doute celui du gabonais Omar Bongo, pilier historique de la Françafrique, qui a reconnu être issu des services secrets français.

Différentes méthodes sont utilisées pour arriver à ces fins. D’abord, la violence extrême, comme ce fut le cas au Cameroun où le populaire mouvement indépendantiste de l’UPC, mené par Ruben Um Nyobé, a été littéralement écrasé dans un bain de sang par la France et ses alliés locaux, provoquant entre 1957 et 1970 entre cent et quatre cent mille morts, selon les estimations. Dans d’autres cas, quand la population était parvenue à se doter de leaders éclairés et élus, on a procédé par l’assassinat pur et simple des dirigeants. Ce fut notamment le cas au Togo où Sylvanus Olympio fut froidement assassiné par un quarteron d’officiers franco-togolais fraîchement débarqué des guerres coloniales indochinoises et algériennes, parmi lesquels se trouvait Etienne Eyadéma. Celui-ci prendra par la suite la tête du pays, instaurant une dictature militaire impitoyable durant près de quarante ans, avant d’être remplacé à sa mort par son fils Faure Gnassingbé. On peut également signaler la mort pour le moins suspecte du prometteur dirigeant Centrafricain Boganda et enfin, quelques années plus tard, le cas de Thomas Sankara, leader charismatique du Burkina-Faso qui fut renversé et assassiné par l’actuel chef d’État burkinabé Blaise Compaoré, avec le soutien de la France (et l’appui de l’indéfectible Félix Houphouët-Boigny).

Dernière méthode, la fraude électorale massive qui a permis d’écarter systématiquement tout candidat issu des aspirations des peuples concernés, pour installer des dirigeants dévoués à la cause française. A l’exception de la Guinée de Sékou Touré, coupable d’avoir osé dire « non » à De Gaulle en 1958, et épisodiquement, de quelques pays trop pauvres en ressources pour exciter les appétits français comme le Mali, ou le Niger (jusqu’à la découverte de l’ampleur de ses réserves d’uranium), aucune ancienne colonie africaine de la France n’a échappé à ces coups d’États électoraux soutenus, voire fomentés par la France.

Avant d’examiner les mécanismes de prédation économique qui justifient cette ingérence politique, une question s’impose : comment ces « gouverneurs noirs » ont-ils pu accepter un tel marché, hypothéquant pour des décennies le développement de leur pays et le bien-être de leurs populations ? La réponse est pourtant simple, c’est l’appât du gain. Les termes du marché implicite passé par la France avec ces potentats locaux consistait tout simplement à dire « laissez-nous décider de la conduite des affaires du pays, et en échange de votre silence et de votre soutien, servez-vous à volonté dans les caisses de l’État ». Et les intéressés (au premier rang desquels les Eyadéma, Mobutu, Moussa Traoré, etc.) ne se sont pas fait prier, constituant parfois des fortunes considérables égalant la dette extérieure de leurs pays ! On notera au passage que ce marché digne de Faust a eu des conséquence terribles sur l’ensemble des sociétés concernées, cette logique de corruption à outrance ayant nécessairement perfusé par capillarité descendante à tous les niveaux de l’administration, et de la sphère économique dans son ensemble...

La domination militaire et l’appui aux États policiers

Sur le plan militaire, la domination est également flagrante. Elle passe bien sûr par la présence de bases militaires sur le continent africain, aujourd’hui au nombre de trois (Sénégal, Gabon et Djibouti) depuis la fermeture de la base de Centrafrique, et la transformation de celle de Côte d’Ivoire en statut d’opération extérieure, auxquelles il faut ajouter la présence militaire au Tchad, sous statut d’opération extérieure provisoire depuis... 1986. Si le nombre de soldats français présents de manière permanente sur le sol africain a fortement diminué depuis les années 1960, il faut noter que cette réduction s’est accompagnée d’un accroissement constant des moyens de projection depuis la métropole, et qu’il reste tout de même à l’heure actuelle environ 6000 soldats français prépositionnés dans les bases permanentes auxquels il faut ajouter de 3000 à 5000 soldats présents dans le cadre d’opérations extérieures ainsi qu’une présence maritime permanente dans le Golfe de Guinée (affectée à la surveillance des champs pétrolifères).

