Survie

Commission Duclert : la grande lessive a commencé

Publié le 8 avril 2020 - Survie

Bien qu’elle affirme ne pas vouloir, à ce stade, tirer des conclusions, même partielles, de l’examen des archives auquel elle a procédé ces derniers mois, la commission présidée par l’historien Vincent Duclert prend une orientation inquiétante pour la recherche impartiale sur le rôle de l’État français dans le génocide des Tutsis du Rwanda. La note d’étape blanchit déjà discrètement les autorités françaises de certaines accusations.

La note intermédiaire de la « Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994) » [1] a été rendue publique le 7 avril 2020 [2]. C’est peu dire qu’elle était attendue. Sa parution le jour même de la commémoration officielle du génocide témoigne de la volonté de ses auteurs d’honorer la mémoire des victimes. Y parviennent-ils pourtant ? La note a beau souligner le caractère « scientifique » d’une commission qui a « la responsabilité de transmettre » (p. 12), ses « responsabilités méthodologiques et éthiques » (p. 13). Elle a beau revendiquer une « réflexion approfondie et apaisée » , par contraste sans doute avec les « vives polémiques » prisées par les « détracteurs » de la politique française, ces louables déclarations peinent à convaincre le lecteur attentif. Si « sur de tels sujets où les traumatismes, les conflits, demeurent considérables, l’établissement de la vérité joue un rôle éminent » , si « la vérité n’est toutefois pas une simple affirmation, [mais] se construit à travers une démarche de connaissance qui s’oblige à la transparence de sa méthodologie et de ses pratiques » (p. 10), alors la commission Duclert n’est pour le moment pas à la hauteur des principes qu’elle s’est elle-même fixés. En témoigne le jugement qu’elle nous livre déjà, entre les lignes, sur des points cruciaux toujours controversés, abordés en détails dans le Dossier noir publié par Survie en février 2020 : « L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda », de Raphaël Doridant et François Graner. [3]

I. L’OPÉRATION NOROÎT (OCTOBRE 1990 – DÉCEMBRE 1993)

Concernant l’opération Noroît, la commission Duclert estime que « [d’]’octobre 1990 à décembre 1993, [la France] s’implique fortement dans le soutien militaire au régime de Juvénal Habyarimana alors menacé par les offensives du Front patriotique rwandais venues d’Ouganda, sa base arrière. [...] Dans le même temps, la diplomatie française incite fortement le régime qu’elle soutient à engager des négociations de paix et de partage du pouvoir avec l’opposition politique intérieure et le FPR, des négociations qui débouchent sur les accords d’Arusha (juillet 1992-août 1993) » (p. 9).

Vingt-six ans plus tard, la commission Duclert reprend à son compte un discours de justification diffusé dès juin 1994 par l’Élysée pour répondre aux accusations portées alors par la FIDH d’avoir mené « une politique contestable et détestable » au Rwanda. Pour la présidence de la République, où siégeait François Mitterrand, « d’octobre 1993 jusqu’à l’arrivée de la MINUAR, la présence militaire française, loin de constituer un soutien unilatéral au régime en place, a eu un effet sur chacune des parties : dissuader le FPR de rechercher une solution militaire ; pousser le Président Habyarimana à accepter un partage négocié du pouvoir avec le FPR » (Communiqué de presse du 18 juin 1994).

Cette présentation de la politique française correspond à une certaine réalité pour la période allant d’octobre 1990 au début de 1993 : le Quai d’Orsay a bel et bien fait pression sur Habyarimana pour qu’il nomme un premier ministre d’opposition en avril 1992, et, même si la France n’a pas joué un rôle moteur lors du processus d’Arusha, elle l’a formellement appuyé et a favorisé les négociations entre le FPR et le gouvernement rwandais en organisant trois rencontres à Paris entre les deux parties (octobre 1991, janvier 1992 et juin 1992). Deux gros bémols sont cependant à signaler : d’abord, la France a continué à livrer des armes et elle a maintenu des troupes au Rwanda alors même que l’accord de cessez-le-feu de N’Sele (mars 1991) puis le premier accord d’Arusha (juillet 1992) l’interdisaient ; plus grave, les autorités françaises ont refusé de prendre en considération les massacres de Tutsis couverts par le régime, alors qu’elles étaient au fait dès octobre 1990 de l’intention de certains responsables rwandais d’exterminer ces derniers.

