Survie

« L’opacité sert aussi à dissimuler des activités criminelles »

rédigé le 2 mars 2015 (mis en ligne le 1er mai 2015) - Thomas Noirot

Après le « Luxleaks » sur les accords entre le Luxembourg et des multinationales pour échapper à l’impôt (cf. Billets n°242, janvier 2015), le scandale du « Swissleaks » a révélé les noms de fraudeurs présumés ayant eu des comptes cachés dans une filiale suisse de la Banque HSBC il y a 8 ans, issus d’une liste qu’un ancien salarié, Hervé Falciani, avait déjà remis la liste à la justice. Entretien avec Lucie Watrinet, chargée de plaidoyer au CCFD-Terre Solidaire et coordinatrice de la Plateforme Paradis Fiscaux et Judiciaires [1]

Que nous apprend cette affaire ?

On connaissait l’existence de cette liste depuis 2008, mais les noms n’avaient jamais fuité jusque là. Les autorités françaises avaient déjà ouvert une enquête, pour une liste initiale de 3000 personnes, et la justice avait été saisie pour 62 cas seulement, Bercy ayant plutôt « transigé » pour obtenir un accord à l’amiable avec la plupart des fraudeurs.

Ce qui est de nouveau c’est donc d’avoir accès, par pays, à des noms et à des chiffres. Et comme pour le « Luxleaks », cela donne une idée de l’ampleur du scandale, puisque seulement de novembre 2006 à mars 2007, plus de 180 milliards de dollars ont transité par la filiale suisse HSBC Private Bank, concernant 100 000 clients et 20 000 sociétés offshore !

Ces révélations confirment aussi nos positions sur deux aspects :

  • ­les profils extrêmement variés des clients dont les noms ont été divulgués (vedettes du show­biz, responsables politiques, trafiquants de drogues ou d’armes, financiers du terrorisme...) illustrent l’effet de ces « juridictions du secret », où l’opacité est utilisée à des fins de délinquance fiscale mais aussi de dissimulation d’activités criminelles.
  • ­tous les pays sont touchés, et les pays en développement paient un tribut proportionnellement très lourd : les évadés fiscaux de Swissleaks viennent de France, de l’Union européenne, mais aussi du continent africain. Selon le site d’informations Euractiv, 19 Etats africains font partie des 100 pays ayant le plus de contribuables concernés. C’est notamment le cas du Maroc et de l’Afrique du Sud, dont proviennent pour chacun plus de 1000 clients, mais aussi du Mali et de la Zambie (avec une soixantaine de clients chacun), et dans des pays comme la Tanzanie, le Sénégal ou la Côte d’Ivoire, les sommes concernées représentaient plus de 30 % du budget santé annuel !

La justice a-­t­-elle prévu de réagir ?

Ces dernières révélations n’ont pas déclenché les enquêtes, qui étaient déjà en cours sur la base des listes transmises par Hervé Falciani, le lanceur d’alerte. En novembre dernier, la Belgique avait inculpé la filiale suisse d’HSBC pour fraude fiscale organisée et blanchiment. En France, l’enquête des juges d’instruction a pris fin mi­-février, on attend de savoir s’il y aura un procès ou si un non lieu sera prononcé. En revanche, au Royaume­-Uni le Swissleaks a provoqué l’audition par des parlemen­taires britanniques des patrons du groupe HSBC (dont le siège est à Londres), mais on ignore les suites.

L’enjeu de ces investigations, et des procès s’il y en a, c’est de voir si on va inculper des personnes : pas seulement des fraudeurs, mais les responsables d’HSBC qui, dans l’ombre, ont organisé les montages permettant cela. Il faut qu’ils soient poursuivis en leur nom propre, et non que cela soit limité à une amende pour la banque, sinon ces pratiques perdureront.

Les lanceurs d’alerte comme Hervé Falciani sont­ils protégés ?

Falciani est poursuivi, pour avoir dérobé des données d’HSBC, par la justice suisse, qui n’est pas prête de tolérer ça.

Dans l’Union européenne, il n’existe pas de directive globale sur les lanceurs d’alerte. En France, la législation est assez lacunaire. Il existe 5 lois différentes : d’une part la transposition, en 2007, de la convention des Nations unies contre la corruption, et d’autre part 4 lois nées entre 2011 et 2013 de deux scandales, celui du Médiator et l’affaire Cahuzac. Mais 2 de ces 5 lois, qui concernent toutes des domaines différents, ne protègent pas le lanceur d’alerte du licenciement par son employeur, et dans 4 lois sur 5, le lanceur d’alerte n’a pas le droit d’avertir la presse.

