Survie

De Serval à Barkhane : 10 ans d’intervention, 10 ans de déni de démocratie

rédigé le 31 janvier 2023 (mis en ligne le 7 juin 2023) - Billets d’Afrique et d’ailleurs...

C’est la guerre la plus importante menée par la France depuis la guerre d’Algérie et pourtant, au cours des dix années qui viennent de s’écouler et malgré sa fin annoncée par Emmanuel Macron, elle n’a jamais fait l’objet d’un réel débat démocratique et encore moins d’un bilan sérieux. Pour les 10 ans de l’opération Serval puis Barkhane, Survie a publié une note d’analyse pour revenir sur les réalités de cette intervention militaire, en souligner les points les plus problématiques et esquisser une forme de bilan. Nous la reproduisons en intégralité.

Il y a 10 ans, le 11 janvier 2013, la France déclenchait au Mali l’opération Serval. Celle-ci allait être intégrée l’année suivante à l’opération Barkhane dont Emmanuel Macron a officialisé la fin en novembre 2022. Une fin qui n’en est pas vraiment une, puisque la France prévoit de maintenir sa présence militaire dans la région, en changeant simplement de dispositif.

Aux origines : 
une manipulation

Dès son démarrage, cette opération s’est adossée à une manipulation de l’opinion publique.
Officiellement, alors que le président Hollande avait répété que la France n’interviendrait pas au Mali, l’opération Serval a été déclenchée sous la pression des événements.
Une colonne de djihadistes aurait tenté de s’emparer de la capitale malienne et de transformer le Mali en État terroriste menaçant la région et l’Europe. Il s’agit ni plus ni moins d’un « habillage de la réalité » selon la formule pudique d’un haut gradé [1] : Des pick-up armés sont effectivement en mouvement [2] mais on a construit un mythe en disant qu’ils visaient Bamako, qu’ils n’avaient d’ailleurs pas les moyens de contrôler à l’époque. Cette manipulation a été amplement documentée dès 2013 par divers journalistes et chercheurs. Pourtant l’histoire officielle maintient cette version mensongère.
Par ailleurs, l’intervention française était préparée de longue date, même si initialement elle entendait sans doute s’adosser à une intervention africaine. La France, qui n’avait pas de mandat de l’ONU pour intervenir seule, a invoqué la demande d’aide du président malien. Une légitimité juridique d’autant plus faible qu’il ne s’agissait que d’un président « de transition » et que la demande initiale ne portait que sur un soutien aérien : la lettre a été réécrite à Paris pour correspondre aux plans français... [3]

La rhétorique de la 
lutte contre le terrorisme

Évoquée par les responsables politiques français dès 2010, la « guerre contre le terrorisme » devient à l’automne 2012 l’argument-massue pour envisager d’intervenir au Mali. François Hollande affirme devant les ambassadeurs en août 2012 que les groupes armés au Mali constituent un défi pour la France : « Au Nord du Mali s’est constituée une entité terroriste assumée et revendiquée comme telle, qui lance un défi à nos intérêts, à nos valeurs, à notre population. Ce défi, nous y répondons ». Les avantages politiques étaient évidents : susciter une large adhésion de l’opinion publique, de la classe politique française et de la « communauté internationale », et prévenir toute critique, sous peine d’être accusé de manifester de l’indulgence à l’égard de l’ennemi.
Mais la rhétorique simpliste de la lutte contre le terrorisme a occulté la complexité de la crise malienne et sahélienne. Elle a en particulier éludé les spécificités des mouvements djihadistes, devenus des groupes armés avec un fort ancrage territorial, mêlant revendications religieuses et des formes insurrectionnelles rurales.
La France a justifié son intervention internationale mais a masqué les raisons locales qui permettaient à ces mouvements de prospérer.
Au nom du contre-terrorisme, la France s’est aussi exonérée des règles de droit national et international. Contrairement à la convention de La Haye de 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre, dont l’article 23d stipule qu’« il est interdit d’ordonner qu’il n’y ait pas de survivants, d’en menacer l’adversaire ou de conduire les hostilités en fonction de cette décision », l’objectif est de « neutraliser » l’ennemi, c’est-à-dire en réalité de l’éliminer. [4]. Paris a multiplié les assassinats ciblés et les bombardements aériens, en privilégiant l’usage de drones armés à partir de 2020, au risque de commettre de graves bavures au Mali, comme c’est le cas pour le village de Bounti où l’armée française a bombardé par erreur un mariage, tuant 19 civils. La France a toujours nié cette bavure, pourtant documentée par l’ONU.
Les « victoires tactiques » dont ont pu se targuer l’armée ou le gouvernement français n’ont pas empêché les groupes armés de prospérer et ont même alimenté leur renouvellement permanent et leur multiplication, comme cela avait déjà été le cas en Afghanistan. De plus, les alliances avec certains groupes armés communautaires mobilisés selon les circonstances par Barkhane dans la « guerre contre le terrorisme » ont contribué à ethniciser le conflit et à le rendre plus meurtrier ou encore à nourrir indirectement des réseaux de trafiquants (cf. Billets n°286, mai 2019).
Cette approche a été rapidement, et tout au long de l’intervention, dénoncée par des chercheurs, des ONG et des mouvements citoyens qui demandaient que le militaire soit mis au service d’objectifs politiques et intègre la protection des civils comme une priorité.

