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France, terre d’accueil… pour extrémistes hutus

Publié le 20 mai 2020 - Survie

L’arrestation près de Paris de Félicien Kabuga, le présumé financier du génocide des Tutsis, est l’occasion de rappeler que des dizaines de personnes suspectées de génocide résident encore dans notre pays, la plupart d’entre-elles en toute impunité. A commencer par Agathe Kanziga, la veuve du président Habyarimana, la sans-papiers la plus célèbre de l’héxagone. Étant donné le soutien apporté par les dirigeants français aux auteurs du génocide, il n’est pas surprenant que la justice française montre si peu d’empressement à les poursuivre...

Les extraits suivants sont tirés de notre Dossier Noir "L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda" de Raphaël Doridant et François Graner, que vous pouvez commander via notre boutique.

A VOIR > Une conférence de François Graner sur leur enquête

Agathe Kanziga, la « sans-papiers » qui voulait lancer un appel à la continuation du génocide

Le cas d’Agathe Kanziga, la veuve du président Habyarimana, est emblématique de cette réticence à agir. Agathe Kanziga a été la première évacuée de Kigali, vers Bangui, avant même les ressortissants français. Elle arrive à Paris en classe affaires, accueillie sur instruction du président Mitterrand avec une somme de 200 000 francs présentés comme une aide aux réfugiés. Pendant le génocide, elle s’active, et Mitterrand dit d’elle à trois responsables de Médecins sans frontières, le 14 juin 1994, qu’elle a « le diable au corps » : « J’ai eu Agathe Habyarimana à la maison. C’est une folle qui voulait lancer un appel à la continuation du génocide sur les radios périphériques françaises. On a eu du mal à la calmer. » Repartie en septembre 1994, elle revient clandestinement en France quelques années plus tard.

En 2004, elle s’adresse à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), puis à la Commission des recours des réfugiés (devenue depuis la Cour nationale du droit d’asile), et finalement au Conseil d’État pour obtenir l’asile. Elle se présente comme une innocente ménagère (...) Or à chaque étape, sa demande d’asile est rejetée par les différentes administrations et juridictions françaises, avec des arguments longuement détaillés. Ainsi la Cour nationale du droit d’asile établit que, bien que dépourvue de rôle officiel, elle était « au cœur du régime génocidaire responsable de la préparation et de l’exécution du génocide », ayant « exercé une autorité de fait entre 1973 et 1994, mais aussi au-delà de cette date ».

Agathe Kanziga a joué un rôle central au sein du premier cercle du régime, l’Akazu, « système clanique de partage et d’utilisation des prébendes financières », qui a « confisqué le véritable pouvoir en institutionnalisant les soutiens familiaux ». Elle coordonnait « différents cercles politique, économique, militaire et médiatique ». Elle a été la « pièce maîtresse du système de répression », à commencer par le Réseau Zéro et ses « escadrons de la mort ». Elle a joué un « rôle prédominant » dans « le lancement puis le contrôle du journal extrémiste Kangura » et de Radio des Mille Collines. Elle a eu un « rôle personnel » en 1991 dans « l’organisation des massacres », en 1992 dans « la formation et l’équipement des milices Interahamwe », le 11 février 1994 dans l’établissement de listes de personnes à exécuter. À partir de la mort de son mari, elle a démontré son « emprise sur les affaires de l’État », y compris après son départ pour la France.

En 2007, le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR), animé par Dafroza et Alain Gauthier, a déposé en France une plainte contre elle, actuellement en cours d’instruction, pour crime de génocide et complicité de crime contre l’humanité. Agathe Kanziga est aussi visée par un mandat d’arrêt international émis par le Rwanda. Cela ne l’a pas dissuadée de demander à nouveau un titre de séjour, qui lui a finalement été refusé par le Conseil d’État en 2013 [1] ; ni de saisir, également en 2013, la Cour européenne des droits de l’homme, qui n’a pas considéré sa demande comme recevable. Ni extradée, ni expulsée, ni jugée, c’est la « sans-papiers » la plus célèbre de France. Gageons qu’Agathe Kanziga détient beaucoup trop de secrets sur la coopération franco-rwandaise pour être un jour inquiétée.

