Survie

Naufrage industriel pour la marine marchande

Publié le novembre 2005 - Survie

Extraits tirés du Monde Diplomatique, France, novembre 2005

Par François Ruffin [1]

(...) Avec 100 % de ses salariés sous contrat français - quelques Algériens, Africains, mais sous contrat français -, la SNCM fait bel et bien figure de bastion, d’"archaïsme", dans un paysage maritime dévasté. Ravagé, presque autant que le textile ou la sidérurgie : la France ne compte plus que 9300 marins, cinq fois moins que dans les années 1970. Il n’y a guère que des officiers (et quasiment plus de matelots) à voguer au long court. Et c’est dans des niches jusqu’ici protégées - le remorquage, le pilotage, les liaisons transmanche ou avec la Corse - que se sont réfugiés, en très large majorité, les rescapés de ce naufrage industriel.

Hémorragie d’emplois

(...) Cette hémorragie d’emplois ne doit rien, ici, à une improbable "crise" - le trafic de marchandises croît de 8 % par an -, pas plus qu’à une automatisation des tâches, mais tout à un dumping social orchestré, accepté.

Sur le quai à sucre, à Marseille, (...) un cargo arbore le pavillon des îles Marshall avec, à vue de jumelles, un équipage birman. A côté, un aluminier qui sous-traite pour Péchiney : malgré un capitaine et des capitaux grecs, le port d’attache situé à Malte, le cuisinier se révèle être indien, des mécanos bulgares, etc. Côté bassin de tourisme, (...) le paquebot Grand-Princess immatriculé aux Bermudes.

Devant ce colosse d’acier, avec bains bouillonnants, piscines et cinéma en plein air, Mme Marie Caillerie, officier à bord, narre l’envers de ces vacances de rêve : « Moi, je suis payée en liquide. Après chaque trajet, on me remet une petite liasse de billets, sans fiche de paie ni rien. Les Philippins se chargent de la machine, et l’on en recrute aussi à la buanderie, pour 450 dollars par mois. » La compagnie américaine où elle exerce, pourtant, n’a rien de marginal : Carnival, le numéro 1 de la croisière, cumule des profits de 1 milliard de dollars en 2004, et 15 % de plus sont officiellement annoncés pour 2005. Simplement , circuler sous pavillon de complaisance et recruter une main-d’oeuvre pas chère, toujours moins chère, partout dans le monde, voilà qui est devenu la norme. (...)

Libre aux armateurs, alors, d’embaucher à moindre frais : « Certains pays, comme les Philippines, défendent mieux leurs ressortissants", analyse M. François Lille, ancien officier de [la] marine [marchande] et économiste [du] Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). « Ce fut un des premiers pays à signer la convention OIT [Organisation internationale du travail] sur la sécurité sociale. Résultat, nombre de ses marins sont au chômage, et on engage à la pelle des Chinois ! Car le salaire d’un Chinois avoisine les 200 dollars, contre 400 à 800 dollars pour un Philippin »

Le coût d’un matelot varie, d’après ce chercheur, « de 1 à 16 selon sa nationalité ». Dès lors, quotidiennement, se déroulent des enchères dégressives à l’échelle internationale : les sites Internet des manning agencies, des "marchands d’hommes", localisées en Ukraine, en Indonésie, au Bangladesh, au Sri Lanka etc. proposent des « équipages aux normes ITF [International Transport Workers’ Federation] (...), aux normes BIT [Bureau international du travail], sans norme du tout. Ils vendent de tout, en gros et en détail ! » Ce que notre interlocuteur résume d’une formule : « C’est le premier exemple d’un marché du travail mondialisé. » (...)

Apartheid à bord des bateaux

Côté complexité, c’est un triomphe : avec l’Erika, « pour envoyer de France en Italie une cargaison sans grande valeur au moindre coût, Total France active Total Bermudes [qui est en réalité à Londres], qui par un courtier maritime londonien et un autre courtier vénitien, trouve en Suisse un bateau soi-disant maltais dont dispose une société-écran bahaméenne supposée appartenir à un trust bermudien géré par une officine panaméenne », sans compter « un petit armateur italien », « deux pseudo-sociétés libériennes », la « Bank of Scotland », une « société indienne de manning » [2], et l’on prie pour que le juge d’instruction y retrouve ses petits... ou plutôt ses gros PDG. (...)

Face à cette gangrène, comment ont réagi les Etats occidentaux et les organisations internationales où ils siègent ? En laissant faire. (..)

Lire l’intégralité de l’article dans le Monde Diplomatique de novembre 2005.

[1Journaliste à la revue Fakhir, Amiens. Auteur des Petits soldats du journalisme, Les Arènes, Paris, 2003.

[2Transport maritime, danger public et bien mondial, François Lille, Raphaël Baumler, Editions Charles Léopold Mayer, Paris, septembre 2005, 412 pages, 16 €

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