Survie

Edito Mars 2003 - Enterrons la Françafrique !

(mis en ligne le 1er mars 2003)

Le sommet France-Afrique de Paris, les 20 et 21 février, a été dominé par les deux crises évoquées dans notre éditorial précédent : le projet de guerre en Irak et l’incertaine suspension de la guerre en Côte d’Ivoire.

La première crise n’est pas africaine, mais mondiale - un monde que veut forger un clan parvenu à la tête de l’hyperpuissance américaine, elle-même prise de vertige par l’évanescence ou l’insuffisance des contrepoids. L’Afrique est aussi concernée par les conséquences incalculables de cette conduite hégémonique en état d’ivresse. Sauf le Rwandais Kagame (trop busho-dépendant), elle a acquiescé aux prudences de l’exécutif français - plus en phase avec l’opinion mondiale que certains leaders européens otanisés.

Pour la première fois, cette opinion s’est donnée à voir, la « société civile mondiale » s’est manifestée en masse : dix millions de personnes dans les rues contre le permis illimité de « guerre préventive » requis par le shérif de l’économie-monde, contre une logique de « guerre des civilisations ». Nous en étions.

Jacques Chirac et Dominique de Villepin se sont retrouvés en position d’incarner, au Conseil de sécurité des Nations unies, la « sagesse » de la « vieille Europe ». Les va-t’en-guerre américains rêvent de le leur faire payer. Ils se réjouissent de voir la France empêtrée dans la crise ivoirienne. Et Laurent Gbagbo, qui ne veut pas du partage du pouvoir convenu dans l’accord de paix de Marcoussis, fait brandir des drapeaux américains par ses partisans.

Les fondements de cet accord, unanimement avalisé par le Conseil de sécurité, sont difficilement contestables. Au terme des négociations de Marcoussis, toutes les parties en présence s’étaient félicitées d’un compromis sur les modalités de la citoyenneté, du droit de vote et de propriété, plus conformes à la déclaration universelle des droits de l’Homme. Ce qui rappelait le côté discutable des pratiques antérieures, dont l’élection de Gbagbo, et donc supposait un gouvernement de transition...

Écrit dans le sillage immédiat de Marcoussis, notre éditorial précédent sous-estimait le refus de toute concession constitutionnelle par le camp Gbagbo (craindrait-il de perdre un scrutin honnête ?), et sa capacité à saboter l’accord. Ce qui a été ensuite monté en épingle comme des maladresses de l’« arbitre » français et du porte-parole rebelle, Guillaume Soro, est aussi largement imputable aux dribbles du Président ivoirien : il excelle, on le sait, à précipiter ses adversaires vers de fausses ouvertures.

La presse a salué son génie tactique. Mais cela a supposé de radicaliser encore ses partisans. Avec le risque d’une impasse stratégique, et tragique : l’impossibilité d’un nouveau compromis, qui adapterait Marcoussis (dans la composition du gouvernement de transition, notamment), et donc la relance d’une guerre sans merci. Ce à quoi aspirent trop d’esprits échauffés.

Combattre Marcoussis, c’est combattre le tandem Chirac-de Villepin, qui a imposé cette négociation. Ce serait aussi combattre la Françafrique, dont Chirac est le prince héritier, et qui n’est certes pas indifférente à la préservation de ses intérêts en Côte d’Ivoire. Aussi les partisans de Gbagbo nous reprochent-ils vivement de ne pas épouser leur combat.

Mais Survie, nous l’exposerons en ces Billets [1], estime devoir hiérarchiser les priorités : la « patrie » que revendiquent les nationalistes d’Abidjan est discriminatoire, l’ivoirité conduit à l’apartheid, les médias de la haine peuvent devenir des armes de destruction massive. La fin ne justifie pas les moyens, certains adversaires de la Françafrique peuvent employer des méthodes qui feront en réalité le malheur de leur pays et de l’Afrique. Sékou Touré fut d’abord une victime de la Françafrique, mais ses méthodes ont-elles, par la suite, fait progresser politiquement la Guinée ? Dans un autre registre, le révolutionnaire Mengistu a-t-il fait progresser la justice en Éthiopie ?

La Françafrique s’est invitée pendant deux jours au Palais des Congrès. Contre ses dictateurs, parfois criminels contre l’humanité, nous avons organisé avec une soixantaine d’organisations la première manifestation panafricaine depuis des décennies : malgré la peur souvent justifiée d’afficher son opposition, près de quatre mille manifestants ont défilé de la place de la République à l’église Saint-Bernard. Togolais en tête : la réélection programmée d’Eyadema contredit à elle seule tous les discours sur « le nouveau partenariat » et « la fin de l’impunité ».

Comme en 1994 et 1998, nous avons ménagé avec Agir ici « un autre sommet pour l’Afrique ». Le groupe des Verts de Paris nous a obtenu un cadre inespéré : l’auditorium de l’Hôtel de Ville. Nos invités y ont démonté le langage politiquement correct du Sommet officiel sur le partenariat (NEPAD) et sur l’impunité (à géométrie variable). Le traitement très insuffisant de la dette et du sida a contraint de réexaminer les campagnes en cours. La criminalité des multinationales a été scrutée, de même que les stratégies de privatisation promues par le FMI, la Banque mondiale et l’OMC.

Il y a près de 45 ans, la Françafrique inaugurait son règne néocolonial en assassinant le grand leader indépendantiste camerounais Ruben Um Nyobé. Le 20 février, son fils Daniel est venu clôturer le « plaidoyer pour la démocratie » qui achevait « l’autre Sommet ». Son message : « Enterrons la Françafrique ! ». Obligeons-la à fermer ses réseaux inavouables, désormais largement démasqués.

[1Voir en p. 3-4 la position commune d’Agir ici et Survie sur la crise ivoirienne : dans Ils ont dit, le commentaire d’une interview de J.F. Bayart au Nouvel Observateur, puis le point de vue de M. Giro.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 112 - Mars 2003
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