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Kanaky – Nouvelle-Calédonie : qui a peur de l’indépendance ?

rédigé le 7 mai 2018 (mis en ligne le 14 mai 2018) - Rachel Leenhardt

Le 4 Novembre 2018, les Calédoniens se rendront aux urnes pour dire si oui ou non ils veulent « que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante. » La France, puissance coloniale, se propose d’arbitrer ce scrutin et plus généralement les relations entre indépendantistes et loyalistes, alors qu’elle mène de longue date une campagne active pour le maintien de la tutelle.

Le 13 février 2018 a été débattu au Sénat le projet de loi devant entériner l’accord sur le corps référendaire conclu lors du Comité des signataires de novembre 2017. A cette occasion, Pierre Frogier, Sénateur de Nouvelle-Calédonie, président du parti anti-indépendantiste affilié aux Républicains, s’est exprimé en ces termes : « Le seul acteur dont l’avis n’est pas connu, le seul qui refuse de s’engager dans ce débat, le seul qui ne veut pas dire ce qu’il veut, c’est l’État ! Comme s’il avait peur de dire que le fait que des centaines de milliers de Français pourraient quitter l’ensemble national ne lui est pas indifférent. » La France, plus soucieuse de ses intérêts stratégiques que du respect du processus de décolonisation engagé en 1988, n’a pourtant eu de cesse de faire obstacle à l’autonomisation de la Kanaky – Nouvelle-Calédonie aux côtés des anti-indépendantistes.

La colonisation de peuplement entreprise par la France a toujours eu pour but explicite de faciliter le contrôle de ce territoire situé aux antipodes. Cette politique, visant à rendre minoritaires les populations autochtones potentiellement porteuses de velléités d’indépendance, a toujours cours, via des mesures incitatives à l’installation de métropolitains (notamment une majoration de 73 à 94 % du salaire des agents de l’État !).

Ensuite, si les négociations autour du corps référendaire ont abouti à un compromis, rappelons que les indépendantistes parlent de fraudes électorales s’agissant de l’inscription sur les listes de 3000 personnes récemment arrivées en Nouvelle-Calédonie en violation des accords. Les commissions statuant sur les inscriptions litigieuses, dans lesquelles siègent des représentants français, indépendantistes et loyalistes, sont acquises à la cause coloniale.

L’État s’est également impliqué aux côtés des anti-indépendantistes pour ralentir les transferts de compétences à la Nouvelle-Calédonie prévus par les accords de paix [1].

En particulier l’éducation secondaire, officiellement transférée en 2012 au gouvernement calédonien, a fait l’objet d’une convention entre l’État et les anti-indépendantistes au pouvoir afin que les autorités françaises en conservent la gestion. Sans surprise, les langues kanak continuent à y être traitées comme des langues étrangères.

Les débats qui ont eu lieu en février et mars au Sénat et à l’Assemblée Nationale autour du projet de loi sur le corps électoral auraient dû achever de rassurer Pierre Frogier : bien qu’ils ne soient pas appelés à se prononcer sur la question, qui appartient aux seuls Calédoniens, nombre de politiciens français y ont affirmé leur préférence pour la Calédonie française [2].

Enfin la stratégie commune aux anti-indépendantistes locaux et métropolitains semble être de susciter la peur de l’indépendance et le découragement plutôt que de formuler un projet alternatif de sortie de la situation coloniale actuelle.

Une consultation jouée d’avance ?

Une partie des politiciens et médias locaux comme métropolitains l’affirment, l’issue du vote est certaine : la Nouvelle-Calédonie restera française, puisque les Kanak ne représentent pas la majorité de la population. Autant dire qu’il n’est pas nécessaire de se se rendre aux urnes le 4 novembre…

Pour rappel, la population calédonienne est composée à environ 40 % de Kanak, à 30 % d’européens et à 30 % de personnes d’origines diverses (wallisienne, fidjienne, asiatique…). La population kanak ne représente donc pas une majorité absolue, mais c’est sans conteste la minorité majoritaire du territoire. Par ailleurs, une partie des non-Kanak ne remplissant pas les conditions prévues par l’accord de Nouméa – notamment la durée minimale de résidence – ne votera pas. Il se pourrait donc bien que les Kanak soient en fait majoritaires sur la liste référendaire.