Le contentieux autour de son droit d’asile a été l’occasion pour la justice administrative française de se pencher sur de nombreux dossiers en abordant la question du génocide elle-même [2]. Ainsi, en 2019, le Conseil d’État a confirmé la planification du génocide et le rôle qu’a joué le gouvernement intérimaire rwandais dans la décision des massacres. Il a en outre refusé que l’ex-officier des Forces armées rwandaises Francois-Xavier Nzuwonemeye soit accueilli en France, malgré son acquittement par le TPIR.

Près d’un millier de Rwandais sont réfugiés en France, et tous ne sont pas des rescapés du génocide des Tutsis. Un ingénieur-chimiste de 39 ans, Emmanuel Rwirangira, discret mais extrémiste, a été pendant des années traducteur dans la zone d’attente de Roissy, sympathique intermédiaire entre la police et les demandeurs rwandais. Leurs demandes d’asile ont eu un taux de succès de 82 % (plus élevé que pour aucune autre nationalité), ce qui a « permis de fait à des présumés bourreaux des Tutsis de trouver une confortable retraite en France ». Parmi eux, Tassien Kayijuka, qui a importé 19 000 machettes (14 tonnes) fin 1992, ou le colonel Sébastien Ntahobari, qui pendant le génocide était attaché militaire de l’ambassade du Rwanda en France, où il joue les intermédiaires entre les génocidaires et les autorités françaises. Pourtant, la loi prévoit qu’on puisse exclure de l’asile « les personnes dont on aura des raisons de penser […] qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité ».

La grande lenteur des instructions contre des Rwandais résidant en France

Les juridictions françaises sont saisies dès 1995 des premières plaintes visant des personnes suspectées de génocide résidant en France. Le traitement de ces plaintes est rendu possible par la loi du 22 mai 1996, qui donne une compétence universelle à la justice française pour connaître les crimes imprescriptibles que sont les crimes contre l’humanité, et parmi eux le génocide. La loi française a introduit l’incrimination de « génocide » en mars 1994 et reprend la substance du texte de la Convention internationale de 1948, à deux différences notables près. En un sens, la définition française est plus restrictive, car elle requiert qu’il existe un « plan concerté ». En sens inverse, elle est plus extensive, car elle ne requiert pas que la désignation du groupe à exterminer dépende de critères « objectifs ». Elle est donc historiquement plus exacte, puisqu’en réalité cette désignation est le fruit d’une décision politique arbitraire : ce sont les criminels qui distinguent qui est arménien, juif, tzigane, tutsi, et par conséquent voué par eux à la mort.

Au milieu des années 1990, les plaintes contre les suspects de génocide sont à l’époque instruites par des juges d’instruction non spécialisés et qui traitent parallèlement de nombreux autres dossiers dont ils ne sont pas déchargés, malgré leurs demandes en ce sens parfois. En 2004, la Cour européenne des droits de l’homme condamne la France dans le dossier de l’abbé Wenceslas Munyeshyaka, estimant « que l’on ne saurait considérer comme “raisonnable” une durée globale de presque neuf ans pour une information pénale au demeurant toujours en cours ». Cette condamnation n’accélère pas l’instruction de l’affaire.
À partir de janvier 2012, ces plaintes, au nombre d’une trentaine en 2019, sont rassemblées au pôle « crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre » du tribunal de grande instance de Paris, créé sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Doté de magistrats spécialisés, secondés par des assistants et des officiers de police judiciaire qui lui sont spécialement affectés, le pôle va pouvoir – dix-huit ans après le génocide – poursuivre plus efficacement les nombreux suspects de génocide réfugiés dans notre pays.

Vingt ans après, les premières condamnations

Un premier procès a lieu en 2014 devant la cour d’assises de Paris, qui condamne l’un des organisateurs des massacres, l’ex-capitaine des Forces armées rwandaises Pascal Simbikangwa, à vingt-cinq ans de réclusion pour génocide et complicité de crimes contre l’humanité. Cette condamnation, confirmée en appel en 2016, puis en cassation en 2018, est aujourd’hui définitive. Ce verdict est un symbole fort. L’importance de ce procès tient aussi au fait que c’est le premier à aboutir en France, au rôle central qu’avait eu l’accusé au Rwanda, au déroulement des audiences et à la médiatisation qui l’a accompagné.