Evolution du nombre de déplacés internes au Sahel, de 2014 à 2022, sur une échelle de 0 à 4 millions
Source : site du Haut-commissariat des Nations-Unies pour les Réfugiés (UNHCR)

Une ingérence 
française systématique

Cette intervention militaire va de pair avec une ingérence politique française plus générale, aux dépens de la souveraineté des États et de leur population, à l’opposé du discours de Paris sur la défense de la liberté et de la démocratie.
La diplomatie française a commis ingérence sur ingérence, dressant progressivement l’opinion publique malienne contre elle.
Dès 2013, elle impose une élection présidentielle, en pleine guerre, alors que des régions entières ne peuvent pas voter et que des centaines de milliers de déplacés espèrent rentrer bientôt chez eux. A Kidal, ville stratégique du nord du Mali, pour ménager ses alliés au sein des groupes armés indépendantistes locaux, la France empêche le Mali de recouvrer sa pleine souveraineté. A partir de 2015, la France fait pression sur le président malien IBK (Ibrahim Boubacar Keita) pour qu’il applique à la lettre les accords de paix signés à Alger, très impopulaires au Mali car suspectés de préparer une scission du pays.
Arc-boutée sur son approche militaire, elle s’est toujours opposée à l’ouverture, majoritairement demandée par les Maliens, de négociations avec certains groupes djihadistes, contribuant à enkyster la situation.
Enfin, Paris s’est posée en arbitre des « bons » coups d’État (en août 2020 au Mali et en avril 2021 au Tchad) et des « mauvais » (en mai 2021 au Mali).
Au Tchad, dictature notoire, le corollaire de l’intervention française, c’est en effet le renforcement de son partenariat avec la France. En 2013, le président tchadien Idriss Déby envoie des militaires au Mali aux côtés des troupes françaises et se rachète ainsi une réputation à l’international. Les moyens de Barkhane sont même utilisés au bénéfice du régime d’Idriss Déby : en février 2019, des mirages de Barkhane sont utilisés pour tirer sur une colonne de l’opposition armée qui menace le régime d’Idriss Déby. On est loin du mandat de cette opération de « guerre contre le terrorisme ». Puis Emmanuel Macron se rend au Tchad à la mort d’Idriss Déby en 2021 pour soutenir la confiscation du pouvoir par son fils et se tait, en octobre dernier, lorsque plus de 50 manifestants sont tués par les forces armées tchadiennes.
Au Burkina Faso, en octobre 2014, ce sont les forces spéciales françaises, stationnées dans le pays au titre de l’opération Sabre, qui ont exfiltré le dictateur Blaise Compaoré, suite à l’insurrection populaire. Depuis, dans un contexte politique mouvant et un pays qui vit sous la pression de groupes armés qui font régner la terreur sur une grande partie du territoire, les modalités du « partenariat » militaire avec la France sont mises en cause : les forces spéciales françaises s’apprêtent ainsi à déménager en Côte d’Ivoire.
Le Niger, source stratégique d’approvisionnement en uranium pour la France, est devenu en quelques années une nouvelle base arrière de l’armée française et a fortement augmenté ses budgets militaires, au détriment des secteurs sociaux tels que l’éducation et la santé, sacrifiés. Parallèlement, le pouvoir a procédé à un virage autoritaire, loin de « l’exemple de démocratie » évoqué à son sujet par Emmanuel Macron, multipliant les interdictions de manifestations et arrestations de militants [5] notamment critiques sur l’intervention militaire et la perte de souveraineté du pays.
En Mauritanie, la répression se fait à huis clos. Le général-putschiste Abdel Aziz a certes quitté le fauteuil présidentiel en 2019 après une décennie au pouvoir, mais pour y installer dès le premier tour un autre général, Mohamed Ould Ghazouani, aussitôt félicité par la diplomatie française. Un « hold-up électoral », selon l’opposition, dont la contestation populaire a entrainé à l’époque une centaine d’arrestations selon le bilan officiel – autant dire bien plus.