Les accords de défense constituent l’autre instrument de la domination militaire. Ces accords de défense, garantissant le soutien français en cas de menace extérieure et intérieure, lient officiellement huit pays africains à la France, mais ils s’accompagnent de toute une série d’accords plus ou moins secrets d’assistance technique et de coopération militaire. Le corollaire de cette coopération est bien sûr la vente d’armes pour laquelle la France se classe encore au 3e ou au 4e rang mondial selon les années.

A tout cela s’ajoute la domination militaro-policière qui s’exerce à travers toute une série d’officines publiques et privées, l’envoi de mercenaires parfois mandatés et équipés par la France, et la fourniture d’agents et de matériel de sécurité visant à former et à équiper des polices politiques comptant parmi les plus violentes du monde et qui s’illustrent régulièrement dans la répression sanglante de toute velléité d’opposition. Ces pratiques remontent aux origines de la Françafrique, avec par exemple le recyclage des anciens de l’OAS au service de ces polices politiques africaines, qui sont à leur tour passées maître dans l’usage de la torture. Dernier exemple en date, la fourniture par un groupe français de 500 000 euros d’équipement pour les forces de sécurité togolaise à l’approche des présidentielles de 2010 dans le cadre d’un «  projet d’appui à la sécurisation des élections ». Les manifestants qui ne manqueront pas de descendre dans la rue pour protester contre la nouvelle mascarade qui s’annonce apprécieront !

La prédation économique et le pillage des ressources

L’exploitation des richesse du continent africain était dès l’origine au cœur du projet colonial. Lorsque celui-ci prend fin, l’accès à certaines ressources stratégiques reste une préoccupation majeure pour le général De Gaulle qui affirme dès 1961 : « Notre ligne de conduite, c’est celle qui sauvegarde nos intérêts et qui tient compte des réalités. Quels sont nos intérêts ? Nos intérêts, c’est la libre exploitation du pétrole et du gaz que nous avons découvert ou que nous découvririons. » Pour remplir cet objectif, le général crée Elf Aquitaine, avec à sa tête un de ses proche issu des services secrets : Pierre Guillaumat. C’est le début de la mise en place du système Elf, qui vise à assurer la mainmise française sur le pétrole et le gaz africain. Cette entreprise ne sera jamais une simple compagnie pétrolière, comme le montre notamment le nombre d’agents secrets qu’elle emploie (jusqu’à 400 !), et comme le démontrera partiellement l’affaire Elf, lorsque celle-ci éclate à la fin des années 90, éclaboussant au passage les plus hauts personnages de la République dont l’ancien ministre et président du Conseil Constitutionnel Roland Dumas, et même le Président de l’époque, François Mitterrand. Pour prendre la mesure de l’ampleur du système Elf, le mieux est encore de citer son ancien dirigeant Loïk Le Floch-Prigent : « il ne se passe rien dans les pays pétroliers, en particulier en Afrique, dont l’origine ne soit pas Elf » [1]. Le groupe était en effet au cœur d’un système de corruption à grande échelle, mêlant entre autres ventes d’armes et financement des partis politiques français, tout cela grâce aux immenses rentes pétrolières détournées des pays producteurs avec la complicité grassement rémunérée de leurs dirigeants.

Mais si l’action d’Elf est unique par son ampleur, et sa proximité avec les cercles du pouvoir politique et économique en France et en Afrique, ce groupe n’a pas été le seul acteur du pillage des ressources africaines. On peut ainsi mentionner les entreprises métropolitaines que la décolonisation a laissées en position dominante voire monopolistique dans certains pays africains : Compagnie Française de Développement des Textiles (CFDT) sur le coton, Rougier sur le bois, CFAO sur le commerce et la distribution, plantations coloniales de bananes, de café, de cacao etc. A ses géants hérités de la colonisation, s’ajoutent des groupes privés qui s’appuient sur l’Afrique pour se développer de manière extraordinairement rapide comme Bouygues, ou encore Bolloré, dont la boulimie et la diversification accélérée des activités sur le continent (transports, médias, commerce, plantations etc.) laissent penser qu’elle tend à remplacer Elf par son influence sur les affaires franco-africaines. Parmi les piliers de la prédation économique des ressources africaines, on peut encore citer Areva qui exploite d’immenses mines d’uranium dans des conditions écologiques et sanitaires déplorables et qui soutient par la même occasion les dirigeants en place comme le Président Tandja au Niger, auteur d’un récent putsch constitutionnel pour se maintenir au pouvoir au-delà de la limite légale de ses deux mandats. On peut enfin citer Total, qui a absorbé la trop sulfureuse enseigne Elf, ou encore BNP Paribas très implantée dans le secteur stratégique de la banque en Afrique.

