Survie

Vente d’armes : une priorité nationale

La France est passée en 2006 du troisième au quatrième rang mondial des exportateurs de matériel militaire. Mais le « pays des Droits de l’homme » entend bien rester concurrentiel sur le marché de la mort.

(mis en ligne le 1er janvier 2008) - Victor Sègre

Le ministère de la Défense a rendu
public le 4 décembre dernier son
huitième rapport annuel au parlement
sur les exportations d’armement [1],
qui consacre une large part au rappel des
principes, textes nationaux et internationaux
auxquels se conforme notre pays et
qui démontrent que « la France accorde
une grande priorité aux critères éthiques
 ». Officiellement, elle refuse par
exemple la fourniture « de matériels susceptibles
de concourir à la répression interne

 » ou de fournir des armes à des pays
en « conflit ouvert », et ce, même « en
l’absence d’embargo international
 ».
Bien sûr, le rapport ne mentionne que
les ventes légales et officielles, sans tenir
compte des trafics d’armes, quand bien
même ils sont organisés ou couverts par
les services secrets [2]. Le rapport rappelle
toutefois la nécessité de tenir compte, en
lien avec la diplomatie gouvernementale,
de l’existence « d’accords de défense,
de partenariats stratégiques dans le cadre
d’alliances ou d’accords bilatéraux
spécifiques
 ». Or, comme l’a rappelé le
ministre des Affaires étrangères pour
justifier la récente visite de Kadhafi en
France : « Il y a beaucoup d’autres pays
dans le monde avec lesquels nous entretenons
des relations bizarres et nécessaires
pour notre pays.
 » (AFP, 30 novembre
2007). Ce qui laisse une certaine marge
de manoeuvre au loin des « critères éthiques
 »…

Une plate-forme « Contrôlez les armes »

À l’occasion de ce rapport, la plateforme
« Contrôlez les armes » [3] a déploré
que « la France ait exporté des matériels
d’armement vers des pays désignés
comme responsables de violations des
droits humains
 » [4], soulignant que ces
exportations pouvaient avoir lieu « de façon
directe ou indirecte, par le biais des
réexportation
 », et de citer la Colombie,
la Chine, Israël, le Pakistan, la Russie ou
encore le Tchad. Elle s’est inquiétée que
le dispositif national de contrôle « n’intègre
pas suffisamment les préoccupations
relatives aux Droits de l’Homme, au droit
international humanitaire et au développement
durable
 ». La plate-forme notait
également que « le rapport traite en premier
lieu du Code de conduite de l’Union
européenne en matière de contrôle des
exportations d’armement
 », mais qu’il
reste « muet sur le rôle spécifique de la
France dans ce cadre
 ». Il appelait donc
cette dernière à déclarer « son plein engagement
en faveur de l’adoption
[de ce
texte] en position commune, sans y poser
de condition préalable
 » de manière à le
transformer en « un instrument juridiquement
contraignant
 ».

Le ministre de la Défense a lui aussi fait
part de son inquiétude, mais dans un
autre registre. En 2006, les livraisons
d’armement par la France se sont élevées
à 4,03 milliards d’euros, et les commandes
à 5,74 milliards (3,87 milliards d’exportations
en 2005 et 7,37 milliards en
2004, année faste). Nos marchands de
canons sont donc loin de la faillite. Mais
les industries françaises font face à une
concurrence plus diversifiée et leur part
relative sur le marché mondial régresse
légèrement alors que, comme le rappelle
Le Figaro du 13 décembre, « le marché
est pourtant globalement en expansion
 ».
Selon le dernier rapport annuel de l’Institut
international de recherche pour la paix
à Stockholm, le SIPRI, les dépenses militaires
mondiales ont progressé de 37 %
en dix ans pour atteindre 1 200 milliards
de dollars annuels en 2006. Mais la France
est passée du troisième au quatrième
rang mondial, devancée par la Russie
et talonnée par Israël. Les États-Unis
conservent bien entendu la première
place, loin devant le Royaume-Uni ; et
les quatre premiers exportateurs d’armes
(dont on ne se lassera pas de rappeler
qu’ils sont aussi quatre des cinq membres
permanents du Conseil de sécurité
de l’ONU...) totalisent 85% du marché.