Une hostilité 
populaire légitime

Ainsi, peu à peu, alimentée également par l’incompréhension de l’incapacité de Barkhane à éradiquer les groupes armés, la liesse populaire pro-française s’est muée en une hostilité populaire légitime à l’égard de Paris et les théories sur la duplicité de la France gagnent en audience, particulièrement au Burkina Faso et au Mali.
Devenu un mantra médiatique et politique incontournable face auquel les gouvernants africains sont même sommés de s’expliquer [6], le « sentiment anti-français » est une double imposture intellectuelle. D’une part, il ne vise pas les Français ni même l’ensemble de ce que la France peut produire ou incarner, mais bien sa politique néocoloniale en Afrique.
D’autre part, cela n’a rien d’un « sentiment », terme qui mobilise le champ lexical de l’affect et du passionnel : il s’agit d’une analyse froide, documentée, de la part de populations qui subissent les conséquences de cette politique depuis trop longtemps. En clair, il s’agit d’un rejet de la Françafrique, rationnel et populaire, qui invite à modifier enfin les grilles de lecture dominantes. Le ressentiment vis-à-vis de l’intervention et de la posture de la France, alimentée aussi par une propagande pro-Poutine opportune, a ainsi ouvert un boulevard aux impérialismes concurrents. Les mercenaires russes du groupe Wagner ont été accueillis à bras ouverts début 2022 et le partenariat avec la Russie est brandi comme une option par le nouveau gouvernement au Burkina Faso. Ce changement de contexte géopolitique et les agissements criminels de Wagner, inacceptables, ont été très largement commentés et couverts par la presse française. Mais ces crimes ne doivent pas faire oublier que la France a une lourde responsabilité dans cette situation qui leur permet aujourd’hui de s’imposer comme les nouveaux partenaires militaires du Mali.