Outre l’action des entreprises, qui bénéficie le plus souvent d’un soutien plus qu’appuyé de la part du pouvoir politique français, l’exploitation économique de l’Afrique est facilitée par des éléments systémiques que sont les accords de coopération économique qui assurent à la France un quasi-monopole d’accès à certaines ressources stratégiques ou particulièrement rentables, et surtout le Franc CFA, véritable camisole contraignant les anciennes colonies africaines à commercer en priorité et dans des conditions préférentielles avec la France, et qui fut également un outil de détournements et de blanchiment massifs. Enfin, les pays africains sont également prisonniers du carcan d’une dette exponentielle, contractée par des dictateurs irresponsables avec l’encouragement bienveillant de Paris, et qui entrave aujourd’hui inexorablement le décollage économique de ces pays.

Des tentatives avortées d’affranchissement du système

On comprend donc bien, à travers ces trois piliers, comment la France a rendu impossible le développement et la démocratisation de ses anciennes colonies africaines. Ces États néo-coloniaux n’ont en effet aucun intérêt au développement économique qui, en faisant émerger une classe moyenne, pourrait susciter une contestation du système, et des velléités mal venues de démocratisation. Cependant, la fin de la guerre froide a entraîné malgré tout un vent de démocratisation qui a atteint le continent africain. Mais le système françafricain est parvenu à le contenir par deux moyens redoutables. D’abord, l’instrumentalisation, voire l’invention pure et simple de clivages ethniques permettant de reporter la rancœur populaire envers les dirigeants sur une partie de la population désignée comme l’ennemi intérieur. Cette stratégie du bouc émissaire, ou du « diviser pour mieux régner », vieille comme le monde, a été d’une efficacité redoutable, au point qu’elle a parfois échappé à ses promoteurs et dérivé en guerres civiles, le paroxysme de l’horreur étant atteint avec le génocide des Tutsi au Rwanda en1994. Mais cette stratégie n’a pas été abandonnée, comme on a pu le voir plus récemment avec la Côte d’Ivoire.

Deuxième moyen tout aussi efficace, quoique globalement moins meurtrier et plus présentable aux yeux de la communauté internationale : la démocratisation de façade. Organisée autour d’un multipartisme créé de toute pièce, sur le modèle du fameux multi-mobutisme, où la plupart des partis « d’opposition » sont en fait des alliés du pouvoir, cette démocratisation décrétée dans son fameux discours de La Baule par le président Mitterrand en 1990, consiste à organiser des élections « libres » dont la régularité est garantie par des observateurs français, ou de l’Organisation Internationale de la Francophonie par exemple.

En fait, on utilise la prétendue aide à l’organisation d’élections démocratiques pour mieux contrôler celles-ci et mettre en place un système de fraude souvent grossier mais infaillible. Et c’est ainsi que, depuis 1991, les dirigeants illégitimes du Togo, du Cameroun, du Congo-Brazzaville, du Gabon ou encore de Djibouti se maintiennent indéfiniment au pouvoir par les urnes, avec l’aval de la France, parfois même suivie par une communauté internationale complice ou frappée de cécité face à l’ampleur des fraudes.

De la Françafrique à la Mafiafrique

Le réseau Foccart et ses héritiers

La Françafrique est à l’origine une histoire de famille, ou en tout cas de réseaux, entre la France et ses anciennes colonies africaines. Son principal instigateur, Jacques Foccart, était ainsi au cœur d’un immense réseau d’influences multiples mêlant les milieux politiques, économiques, mais aussi les milieux militaires, du renseignement et du mercenariat, et enfin des milieux maçonniques (à travers la Grande Loge Nationale Français en particulier) voire sectaires (Rose-Croix etc.). Dès les années 70, Charles Pasqua récupère une partie de ces fameux réseaux Foccart, et les branche sur ses propres réseaux politico-mafieux (en particulier corses). Le tout est mis au service de Chirac, qui récupérera la partie foccartienne à son arrivée à Matignon en 1986. Dans le même temps, Mitterrand crée ses propres réseaux par l’intermédiaire de son fils Jean-Christophe, et de son conseiller Afrique, Guy Penne. A partir de là, les socialistes ne seront plus en reste et rattraperont vite leur retard sur les héritiers du gaullisme auxquels bien des liens de complicité les uniront.

