Survie

Le rapport Brazza : plus d’un siècle d’impunité

rédigé le 3 mars 2014 (mis en ligne le 5 mai 2014) - Jacques Morel

Suite à l’exploration de Pierre Savorgnan de Brazza, la France « prit possession » du Congo en 1886. Ce vaste territoire, formé du Gabon, du Congo actuel et de l’Oubangui-Chari (devenu République Centrafricaine), ne devait rien coûter à la métropole. Il fut donc partagé entre 40 compagnies concessionnaires. Afin de mettre en valeur le pays et de donner aux indigènes « la culture du travail », ceux-ci furent soumis à un régime de travail forcé et les récalcitrants subirent une répression atroce. Le « rapport Brazza », enfin publié, en témoigne.

À Fort­-Crampel (Kaga­-Bandoro en
RCA), pour que les indigènes « se tiennent tranquilles »,
l’administrateur Toqué et le commis aux
affaires indigènes Gaud firent exploser un
prisonnier avec une cartouche de
dynamite pour fêter le 14 juillet 1903.
« Ça médusera les indigènes, aurait dit
Gaud, le feu du ciel est tombé sur le Noir
qui n’avait pas voulu faire amitié avec les
Blancs
 ».

La nouvelle parvint à Paris, où le
gouvernement fut interpellé à la Chambre.
Le ministre des Colonies organisa une
mission d’inspection, non pas tant pour
enquêter sur des crimes de ce genre, que
pour montrer que les méthodes des
Français dans leur Congo étaient bien
plus humaines que celles imposées par le
roi Léopold II dans son État indépendant
du Congo. Une campagne était alors en
cours contre celui­ci pour l’exploitation
du «  caoutchouc rouge  », rouge du sang
des indigènes, forcés de récolter la sève
de lianes sauvages [1]. Les Français
comptaient sur une convention passée
avec Léopold II, qui leur donnait un droit
de préemption en cas de cession de l’État
indépendant du Congo.

Brazza, qui avait été remercié en 1898, fut
nommé à la tête de cette mission et partit
en avril 1905. Il mourut au retour à Dakar en septembre. Ses notes et les témoignages recueillis par ses collaborateurs furent examinés par une commission
formée de hauts fonctionnaires coloniaux qui rédigea un
rapport en 1907. Quoiqu’atténuant la
gravité des faits dénoncés par Brazza,
celui­ci ne fut jamais rendu public. Il
vient d’être édité [2].

Une des affaires les plus criantes découvertes par la mission fut l’arrestation de 58 femmes et 10 enfants aux environs de Mongoumba (en aval de Bangui en RCA) par M. Culard, commis aux affaires indigènes, afin de faire rentrer l’impôt en caoutchouc. N’ayant pas jugé
suffisant le volume apporté par les
hommes, il envoya ces otages à Bangui où
ils furent enfermés pratiquement sans
nourriture par l’administrateur Marsault.
Au bout de cinq semaines, en avril ou mai
1904, 45 femmes et 2 enfants étaient
morts.

Il était d’usage de prendre en otage les
femmes et les enfants quand les hommes
s’enfuyaient pour échapper au portage ou
au paiement de l’impôt de capitation. Les
otages n’étaient libérés qu’en échange de
50 kg de caoutchouc ou 20 kg d’ivoire. À
Fort­-Sibut (Krébedjé, RCA), Brazza
apprit que 119 femmes étaient prises en
otage. La route du portage qui menait de
Bangui au Tchad était devenue un désert,
car la population fuyait les rafles.

Ces pratiques étaient couvertes par le
commissaire général Emile Gentil qui,
avec la mission Foureau­-Lamy et le reste
de la mission Voulet­-Chanoine battit,
« l’infâme Rabah », donnant ainsi le
Tchad à la France. La commission De
Lanessan l’innocenta.

Félicien Challaye, compagnon de Brazza,
publia « Le Congo français » en 1906
dans les Cahiers de la quinzaine de
Péguy [3]. En 1935, il constate que la
population du Congo français était estimée à 20 millions en 1911 et qu’en
1931 on ne l’estime plus qu’à 2.5
millions [4]. La construction du chemin de
fer Congo-­Océan au prix d’un homme par
traverse [5] , n’arrangea pas ce « déficit démographique », comme on dit. André
Gide put constater en 1926 que les
mesures prises pour éviter le portage,
construction de routes et du chemin de fer
ne firent qu’accroître le travail forcé.
L’exploitation du coton s’ajouta à celle du
caoutchouc [6]. Épidémies et famines firent
des ravages.

Pour réprimer les populations qui se
révoltaient, le colonisateur utilisait des
miliciens indigènes. Il recourut même à
des guerriers réputés anthropophages.
Lord de la révolte du Kongo­Wara, dans
l’ouest et le nord de la RCA, il appliqua
en 1931 la bonne vieille méthode de
Bugeaud : l’enfumage des grottes où se
réfugiaient les insurgés [7].

Ainsi, le secret sur les archives d’État est
lié à des crimes d’État. Ce silence est
également
entretenu
par
l’élite
intellectuelle. Des années trente aux
années quatre vingt, le livre de Gide
n’était pas disponible en librairie.
Catherine
Coquery­-Vidrovitch,
qui
découvrit le rapport Brazza en 1965,
remarque que pour le trouver, il suffisait
d’aller aux archives d’Aix en Provence.

Pour la colonisation, écrit Jean Suret­-Canale, le choix proposé était simple :
l’esclavage colonial ou l’extermination.
Celle­ci atteignit les limites de l’horreur
dans ce bassin du Congo et il s’en fallut
de peu qu’elle n’ait abouti.

Aujourd’hui encore, le même État
criminel se présente dans les mêmes
lieux, prétendant ramener la paix et
empêcher un génocide dans un pays
déchiré entre les appétits des dictateurs
qu’il soutient.

[1Voir Adam Hochschild, Les fantômes du roi Léopold, Belfond, 1998, et Arthur Conan Doyle, Le Crime du Congo belge, Les Nuits rouges, 2005.

[2« Le rapport Brazza. Mission d’enquête du Congo », préface de Catherine Coquery­ Vidrovitch, Le passager clandestin, 2014.

[3Republié dans le livre de Conan Doyle, op. cit.

[4Félicien Challaye, « Un Livre noir du colonialisme ­ Souvenirs sur la colonisation », les nuits rouges, 1998.

[5Albert Londres, Terre d’ébène, Le Serpent à plumes, 2000.

[6André Gide, Voyage au Congo suivi de Le retour du Tchad, Idées/Gallimard.

[7Raphaël Nzabakomada­Yakoma, L’Afrique centrale insurgée. La guerre du Kongo­Wara, 1928­-1931, préface de Jean Suret­-Canale, L’Harmattan, 1986.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 233 - mars 2014
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