Le capitaine Pascal Simbikangwa, proche du clan présidentiel, est un ancien membre de la garde présidentielle, où il contribue à la protection du président Habyarimana et à l’instruction des commandos. Suite à un accident, il bascule dans le civil. En 1988, il dirige le Service central de renseignement (SCR), directement lié à la présidence, à une époque où le Rwanda était, selon l’ambassadeur de France, une « poudrière contenue par le service de renseignements ». Il le dirige jusqu’en 1992 ; selon la DSGE, il y est « suspecté d’avoir torturé de nombreuses personnes [3] » et il est membre du Réseau Zéro. Cet idéologue fait aussi partie des 50 actionnaires-fondateurs de Radio des Mille Collines.

Son procès a duré plus de sept semaines, du 4 février au 28 mars 2014. Une attention particulière a été accordée au contexte historique : historiens et journalistes témoins des faits se sont succédé à la barre pour rappeler la réalité et la nature du génocide des Tutsis. Quatre de ces dépositions ont été l’occasion d’effleurer la question du rôle de la France, qui n’était pas le sujet du procès : celles du journaliste Renaud Girard qualifiant l’opération Turquoise de « poudre aux yeux », du juriste Filip Reyntjens, du lieutenant-colonel Michel Robardey et de Fabrice Tarrit, président de Survie, qui a rappelé la passivité et même la complicité des plus hautes autorités françaises malgré l’alerte lancée par Jean Carbonare en 1993. De façon répétée, l’accusé et ses avocats ont cherché à atténuer la réalité et l’ampleur du génocide des Tutsis, en contestant certains faits, tels que la préméditation et l’organisation soigneuse de ce génocide, ou en usant d’accusations « en miroir ». Ce déni et ce mépris ont été particulièrement choquants pour les familles de victimes quand l’avocate de la défense a insisté sur l’absence des victimes du côté des parties civiles. Alain Gauthier, président du CPCR, avait pourtant rappelé à la barre que « la marque du génocide, c’est le silence de nos morts ». La cour d’assises ne s’est pas laissé influencer par ces tentatives de diversion. Dans son jugement, elle relève la préparation et l’organisation particulièrement efficaces des massacres, et souligne explicitement que le génocide des Tutsis était le fruit d’un « plan concerté », analyse confirmée en appel. Ainsi, rejoignant la justice administrative, la justice pénale française a reconnu clairement que le génocide des Tutsis était prémédité.

Deux autres auteurs du génocide, les ex-bourgmestres Octavien Ngenzi et Tito Barahira (ce dernier avait obtenu le statut de réfugié politique en France), sont condamnés par les assises à la perpétuité en 2016, peine confirmée en appel en 2018 et en cassation le 16 octobre 2019. Lors de leur procès en première instance, l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau a, pour la première fois dans une enceinte judiciaire, abordé de manière précise plusieurs aspects du rôle de la France. Dans son verdict de 2018, la cour d’assises d’appel souligne la validité et la cohérence d’ensemble des témoignages à charge de la part de Rwandais que Ngenzi et Barahira tentaient de discréditer, et elle rappelle la réalité du génocide des Tutsis du Rwanda, admise par les accusés eux-mêmes, qui a résulté d’un « plan concerté au niveau national » et d’une organisation collective.

Ce bilan de trois condamnations (en 2019) est bien maigre, alors que près de 30 dossiers de génocidaires présumés sont en cours d’instruction. Plusieurs d’entre eux sont déjà morts, et à ce rythme-là, d’autres encore le seront avant d’avoir rendu compte de leurs actes [4].

Mauvaise volonté judiciaire

Si la justice pénale est nécessairement lente, surtout du fait des délais d’appel puis de cassation, et du manque de moyens du pôle « crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre » comme du reste de l’appareil judiciaire, un troisième facteur doit être pris en compte : la mauvaise volonté.
Pour bloquer un dossier, « il n’y a pas besoin de consignes : il suffit de ne pas donner de moyens pour l’instruire », explique une juge saisie de dossiers rwandais ; ou même de ne pas l’ouvrir du tout : « ne donnez pas d’instructions au parquet pour ouvrir une information judiciaire, il n’y aura pas d’ouverture. Durant plusieurs années, la France ne voulait pas que l’on travaille sur ces dossiers », analyse a posteriori l’une des juges d’instruction. Force est de constater que les poursuites ouvertes ne l’ont pas été à l’initiative du ministère public [5] , mais à l’initiative de rescapés et d’associations ii, essentiellement le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR) [6]. Le parquet ne paraît guère pressé de rechercher et de traduire en justice les dizaines de Rwandais vivant en France suspectés d’avoir été des acteurs du génocide. Pourquoi cette lenteur ? Le peu d’empressement de la part de la justice se retrouve également dans les médias ; si le premier procès, celui de Simbikangwa en première instance, a été fortement médiatisé (d’autant qu’il s’est tenu juste avant la vingtième commémoration du génocide), la médiatisation est complètement retombée lors des procès suivants.