Mondialisation et Mafiafrique

Ces réseaux historiques de la Françafrique sont essentiellement basés sur la toute-puissance de la République officielle, et surtout souterraine. Or le phénomène de mondialisation qui s’accélère à la fin des années 90 provoque une libéralisation économique effrénée doublée d’un affaiblissement du pouvoir des États-nations. Dans ce contexte, la Françafrique est contrainte de muter pour se maintenir. La mainmise néo-coloniale de la France sur son pré-carré est menacée ? Qu’à cela ne tienne, la Françafrique historiquement anti-communiste, mais qui affiche également un anti-américanisme de façade, va s’allier aux puissances économiques étrangères, en particulier américaine et russe mais aussi britannique, sud-africaine ou encore israëlienne, pour conserver à tout prix son influence sur le continent. Dans le même temps, elle sort de son pré-carré et tente d’étendre son influence sur des pays non issus de l’empire colonial français comme le Rwanda, ou encore l’Angola.

Ce dernier pays est l’exemple parfait de la mutation de la Françafrique en Mafiafrique. Déchiré par une guerre civile meurtrière depuis son indépendance en 1975, l’Angola dispose d’immenses réserves pétrolières. Outre le fait qu’on sait désormais de manière certaine que la France et Elf ont longtemps armé les deux camps, afin d’exploiter tranquillement ces ressources, l’affaire de l’Angolagate permet de mettre en lumière cette interpénétration des réseaux internationaux de ventes de pétrole et d’armes (les deux activités les plus soumises à la corruption, et qui nécessitent donc en fait les même « compétences » en termes de finance parallèle et de blanchiment d’argent). En effet, les deux principaux protagonistes de cette affaire sont d’un coté le multimilliardaire russo-franco-israëlien Arcadi Gaydamak, protégé à la fois par les services secrets russes, israëliens et français, et branché sur la mafia russe, et de l’autre l’homme d’affaire Pierre Falcone, lui-même protégé par les services français et la CIA américaine. Drôle d’alliance a priori mais visiblement pas choquante lorsqu’il s’agit d’affaires aussi juteuses et qui nécessitent des protections en aussi haut lieu, comme l’ont récemment montré les déclarations menaçantes de Charles Pasqua à l’encontre de MM. Chirac et De Villepin, à l’issue de sa condamnation à de la prison ferme dans cette affaire.

Des paradis fiscaux et judiciaires

De telles pratiques sont rendues possible par l’existence de paradis fiscaux et judiciaires, qui jouent un rôle central dans les malversations françafricaines en général, et dans ce type d’affaires mafiafricaines en particulier. En effet, on estime à l’heure actuelle que les plus grandes banques françaises auraient la moitié de leurs comptes extérieurs dans des paradis fiscaux, et que la moitié des transactions financières mondiales passeraient par ces trous noirs de la finance.

Les principales caractéristiques de ces paradis fiscaux et judiciaires sont une fiscalité très faible, voire inexistante, mais aussi un secret bancaire et une immunité judiciaire quasi absolus, permettant aux grands corrupteurs, trafiquants d’armes et autres mafieux françafricains d’échapper aux poursuites judiciaires, même à l’échelle internationale, et de poursuivre en toute impunité leurs activités criminelles.

Au-delà des affaires et des trafics françafricains, ces paradis fiscaux posent un problème majeur vis-à-vis de notre modèle de développement, et de ce qu’on peut appeler l’élaboration des biens publics mondiaux (santé, éducation, protection sociale, mais aussi environnement etc.). En effet, ce modèle de développement, que nous avons suivi avec plus ou moins de succès jusqu’à sa remise en cause par les tenants de l’idéologie néolibérale, est essentiellement basé sur les prélèvements obligatoires, à savoir les impôts.