Mais la dimension ethnique est loin d’être suffisante à l’analyse des rapports de force politiques. Aux dernières élections locales, les provinces du Nord et des Îles Loyauté, à majorité kanak, ont massivement plébiscité les indépendantistes, alors que la province Sud, où se concentre la population blanche, a privilégié les partis loyalistes. Cependant, des caldoches, métropolitains, océaniens... rallient les partis indépendantistes voire y occupent des postes à responsabilité, de même que des Kanak sont non-indépendantistes. Certaines franges indépendantistes envisagent quant à elles de boycotter un scrutin qu’elles pressentent biaisé. A cela s’ajoutent d’autres inconnues, qui devraient susciter davantage d’humilité quant aux pronostics : combien de personnes non étiquetées feront le choix de l’indépendance ? Combien iront voter pour la première fois, l’accession à la pleine souveraineté dépassant les enjeux électoraux habituels ? Quelle sera la part de l’abstention ?

Indépendance léthale, colonisation viable ?

La Kanaky pourra-t-elle s’en sortir sans la France ? On comprend que cette question habite de nombreux Calédoniens. On peut déplorer en revanche que la menace de l’effondrement du pays soit brandie à tout va pour éviter un réel débat sur ses possibilités économiques, administratives, politiques et sociales, mais surtout pour éviter de se demander si la colonisation de la Nouvelle-Calédonie est elle-même viable.

Malgré les suites des accords de Matignon et de Nouméa, la société calédonienne reste marquée par de profondes inégalités sociales, et par une structure économique coloniale : exportation de matières premières (en particulier le nickel), importation des biens de consommation courante, concentration foncière et industrielle dans les mains de quelques familles descendantes de colons, faible redistribution des richesses en dépit la croissance économique, discriminations et ségrégation spatiale… Cet état de fait est défendu par certains comme le seul équilibre possible ; or c’est une situation inacceptable pour une majorité, et cet équilibre précaire est de toute façon amené à basculer.

Les 1,3 milliards d’euros que la France injecte chaque année en Nouvelle-Calédonie sont souvent mis en avant. La dépendance du territoire à cette manne est à relativiser pour plusieurs raisons :

  • Cette somme ne représente que 15 % du PIB local ; elle sert principalement à payer les fonctionnaires d’État attachés aux compétences encore gérées par la métropole ;
  • 80 % du coût des compétences transférées à la Nouvelle-Calédonie est d’ores et déjà assumé localement (santé, aides sociales, retraite, dépenses d’infrastructures...).
  • Il existe aussi des transferts de la Nouvelle-Calédonie vers la France (rapatriement des profits des entreprises françaises et de l’épargne des personnels d’État expatriés, achats de produits français…). Par ailleurs, si l’acquisition des compétences manquantes (justice, monnaie, enseignement supérieur, défense…) entraînerait évidemment une augmentation du budget local, certaines dépenses seraient appelées à disparaître (par exemple la représentation de l’État en Nouvelle-Calédonie, ou la majoration du salaire des fonctionnaires d’État). Le pays pourrait monnayer les avantages dont la France bénéficie pour l’instant gratuitement : exploitation de la zone économique exclusive, installations militaires…
  • La France est souvent présentée comme un tampon entre la Nouvelle-Calédonie et le capitalisme mondialisé : si elle se retirait, le petit archipel serait alors menacé par les appétits d’autres puissances moins bienveillantes. Mais d’une part, la relation économique entre la France et la Nouvelle-Calédonie a déjà trait à la prédation, et d’autre part, le retrait de la métropole permettrait le développement de relations régionales, notamment au sein du Fer de lance mélanésien [3].

L’indépendance de la Kanaky est la mieux préparée de l’Histoire. Depuis 30 ans, un processus de décolonisation est en marche. Une génération de cadres administratifs, politiques et économiques a été formée. De nombreuses compétences économiques, sociales, juridiques et politiques ont été transférées avec succès aux collectivités locales et sont largement financées par les impôts locaux. A minima, cela démontre la capacité du pays à se gérer et prendre en charge progressivement de nouvelles compétences institutionnelles.

Le spectre de la violence

De nombreuses voix expriment la crainte que le référendum – et son résultat – ravivent la violence qui a caractérisé « les événements » des années 1980, sans jamais dire d’où viendraient ces violences ni qui elles viseraient. Certains remettent même en cause le bien fondé de la tenue du référendum. C’est le cas du même Pierre Frogier : « Toute l’histoire du parti politique que je préside, toute mon histoire personnelle tendent à permettre à la Nouvelle-Calédonie de rester française. […] Signataire des accords de Matignon, signataire de l’accord de Nouméa, j’ai tenté pendant près de dix ans – oui, dix ans – d’emprunter tous les chemins possibles, sans exception, pour empêcher qu’un référendum brutal et mal préparé ne vienne anéantir tout ce que nous avions patiemment construit. » En tant que signataire des accords de Matignon et Nouméa, qui prévoient la tenue du référendum d’autodétermination, M. Frogier a préféré consacrer son énergie trois décennies durant à freiner son organisation plutôt qu’à participer à sa « bonne » préparation.