Avec l’association Transparency Interna­tional, membre de la Plateforme, nous demandons une loi globale, conférant un statut unique, une rémunération et une protection du lanceur d’alerte, aujourd’hui pas véritablement protégé (il reste un citoyen ordinaire, sans protection spécifique comme celle des journalistes).

Au lieu de ça, la loi Macron a failli porter un coup très dur à la possibilité de révéler des scandales similaires, puisque un article avait été introduit sur le « secret des affaires », prévoyant de punir les personnes violant ce secret, avec peu d’exceptions. Retiré de la loi Macron grâce à la mobilisation des ONG et surtout des journalistes, le secret des affaires revient par la fenêtre européenne, dans une directive en cours de discussion sur laquelle il faut se mobiliser. C’est crucial car les scandales provoqués par des lanceurs d’alerte ont toujours aidé à faire avancer nos combats.

On distingue souvent l’évasion fiscale, basée sur des montages légaux, et la fraude fiscale, la part illégale de l’évitement de l’impôt. Dans la pratique, peut­-on distinguer ces flux financiers, et peut-­on lutter contre la fraude fiscale et tolérer l’évasion fiscale ?

Cette distinction permet de séquencer les problèmes, entre ce qui relève d’outils de contrôle pour traquer les entorses à la législation, et ce qui relève de lois insuffisantes qu’il faut donc changer pour rendre illégales des choses inacceptables.

Mais effectivement, il y a en réalité toute une zone grise, et l’opacité empêche même de savoir si tout est complètement légal, une question qui reste par exemple posée dans le cas révélé par le Luxleaks, les accords fiscaux entre des multinationales et le Luxembourg. Auditionné en 2013 par le Parlement britannique, un dirigeant du cabinet d’audit PricewaterhouseCoopers a reconnu qu’ils commercialisaient des schémas qui n’avaient que 25 % de chances d’être reconnus conformes à la loi  : une interprétation très limite des textes et une faible probabilité de contrôle permettent de flirter avec l’illégalité, quand le risque financier est acceptable.

Cette zone grise peut même devenir un casse-­tête juridique : en France, un montage utilisé par une multinationale ne peut relever de l’abus de droit que s’il est à « but exclusivement fiscal » ; le remplacement de « exclusivement » par « principalement », voté par les parlementaires en 2013, a été retoqué par le Conseil Constitutionnel...

En juillet aura lieu à Addis Abeba la troisième Conférence mondiale sur le financement du développement, après celles de Monterrey en 2002 et Doha en 2008. L’enjeu, au delà des débats plutôt ­vains sur le montant de ce qui est comptabilisé comme "aide publique au développement" (APD), n’est­-il pas de faire avancer la lutte contre cette hémorragie fiscale ?

Effectivement cette conférence sera extrêmement importante, en 2015, et ne portera pas seulement sur l’APD, mais sur ­tous les moyens de financer le déve­loppement (mobilisation des ressources domestiques, investissements étrangers et capitaux privés, commerce, APD, dette,...). Ce sera la première de trois conférences onusiennes sur des questions majeures cette année, avant celle de septembre à New­-York sur la définition des Objectifs de Développement Durable (ODD) et la COP21 à Paris sur le change­ment climatique : on va donc parler de l’argent disponible pour les pays en déve­loppement avant de discuter des actions à mettre en œuvre, ce qui est positif.

Un des enjeux sera de dénoncer la place qui est accordée au secteur privé lorsque les Etats parlent de financement du développement : aujourd’hui la mode est aux partenariats public-­privé, présentés comme un levier pour attirer de nouveaux fonds car les caisses publiques sont vides, sans aucune réflexion sur les impacts réels. L’urgence est plutôt d’agir sur les mécanismes d’évitement de l’impôt qui font que les caisses sont vides. La déclaration issue de la Conférence sera non contraignante, donc l’enjeu n’est pas d’obtenir de grandes annonces, mais d’acter par exemple la mise en place de processus, notamment la création d’une agence onusienne sur la fiscalité. En effet, nous soutenons la demande de création d’un organisme intergouvernemental au sein des Nations unies sur les questions fiscales, pour lesquelles l’ONU n’est dotée actuellement que d’un comité d’experts qui a très peu de moyens et dont les membres n’ont pas de mandat politique... L’enjeu est crucial, car aujourd’hui c’est l’OCDE, un club de pays riches, qui se penche sur les réformes fiscales internationales : certes il y a eu des avancées, certes l’OCDE consulte de plus en plus les pays en développement, mais les décisions sont prises sans eux. Donc certains enjeux qui leur sont propres ne sont pas traités et les modalités techniques des accords récents les mettent de facto de côté.