Contrôle parlementaire 
minimal, unanimité 
maximale

À partir de janvier 2013, l’unanimisme autour de l’intervention a régné pendant plusieurs mois en France, toute forme de critique s’avérant scandaleuse – au motif que l’intervention se faisait à l’appel des Maliens ! Seules quelques voix critiques de la société civile française et malienne se sont alors élevées pour questionner le bien-fondé et les risques de cette intervention... conduisant même au refus de visa Schengen à la militante altermondialiste Aminata Traoré [7]. Si peu à peu des visions et analyses critiques se sont fait entendre, c’est surtout le désintérêt voire l’indifférence vis-à-vis de la situation au Sahel qui ont perduré.
Sous Hollande comme sous Macron, les exécutifs successifs ont su entretenir un storytelling sur cette intervention et éviter tout débat public sur le sujet - dans la tradition de la politique de la France en Afrique.
En 2015, le gouvernement a même violé la Constitution, qui prévoit depuis la réforme de 2008 qu’une autorisation du Parlement est nécessaire pour prolonger une opération extérieure au-delà de quatre mois (article 35).
Si la prolongation de l’opération Serval au Mali avait bien été votée fin avril 2013, celle de Barkhane n’a jamais été autorisée. La poursuite de cette opération, lancée le 1er août 2014 sur cinq pays, aurait dû être débattue et votée. Mais prétextant qu’il ne s’agissait que de la suite des opérations Serval pour le Mali et Epervier pour le Tchad, le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian a considéré qu’il ne s’agissait pas d’une nouvelle opération, malgré une envergure plus étendue et des objectifs autres. A l’inverse en janvier 2015, la prolongation de l’opération française en Irak était soumise au vote !
Jusqu’à aujourd’hui, cela n’a ému que peu de députés : l’unanimisme des forces politiques sur l’interventionnisme français en Afrique et sur cette intervention est presque total.
En huit ans, l’opération Barkhane n’a fait l’objet que d’un seul rapport parlementaire et d’un seul débat (sans vote) en assemblée plénière en février 2022, en réaction au renvoi par le Mali de l’ambassadeur de France et alors que les décisions sur la fin de l’opération étaient déjà arrêtées. On assiste alors à des postures outrées, sans le moindre bilan ni la moindre remise en cause concernant la stratégie française au Sahel.
Aujourd’hui, la guerre en Ukraine et l’évolution géopolitique qui s’ensuit déplacent le centre de gravité de l’attention politique. Le risque d’une invisibilisation du dispositif militaire français, en pleine réorganisation, et d’une indifférence croissante sur la situation de l’Afrique de l’Ouest est immense.
Car la France compte bien rester militairement très implantée dans la région. Les seules leçons que les autorités tirent de l’échec de Barkhane, c’est que la présence militaire française doit être plus discrète et qu’il faut réactiver le vieux discours selon lequel cette présence est au service des Africains. La logique sécuritaire du contre-terrorisme reste la même et il n’y a aucune raison de penser que l’ingérence militaire étrangère sera moins néfaste à l’avenir. Seul véritable changement : 3000 hommes vont rester déployés, mais sans le statut d’opération extérieure et donc sans contrôle parlementaire minimal. Un dispositif fantôme en quelque sorte. La logique d’exception qui prévaut quand il s’agit de la politique française en Afrique et en particulier de ses interventions militaires n’est pas plus acceptable aujourd’hui qu’hier. Une démocratie saine et digne de ce nom devrait être en mesure d’ouvrir un débat sur ses interventions étrangères et sur sa politique étrangère.
Reste à savoir si les médias et politiques français, qui n’ont pas pris la mesure des enjeux au moment du déclenchement de l’opération Serval il y a 10 ans, sauront enfin s’en saisir pour éviter un enterrement discret de 10 ans de guerre au Sahel.
Association Survie

[1Cité par un journaliste secret-défense : Jean-Dominique Merchet, « Mali : les « colonnes jihadistes fonçant sur Bamako » en 2013, une légende ! », L’Opinion, 12 février 2021.

[2Les groupes djihadistes visaient visiblement l’aéroport de Sévaré (indispensable à l’armée malienne et ses alliés pour tenter une opération de reconquête du nord du pays) et peut-être la ville de Mopti

[3"Entrer en guerre au Mali. Luttes politiques et bureaucratiques autour de l’intervention française", Grégory DAHO, Florent POUPONNEAU et Johanna SIMÉANT-GERMANOS (dir.), Rue d’Ulm, Paris, 2022 ; pages 10 et 106-107

[4François Hollande affirmait : « Vous vous demandez ce que nous allons faire des terroristes si on les retrouvait ? Les détruire. » Certes, il ajoutait après une pause : « Les faire prisonniers, si possible »

[5Comme répertorié de façon détaillée dans le Rapport « L’espace civique en voie d’extinction » publié en juin 2022 par la coalition internationale Tournons la page.

[6C’était le cas notamment au Sommet de Pau, en janvier 2020, où Emmanuel Macron avait exigé que les chefs d’État du G5 Sahel clarifient et formalisent « leurs demandes à l’égard de la France et de la communauté internationale ». Voir la tribune collective « Sommet de Pau : sentiment anti-français ou sentiment anti-Françafrique ? » du 12 janvier 2020, sur le Club de Mediapart.

[7Pierre Haski, « Mali : le discours d’Aminata Traoré que Paris ne veut pas entendre », Rue 89, 17 mai 2013.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 324 - janvier 2023
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