A partir de 1993, la politique menée par la France s’éloigne diamétralement de la présentation bien lisse avalisée par la commission Duclert. Quand, en février 1993, une commission internationale d’enquête formée par quatre ONG de défense des droits de l’homme met en cause le sommet de l’État rwandais dans la perpétration de massacres à caractère génocidaire, les responsables français ne réagissent nullement en exerçant une pression sur le régime pour que cessent les tueries, qualifiées par le conseiller Afrique de Mitterrand, Bruno Delaye, de « malheureuses exactions commises par les extrémistes hutus [4] » . Elles préfèrent encourager, pour repousser une nouvelle offensive du FPR, un « front commun » des Hutus autour du président Habyarimana, ce qui constituait « presque un appel à la guerre raciale [5] » selon l’historien Gérard Prunier. Dans la foulée, les plus hauts gradés français – l’amiral Lanxade et le général Quesnot, qui lui a succédé comme chef d’état-major particulier de Mitterrand - lancent une campagne de diabolisation du FPR. Ce dernier est assimilé à des « Khmers noirs » , et les Tutsis rwandais à « l’ennemi » , à travers le prisme ethniste des dirigeants français [6].

II. L’OPÉRATION AMARYLLIS (9-14 AVRIL 1994)

A propos de l’opération Amaryllis, la commission Duclert note : « Dès l’attentat du 6 avril, l’armée française organise, entre le 8 et le 14 avril 1994, l’opération Amaryllis chargée d’évacuer les ressortissants français et européens ainsi que certains Rwandais, tutsi et hutu dont, pour ces derniers, des proches du président Habyarimana » (p. 9). En mentionnant d’abord les Tutsis parmi les Rwandais évacués par Amaryllis, la commission se livre à une distorsion ignoble des faits, qui laisse croire que les militaires français se sont aussi préoccupés du sort des Tutsis. La Mission d’information parlementaire de 1998 avait au contraire relevé, en se fondant notamment sur le témoignage de Vénuste Kayimahe, employé du centre culturel abandonné par les soldats français : « Il semble donc qu’en l’espèce, il y ait bien eu deux poids et deux mesures et que le traitement accordé à l’entourage de la famille Habyarimana ait été beaucoup plus favorable que celui réservé aux employés tutsis dans les postes de la représentation françaises – ambassade, centre culturel, Mission de coopération [7] » .

Cette indifférence au sort des Tutsis est confirmée par les documents obtenus par la Mission d’information parlementaire qui précisent, à propos des médias très présents durant Amaryllis, que « le COMOPS [le commandant de l’opération, le colonel Poncet] a facilité leur travail en leur faisant deux points de presse quotidiens et en les aidant dans leurs déplacements, mais avec un souci permanent de ne pas leur montrer des soldats français limitant aux seuls étrangers l’accès aux centres de regroupement sur le territoire du Rwanda ou n’intervenant pas pour faire cesser des massacres dont ils étaient les témoins proches [8] ».

III. L’OPÉRATION TURQUOISE (22 JUIN - 22 AOÛT 1994)

La commission Duclert s’est-elle déjà forgée une opinion sur l’opération Turquoise, déclenchée à la fin du génocide avec l’objectif officiel de mettre fin aux massacres ? Sa note d’étape indique pour commencer que « la France est la seule puissance occidentale à agir » (p. 9). Elle estime que « le bilan de son intervention, notamment en matière médicale avec l’envoi de la Bioforce des armées pour lutter contre le choléra qui décime les réfugiés, est réel » . Elle souligne que « son engagement [de la France] devient rapidement un sujet d’interrogation, voire d’accusation. Son objectif humanitaire, revendiqué, est mis en doute, notamment par le Front patriotique rwandais mais aussi sur la scène internationale, par des ONG ainsi que par des médias. La France est soupçonnée d’être motivée par des raisons cachées (assistance au « gouvernement intérimaire » , exfiltration des Forces armées rwandaises voire des milices hutu vers le Zaïre, opposition à la victoire du FPR) » .