A l’origine des mouvements indépendantistes des années 80, on retrouve la violence. Violence systémique imposée par la situation coloniale. Violence physique perpétrée par une frange extrémiste de la population blanche des îles : attentat de Hienghène, prolifération des armes, ratonnades… Violence étatique avec les assassinats de personnalités indépendantistes comme Eloi Machoro et Marcel Nonaro, des 19 de la grotte d’Ouvéa, maltraitance des populations par des militaires français (Gossanah), incarcération massive des Kanak… Mais aussi, violence du peuple colonisé contre ses oppresseurs.

Rappelons que les accords de Matignon-Oudinot sont avant tout des accords de paix : ils ont mis fin aux affrontements entre les militants indépendantistes kanak d’une part, et les milices caldoches et forces armées françaises d’autre part. Le référendum était dans ce contexte une condition indispensable au dépôt des armes et à la perspective d’un avenir commun. Faudrait-il aujourd’hui ne pas aller au bout des accords de paix pour éviter la guerre ? Annuler ou reporter un vote attendu depuis 30 ans serait une trahison des accords et un refus on ne peut plus clair de la légitimité du peuple colonisé à décider de son avenir. Ce déni de démocratie déboucherait, bien plus certainement que le scrutin et quelle qu’en soit l’issue, sur un regain de tensions et de violences.

Rappelons %l’indépendance y serait traitée. Au fond, il est cohérent que cette frange ait travaillé à repousser l’autonomisation plutôt qu’à la rendre viable : il est dans son intérêt de maintenir un ordre colonial dont elle est bénéficiaire. C’est peut-être du côté de cette intransigeance qu’il faudra craindre un départ de feu si la Kanaky – Nouvelle-Calédonie décidait d’être souveraine.

Tout ne se jouera pas le 4 novembre 2018

La classe politique calédonienne est aujourd’hui accaparée par la question institutionnelle : pour l’indépendance ou pour le maintien de la tutelle. Si la forme est négociable, le fond (l’émancipation kanak) ne l’est pas. L’indépendance est un moyen de dépasser le clivage institutionnel, et de recomposer le débat politique en termes de projets de société et d’avenir économique, social et culturel de l’île. Si le camp « loyaliste » veut lui aussi dépasser ce clivage, il faudra qu’il propose une autre forme de décolonisation matérielle et des esprits. Car les événements des années 80 l’ont démontré, le statut quo est intenable. Sans émancipation et sans égalité, la revendication indépendantiste reviendra sur le tapis.

« La France ou l’indépendance ? L’indépendance ou la France ? Tel est le choix que les Calédoniens auront à faire avant la fin de cette année. » A l’instar de Pierre Frogier, beaucoup envisagent la question de l’indépendance de manière binaire. Que faut-il choisir ? La soumission ou la rupture ? Être vassale ou ennemie ? Il y a évidemment matière à tracer une troisième voie. C’est en cela que l’attitude de la France après le référendum sera déterminante quant à la viabilité du pays. Elle pourrait choisir le torpillage (comme en Haïti ou en Guinée), le pillage tout court comme dans ses anciennes colonies d’Afrique, ou le réel partenariat, dont la Kanaky pourrait être le premier exemple.

S’il suffisait de voter pour être libres

30 ans d’analyse des relations franco-africaines nous l’ont appris : l’indépendance politique ne signifie pas forcément la fin de la tutelle. La Françafrique, ce système de domination économique, politique et militaire que les dirigeants français s’évertuent à perpétuer pour leur propre profit et celui des élites locales, est né avec les indépendances ouest-africaines. L’indépendance de la Kanaky est peut-être une condition de l’émancipation, mais il faudra au nouveau pays une vigilance de tous les instants pour ne pas être écrasé par les manœuvres insatiables des partisans de la grandeur de la France dans le Monde.

[1Le transfert des compétences de l’article 27 de la Loi Organique de 1999 (audiovisuel, enseignement supérieur, contrôle de légalité des collectivités locales) est toujours bloqué.

[2Voir également les prises de position d’Emmanuel Macron : Macron souhaite que la Nouvelle Calédonie reste française, Les Echos, 05/05/2017 ; et de Manuel Valls : A Nouméa, Valls souhaite que "la Calédonie reste française", Médiapart, 23/02/2018.

[3Créée en 1988, cette alliance rassemble les îles Salomon, Fidji, Vanuatu, la Papouasie-Nouvelle Guinée et le FLNKS.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 277 - mai 2018
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