Le manque de zèle à poursuivre les suspects de génocide réfugiés dans notre pays est d’autant plus scandaleux que, parallèlement, la Cour de cassation a systématiquement refusé, et ce à des dizaines de reprises, d’extrader vers le Rwanda les personnes réclamées par la justice de ce pays. Or, en droit international existe l’obligation d’« extrader ou juger ». Le Rwanda demande que la France extrade ou juge une quarantaine de Rwandais vivant sur son sol. La France a d’abord refusé l’extradition vers le pays des Mille Collines parce que la peine de mort y était en vigueur  [7]. Après son abolition en 2007, plusieurs pays, dont la France, ont continué à refuser l’extradition, au motif que la justice rwandaise n’était ni équitable ni indépendante. Le Rwanda a amélioré son système judiciaire, ce que le TPIR puis la Cour européenne des droits de l’homme ont reconnu à partir de 2011. La plupart des pays ont alors commencé à extrader vers le Rwanda. Certaines cours d’appel françaises ont également autorisé des extraditions, mais la Cour de cassation a annulé leurs décisions au motif que si le Rwanda avait en 1994 déjà signé la Convention de 1948 sur le génocide, il n’avait pas encore adapté son Code pénal en conséquence : aucune peine n’étant encore prévue pour ce crime en 1994, la justice rwandaise ne pourrait s’appliquer. Avec un raisonnement aussi spécieux, on n’aurait jamais pu juger rétroactivement les nazis à Nuremberg ni créer le TPIR… et la France n’aurait pas pu extrader de suspect vers ce TPIR [8].

Ainsi, concernant les Rwandais suspects de génocide, les avancées sont insuffisantes, mais au moins existent-elles indéniablement : les auteurs du génocide ne dorment plus entièrement en paix dans notre pays. La justice française semble avoir correctement pris la mesure du génocide des Tutsis : sa nature, ses auteurs, sa planification. En outre, le fait de nier, minorer ou banaliser le génocide des Tutsis du Rwanda est réprimé par la loi depuis 2017.
La situation est toute différente quand il s’agit d’examiner le rôle de l’État français ou de poursuivre d’éventuels complices français.

[1Conseil d’État, 7e et 2e sous-sections réunies, no 366219, 5 juin 2013.

[2La justice administrative est compétente pour juger les litiges opposant une personne privée à l’État, à une collectivité territoriale, à un établissement public ou à un organisme privé chargé d’une mission de service public.

[3Cette accusation a été évoquée lors de son procès en 2014, mais à cette date elle était prescrite.

[4Pour Claude Muhayimana, Sosthène Munyemana, Laurent Bucyibaruta, Laurent Serubuga, les instructions sont encore en cours. Les procès, envisageables au plus tôt pour 2020, soit vingt-cinq ans après les faits, sont reportés pour diverses raisons, et au moment de mettre sous presse, aucune date n’est prévue. Fabien Neretse alias Nsabimana a été jugé à Bruxelles ; le 19 décembre 2019 il a été reconnu coupable de crime de génocide et crimes de guerre, et condamné à 25 ans de détention.

[5Une évolution semble se dessiner puisque, après le témoignage du frère de Pascal Simbikangwa lors du procès de ce dernier en 2014, une information judiciaire a été ouverte contre lui à la demande du parquet. Au total, une douzaine de nouveaux dossiers d’instruction ont été ouverts, a annoncé le parquet de Paris le 7 décembre 2019.

[6Les autres associations sont Cauri, la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), la Ligue des droits de l’homme (LDH), la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra), la Communauté rwandaise de France (CRF), Ibuka-France et Survie.

[7Suite au génocide, 600 Rwandais ont été condamnés à mort ; 22 d’entre eux ont été exécutés en 1998.

[8Comme cela a été le cas pour Dominique Ntawukuriryayo en 2008 (condamné à vingt-cinq ans de prison, réduits à vingt ans en appel).

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