Si cette présentation des questions soulevées par l’opération Turquoise est globalement correcte, la commission y apporte déjà la réponse quand elle écrit : « Alors que l’opération Turquoise, à objectif humanitaire et sous mandat des Nations Unies, se distingue fortement de la politique française jusque-là suivie au Rwanda, ses détracteurs les confondent » . Aux yeux de la commission Duclert, l’opération Turquoise est donc bien une opération humanitaire et ses « détracteurs » ne savent pas voir les faits puisqu’ils confondent ses objectifs avec les objectifs passés de la France au Rwanda, à savoir contenir militairement le FPR. Dans ces conditions, est-ce encore utile de gaspiller son temps à dépouiller méthodiquement les archives de Turquoise [9] ?

IV. LES AUTORITÉS FRANÇAISES ET LA THÈSE DU « DOUBLE GÉNOCIDE »

Abordant l’état du débat public dans notre pays, la commission note très justement : « En France, les autorités éprouvent des difficultés à exprimer une position claire qui implique d’honorer les victimes et de désigner les bourreaux. Des voix tentent d’opposer un « génocide » des Hutu, venant qualifier massacres et représailles commis contre ces derniers, au génocide des Tutsi bien réel, amenant les conflits politiques et mémoriels à s’aviver encore ». La commission Duclert omet malheureusement de préciser que ces « voix » suggérant, par l’usage du pluriel (les génocides commis au Rwanda), qu’un génocide des Hutus a été commis ne sont rien moins que celles de la fine fleur de la classe politique : un président de la République, François Mitterrand [10], et deux ministres des Affaires étrangères (plus tard premiers ministres) Alain Juppé [11] et Dominique de Villepin [12], entre autres.
Hubert Védrine, Alain Juppé, le général Christian Quesnot, l’amiral Jacques Lanxade, le général Jean-Pierre Huchon… peuvent dormir sur leurs deux oreilles [13] : le rapport final de la commission Duclert ne leur donnera pas de cauchemars.

[1Emmanuel Macron a annoncé il y a un an la création de cette commission pour « mener un travail de fond centré sur l’étude de toutes les archives françaises concernant le Rwanda entre 1990 et 1994 » (communiqué de l’Elysée, 5 avril 2019).

[2Note à consulter sur le site du Ministère des Affaires étrangères, diplomatie.gouv.fr

[3Raphaël Doridant et François Graner, L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda, Agone, février 2020. Plus de détails sur survie.org

[4Bruno Delaye, « Note à l’attention de Monsieur le Président de la République. A/s – Rwanda : mission à Kigali et Kampala » », 15 février 1993.

[5Gérard Prunier, Rwanda 1959-1996. Histoire d’un génocide , éditions Dagorno, 1997, p. 216-217.

[6Raphaël Doridant et François Graner, L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda, Agone, 2020, p. 75-98.

[7Assemblée nationale, Mission d’information commune, rapport n° 1271, Enquête sur la tragédie rwandaise (1990-1994), 1998, tome I, Rapport, p. 269.

[8Assemblée nationale, Mission d’information commune, rapport n° 1271, Enquête sur la tragédie rwandaise (1990-1994), 1998, tome I, Rapport, p. 266.

[9Aborder ici sérieusement les questions posées par Turquoise excéderait la taille de ce texte. Le lecteur intéressé se reportera au chapitre IV de L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda, op. cité.

[10Conférence de presse au sommet franco-africain de Biarritz, 9 novembre 1994.

[11Libération, 16 juin 1994.

[12RFI, 1er septembre 2003.

[13Pour une synthèse sur chacun de ces décideurs politiques et militaires, voir le rapport Déni et non-dits : 25 ans de mensonges et silences complices sur la France et le génocide des Tutsis du Rwanda, Survie, avril 2019.

a lire aussi