Survie

Turquoise : une zone humanitaire sûre… pour le gouvernement génocidaire

Publié le 6 mars 2019 - Groupe Rwanda

A la veille des 25èmes commémorations du génocide des Tutsi, le général Lafourcade, Commandant de l’Opération Turquoise, cherche à minimiser le rôle qu’a joué la France dans la fuite des membres du Gouvernement Intérimaire Rwandais (GIR) en juillet 1994. Contrairement à ses affirmations, ce ne sont pas deux mais au moins une dizaine de membres du GIR qui se sont réfugiés en juillet 1994 dans la zone humanitaire sûre (ZHS) créée par l’Opération Turquoise.

Pour le Commandant de Turquoise, seuls deux membres du GIR ont traversé la ZHS

Dans un communiqué, publié le 17 février 2019 sur le site de l’association France-Turquoise qui a pour but de "Défendre et promouvoir la mémoire et l’honneur de l’armée française et des militaires français ayant servi au Rwanda", le général Lafourcade – président fondateur de cette même association – réagit à l’enquête menée par des journalistes de France24 qui affirment que "la France a laissé fuir le gouvernement intérimaire" au Congo en franchissant la Zone Humanitaire Sûre (ZHS).
Pour le général Lafourcade, « seuls deux membres du gouvernement intérimaire rwandais ont transité par la zone Turquoise du 16 au 17 juillet avant de passer d’eux même au Zaïre » : Theodore Sindikubwabo, président par intérim de la République rwandaise, et de Jérôme Bicamumpaka, ministre des affaires étrangères. Il ajoute que « ce sont de simples personnalités isolées et sans influence, une d’entre elles ayant été blanchie par le TPIR » et qu’il « est donc faux d’affirmer que le Gouvernement intérimaire rwandais est passé par la zone Turquoise. » [1]
Ironiquement intitulé « Une exigence de vérité », le communiqué du Général Lafourcade est une perle de désinformation, qui va rejoindre les trop nombreuses autres enfilées depuis 25 ans par les autorités françaises à propos de leur collaboration avec leurs homologues rwandaises génocidaires.

Dans les faits, ils étaient au moins dix

Sindikubwabo et Bicamumpaka sont effectivement passé dans la zone humanitaire sûre (ZHS) mise en place par la force Turquoise [2], au vu et au su de celle-ci. Mais ils sont loin d’être les seuls membres du gouvernement génocidaire à y avoir trouvé refuge. Jean Kambanda, Premier ministre du GIR a reconnu dans sa déposition au TPIR le 15 mai 1998, être lui-même passé en ZHS accompagné du ministre de la Défense Augustin Bizimana [3]. Il précise qu’en « juillet 1994 le président Sindikubwabo et treize ministres se trouvaient au Zaïre. Ils étaient divisés en deux groupes, cinq se trouvaient à Goma et les autres à Bukavu [ville zaïroise frontalière de la ZHS]. »
Les 7 ministres [4] que compte Jean Kambanda avec lui à Bukavu, ville congolaise située face à Cyangugu sont nécessairement passés par cette ville frontière qui se trouvait dans la Zone Humanitaire Sûre contrôlée par l’Opération Turquoise. Pauline Nyiramasuhuko, ministre de la Famille du GIR qui « aurait elle-même, de vive voix, appelé aux meurtres d’enfants et de femmes tutsi » selon l’ambassadeur français Yannick Gérard [5], a ainsi écrit dans son agenda avoir « passé la nuit à Kibuye » le 15 juillet 1994, et « quitté Cyangugu pour Bukavu » le 18 juillet [6].
Ces informations qui accablent la hiérarchie de Turquoise sont confirmées par plusieurs déclarations :

  • Hervé Ladsous, représentant de la France au Conseil de sécurité, écrit 15 juillet 1994 au président du Conseil de sécurité que « la présence du "Président" du "Gouvernement intérimaire" du Rwanda et de quatre de ses "ministres" a été constatée à Cyangugu dans la zone humanitaire sûre du sud-ouest du Rwanda. » [7]
  • Jean de Dieu Habinéza, ministre du travail du GIR, déclarait le 16 juillet 1994 : « 13 des 19 membres du gouvernement rwandais se trouvent à Cyangugu avec le Premier ministre, M. Jean Kambanda et le président de l’Assemblée nationale, M. Théodore Sindikubwabo [devenu de par ses fonctions président de la République par intérim]. » [8]
    Ainsi, ce sont donc le président rwandais par intérim et son premier ministre, accompagnés de 8 ministres de ce gouvernement génocidaire - et non des moindres (Défense, Intérieur, Justice, Affaires étrangères) - qui sont assurément passés à la mi-juillet 1994 par la ZHS contrôlée par Turquoise pour gagner le Zaïre. Selon le numéro d’octobre 1994 du mensuel de la Légion étrangère, Képi blanc, l’état-major tactique du groupement sud de Turquoise a même « provoqué et organisé » cette évacuation du gouvernement de transition le 17 juillet.

Une décision prise par l’Élysée

Selon toute vraisemblance, c’est au cours d’une réunion à Matignon le 15 juillet 1994 qu’il a été ainsi décidé de laisser fuir le gouvernement génocidaire. Toutefois ce choix ne faisait pas l’unanimité. Le Quai d’Orsay semble se l’être fait rappeler par l’Elysée à en croire les annotations écrites de la main d’Hubert Védrine dans la marge d’une dépêche de l’agence Reuter qui titrait « Rwanda – Paris prêt à arrêter les membres du gouvernement ». Le secrétaire général de l’Elysée de l’époque écrivait : « Lecture du Président. Ce n’est pas ce qui a été dit chez le Premier Ministre ». Après trois 3 mois de tueries orchestrées par ce gouvernement intérimaire et plus de 800 000 victimes, l’Elysée continuait de faire de Turquoise une opération de repli stratégique pour ses alliés génocidaires.

[1Voir le communiqué sur le site de cette association, https://www.france-turquoise.com/une-exigence-de-verite/

[2Bernard Lugan écrit en effet que le 16/07/94 « le lieutenant-colonel Hogard se rend ainsi à la villa occupée par Théodore Sindikubwabo [à Cyangugu]. L’entrevue avec MM.Sindikubwabo et Bicamumpaka est tendue. » : François Mitterrand, l’armée française et le Rwanda. Éditions du Rocher, mars 2005, p.249. Jacques Hogard décrit lui-même cette rencontre dans les mêmes termes dans son livre Les larmes de l’honneur - 60 jours dans la tourmente au Rwanda. Hugo doc., 2005

[4Il s’agit des ministres des Affaires étrangères, de l’Intérieur, de la Justice, de l’Artisanat et du commerce, de l’Agriculture, de l’Information et de la Famille.

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