Sauver Dassault et Lagardère

Hervé Morin a immédiatement promis
un « plan stratégique de soutien aux exportations
de défense
 » (AFP, 4 décembre
2007) bénéficiant de « la mobilisation
de tout l’appareil d’État
 » [5]. « Ce plan, a
résumé Hervé Morin, vise à « simplifier,
moderniser et fluidifier les procédures
actuelles d’exportations d’armement
 » [6].
Il s’agira, « à la demande des industriels
 » [7] de réduire les délais dans les procédures
d’agrément, mais aussi, pour les
matériels ou les pays considérés comme
moins « sensibles », de « développer des
agréments préalables globaux, permettant
d’exporter une liste de matériels
vers une liste de pays sans limitation de
quantités et sans dépôt de dossier spécifique
à chaque demande d’exportation.
 »
Il a aussi proposé la création d’un fonds
de soutien aux volets connexes des contrats
d’armement [8], les “volets connexes” étant
constitués des mesures économicopolitiques
accompagnant les signatures
de contrats (construction d’usines, transferts
de technologies ou de savoir-faire,
coopération militaire, etc.).

Le ministre a également rappelé qu’une
Commission interministérielle pour les
exportations de défense et de sécurité
(Ciedes) avait été installée en octobre
pour favoriser les exportations, et une
war room mise en place l’été dernier.
Créée à l’initiative de l’Élysée sur le
modèle américain, celle-ci est composée
d’un représentant des ministères des
Affaires étrangères, de la Défense, des
Finances, du Premier ministre, du chef
d’État-major particulier de la présidence
de la République et du secrétariat général
de l’Élysée (AFP, 24 octobre 2007). Pas
moins.

Une nouvelle garde pour Kadhafi

L’Élysée présentait récemment comme
l’une des premières applications concrètes [9]
de cette war room la signature d’un
mémorandum sur la coopération dans le
domaine de l’armement avec Kadhafi,
qui découle de l’accord de coopération
en matière de défense signé en Libye le
25 juillet dernier, initialement nié par les
autorités françaises, puis attesté fin août
par le Canard enchaîné, et portant notamment
sur la formation et l’équipement de
l’armée et des forces spéciales libyennes.
Le Figaro du 11 décembre confirmait que
la France postulait (comme le Royaume-
Uni et la Russie) à l’équipement et à la
formation d’une nouvelle garde prétorienne
pour le dictateur libyen, dotée des
matériels les plus performants et destinée
à jouer le rôle d’« assurance-vie du
régime ». Le mémorandum signé prévoit
l’ouverture de négociations « exclusives » avec la France en vue d’acheter
du matériel militaire pour un montant
qui pourra s’élever jusqu’à 4,5 milliards
d’euros. De quoi aider la France à retrouver
sa place sur le podium des marchands
d’armes.

Les industriels de l’armement aux anges

« Les industriels de l’armement entourant
Hervé Morin étaient visiblement aux
anges devant cette nouvelle mobilisation
ministérielle
 », rapporte Le Monde du 14
décembre. Pas besoin d’être devin pour
prévoir que les mesures annoncées visant
à « fluidifier » les autorisations d’exportations
d’armes vont encore multiplier
les dérogations aux vertueux principes
affichés. Les réexportations d’un pays
vers un autre en seront facilitées, de
même que la fourniture d’éléments en
kit, qui, tant que ces derniers ne sont pas
assemblés, si besoin avec la contribution
d’autres pays exportateurs, ne sont pas
considérés comme militairement sensibles
(des hélicoptères à vocation civile
ont pu par exemple rapidement être
transformés en hélicoptères de combat).
À défaut de concourir réellement au respect
des Droits de l’Homme, on devra
se consoler d’avoir une secrétaire d’État
préposée aux états d’âmes et un ministre
des Affaires étrangères qui amuse la
galerie.

Victor Sègre

[2Trafics d’armes, enquête sur les marchands de
mort
, de Laurent Léger, Flammarion, 2006.

[3La plate-forme française est copilotée par
Amnesty International France, Oxfam France -
Agir ici et le Secours catholique - Caritas France.
Elle est composée du CCFD (Comité catholique
contre la faim et pour le développement), Handicap
international, l’Observatoire des transferts
d’armements, Justice et Paix France, Pax Christi
France, Réseau Foi et justice Afrique-Europe,
Ligue des Droits de l’Homme, Médecins du
monde.

[4Communiqué de presse du 6 décembre www.
amnesty.fr

[5Le Figaro, 13 décembre 2007, « Morin engage
la relance des exportations d’armements ».

[6Le Monde, 14 décembre 2007, « Un plan pour
relancer les exportations d’armement ».

[7Le Figaro, 13 décembre 2007, « Morin engage
la relance des exportations d’armements ».

[8Le Figaro, 13 décembre 2007, « Morin engage
la relance des exportations d’armements ».

[9l’express.fr, 11 décembre 2007, « Pour
l’Elysée, la Libye est un client comme les
autres ».

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 165 - Janvier 2008
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