Les annonces récentes sur la refonte du système fiscal en Grèce prouvent, si besoin était, que cet enjeu ne concerne pas uniquement ce qu’on appelle les "pays en développement"...

Il faut distinguer deux types de problèmes :

  • d’une part il peut y avoir un problème à l’intérieur des systèmes fiscaux des pays : exonérations indues, manque de contrôle, administration qui fait mal son travail, corruption... C’est là­-dessus que portent les annonces du nouveau Premier ministre grec pour lutter à court terme contre le manque de ressources fiscales.
  • d’autre part il y a des problèmes qui relèvent de manquements dans le système international et donc d’une coordination à ce niveau : échange automatique d’informations et transparence sur les sociétés écrans pour lutter contre la fraude fiscale, publication d’informations pays par pays sur les résultats financiers et l’activité réelle, réflexion sur de nouveaux modèles de taxation pour lutter contre les transferts artificiels de bénéfices des entreprises multinationales, etc.

C’est sûr que ces dernières années, il y a eu une prise de conscience progressive que le problème ne touche pas seulement les pays en développement, regardés avec condescendance il y a quelques années car considérés comme incapables de gérer leurs flux financiers. Selon un rapport du Parlement européen de 2013, les pertes de ressources fiscales, évasion et fraude fiscales confondues, atteignent 1000 milliards d’euros par an dans l’Union européenne. Mais finalement, on assiste quasiment à un renversement de situation : on ne parle plus que des pays développés, et on oublie que les pays où l’urgence sociale est la plus forte sont également touchés, et que si les volumes financiers paraissent moins importants, ils sont proportionnellement bien plus vitaux au regard de la faiblesse du budget des Etats.

On voit avec l’affaire Swissleaks, qu’outre les personnalités en vue de la scène politique ou du show­-business, on retrouverait dans les listings d’HSBC dérobés par Hervé Falciani des criminels tels que des trafiquants d’armes ou de diamants. On sait depuis longtemps que l’opacité offerte par le secret bancaire et les « juridictions de complaisance », est propice à la dissimulation d’argent issu à la fois d’activités économiques légales et de circuits criminels. Il existe pourtant bien des parades, qui pourraient facilement et rapidement mises en œuvre ?

C’est en effet le plus intéressant dans Swissleaks, avoir ces noms côte à côte. Il faut parler non seulement de paradis fiscaux mais aussi de paradis judiciaires ou, comme en anglais, de « juridictions du secret ». Pour les scandales qui émergent, il serait possible, facilement, de décider de sanctionner pénalement les dirigeants des banques qui organisent des montages protégeant les activités illégales. Mais pour s’en prendre à la mécanique même de ces montages, il faut lutter contre les sociétés écrans, dont le propriétaire a le droit de rester inconnu des autorités et du public, et qui sont très utilisées à la fois dans des paradis fiscaux emblématiques comme les Bahamas ou les Îles Caïmans, mais aussi en Europe. Des efforts ont été faits l’année dernière pour obtenir la création de registres publics dans chaque Etat membre de l’Union européenne... qui a finalement décidé de créer des registres non publics. Une « Initiative Citoyenne Européenne » (ICE) vient donc d’être lancée pour demander à la Commission d’introduire la transparence sur les bénéficiaires réels des sociétés dans un règlement européen, qui laisse moins de marge d’interprétation qu’une directive, sur le droit des sociétés. Il suffirait de cela pour se débarrasser des sociétés écrans dans l’UE, comme une première étape.

Propos recueillis par Thomas Noirot

« Neutralisons les sociétés écrans »

C’est le nom de l’initiative citoyenne européenne (une disposition prévue par le Traité de Lisbonne pour demander à la Commission européenne de se saisir d’une demande) qui appelle à imposer la transparence sur les sociétés écrans. A signer, pour les ressortissants européens (un numéro de pièce d’identité est demandé) sur www.transparencyforall.org

[1Site web de la Plateforme, qui regroupe 19 associations et syndicats dont Survie : www.stopparadisfiscaux.fr.

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