Or dans un contexte de mondialisation accrue, les paradis fiscaux menacent ce principe même de prélèvement obligatoire en offrant une échappatoire totale aux plus informés, qui sont également les plus fortunés. Comme le disait François-Xavier Verschave, « si aujourd’hui tout les particuliers fortunés reçoivent quotidiennement des mails ou des fax leur expliquant comment ne pas payer d’impôts ; si les plus grandes entreprises se voient également expliquer tout les jours comment ne pas payer l’impôt, il n’y aura plus que les pauvres et les imbéciles pour payer leurs impôts, ce qui ne fera pas lourd. Les paradis fiscaux servent à détruire le fisc, à avoir un taux d’impôt zéro. S’il y a un taux d’impôt égal à zéro, adieu éducation, santé etc. » [2]. En bref, les paradis fiscaux sont non seulement un instrument vital pour les activités illégales de la Françafrique, mais ils sont plus largement une menace grave pour notre modèle de développement, et de manière plus certaine encore pour les perspectives de développement des pays africains.

La Françafrique, 50 ans... et toutes ses dents !

Les mutations de la Françafrique évoquées plus haut ont donné l’occasion à certains, au premier rang desquels les piliers de la Françafrique eux-mêmes, d’annoncer régulièrement et de façon péremptoire la fin, ou la mort de la Françafrique. Ne nous y trompons pas, si la Mafiafrique est devenue une réalité, les principales caractéristiques de la Françafrique traditionnelle que sont la soumission politique à travers la corruption des dirigeants, la domination militaire à travers la présence officielle et officieuse de forces armées sur le terrain, et surtout la prédation économique à travers l’action des grands groupes français, sont plus que jamais d’actualité. Certes, les parrains historiques des réseaux ont peu à peu disparu de la scène françafricaine, avec la mort de Foccart en 1997 et la relative mise à l’écart des réseaux Chirac éclaboussés par un certain nombre d’affaires politico-financières depuis l’entrée en fonction de Nicolas Sarkozy.

Mais les logiques classiques sont toujours à l’œuvre, comme l’a démontré l’absence totale de rupture dans la politique africaine de la France, malgré des déclarations fracassantes du candidat Sarkozy sur le sujet. La nomination d’un secrétaire d’Etat à la Coopération un peu trop véhément, désireux de « signer l’acte de décès de la Françafrique » n’a pas plu du tout aux parrains Bongo, Sassou Nguesso et consorts, qui ont immédiatement réclamé (et obtenu !) son déclassement, officialisant ainsi la poursuite d’une politique africaine irresponsable et complaisante à l’égard des dictateurs. Son remplaçant Alain Joyandet martèle depuis son discours d’entrepreneur, insistant sur la nécessité pour la France de « défendre ses parts de marché » en Afrique, notamment face à l’avancée de la Chine sur le continent, volontiers montrée du doigt pour réveiller le patriotisme économique français, et justifier le maintien des positions économiques privilégiées de la France en Afrique.

En outre, la remise par Nicolas Sarkozy lui-même de la légion d’honneur à l’avocat Robert Bourgi, héritier de Foccart qui s’affirme actuellement comme le nouvel homme de l’ombre de la politique franco-africaine, a de quoi préoccuper, tout comme la validation française des putschs électoraux ou constitutionnels du Mauritanien Abdel Aziz, du Gabonais Ali Bongo (fils et héritier d’Omar) et du Nigérien Mamadou Tandja. Finalement, malgré les discours volontaristes de rupture, rien n’a changé, comme le montre également la montée contestataire que provoque en Afrique le projet de « célébration concertée » du cinquantenaire de l’indépendance des anciennes colonies africaines de la France...

Rien ou presque, car il faut malheureusement souligner une évolution entrevue plus haut avec l’avènement de la Mafiafrique. Si la collusion entre pouvoir politique et puissance économique est restée aussi forte qu’aux plus belles heures de la Françafrique, il semble que le contexte de mondialisation dérégulée ait provoqué une certaine inversion des rapports de force au profit du pouvoir économique des grands groupes. Si Elf pouvait être considéré par le passé comme le bras économique de l’État français en Afrique, la situation paraît s’être inversée, et l’on voit aujourd’hui la diplomatie française essentiellement préoccupée par la défense tous azimuts des intérêts des entreprises française sur le continent africain.

Les Areva, Bouygues, Total et Bolloré semblent désormais être devenus les principaux instigateurs de la politique africaine de la France, ce qui laisse peu d’espoir quant à une éventuelle normalisation des relations, et quant aux perspectives de décollage économique et de démocratisation des pays africains...

[1« Confession » de Loïk Le Floch-Prigent, 12/12/1996

a lire aussi