Survie

Le Sahara, nouveau terrain de jeu des USA ?

(mis en ligne le 1er juin 2004) - Antoine Lecanut

On sait comment les généraux algériens ont instrumentalisé depuis 1988 le terrorisme islamique afin d’asseoir leur pouvoir au travers de politiciens fantoches, devant le regard indifférent de la France, voire avec sa complicité [1]. Comme souvent lorsque l’on joue avec le feu, le monstre a échappé à ses créateurs, et c’est plus de 100 000 personnes qui ont trouvé la mort entre 1992 et 2000.

La lutte antiterroriste servit également de prétexte et de paravent au pouvoir algérien pour perpétuer ses exactions (disparitions et tortures) et continuer ainsi de régner par la terreur [2]. Cette situation concernait uniquement le nord de l’Algérie, le sud étant jusque là épargné.

Depuis l’offensive américaine en Afghanistan, les choses changent. Une large bande saharienne englobant le sud algérien, le nord du Mali, le nord du Niger et le nord du Tchad a vu affluer des combattants islamistes fuyant leur base afghane. Cette partie du désert, très vaste, peu fréquentée, peu contrôlée, a des frontières perméables qui n’existent que sur le papier. Elle offre d’innombrables refuges pour des groupes terroristes très mobiles. Le GSPC [3], jusque là dirigé par Mokhtar Belmokhtar, a été repris en main par Abderrezak El-Para [4], ancien parachutiste des forces spéciales de l’armée algérienne.

En février 2003, le GSPC a capturé en Algérie, dans la région d’Illizi, 32 touristes de nationalité allemande, suisse, autrichienne et hollandaise. 31 seront libérés 5 mois plus tard au nord du Mali après un périple de plus de 1 100 km à travers le Sahara, un otage étant décédé durant sa détention, vraisemblablement à cause de la chaleur. Bien que Berlin s’en défende, le gouvernement allemand aurait versé une rançon de 5 millions d’euros afin que les otages soient libérés sans dommage.

Voici donc le GSPC riche, avec le moyen d’acheter des armes et de recruter, ce qui n’est pas très difficile dans ces régions pauvres au passé tourmenté.

Une personne en déplacement en février 2004 dans l’Adrar des Ifoghas (région de Kidal au nord du Mali) confirme avoir vu des hommes enturbannés (de type afghan ou pakistanais, et non avec le chèche traditionnellement porté dans cette région) diffusant par haut-parleur des extraits du Coran, au plus grand agacement de la population locale. À son retour à l’aéroport de Paris, elle a été entendue par la DST qui lui a demandé de reconnaître des personnes sur des photos. Elle en aurait reconnues.

Cette situation ne pouvait qu’attirer les USA, lancés dans leur « lutte contre le terrorisme » à l’échelle planétaire. D’autant que l’Algérie est riche en pétrole et en gaz.

On assiste depuis 2002 à un rapprochement spectaculaire entre les USA et l’Algérie. Le général Mohamed Lamari, chef d’état major de l’ANP (l’armée algérienne) a été reçu trois fois en deux ans à Stuttgart, au QG des forces américaines en Europe, et le général Charles F. Wald, commandant adjoint des forces américaines en Europe, a été reçu à Alger en septembre 2003.

Des instructeurs (on avance le chiffre de 200), des unités des forces spéciales américaines et des troupes militarisées de la CIA seraient actuellement présents dans le Sahara. Ils forment des unités des armées malienne et algérienne à la lutte antiterroriste. De plus, le Pentagone a fourni des renseignements, des images satellite et du matériel de vision nocturne qui ont permis à l’ANP de réussir plusieurs coups de filet entre janvier et avril 2004. Des hommes du GSPC ont été tués, d’autres capturés, et de nombreuses armes saisies.

Afin de renforcer leur contrôle sur la région, une base d’écoute et un aéroport militaire américains sont en construction au nord du Mali, dans la région de Tessalit. Une station d’écoute de la NSA (National Security Agency) est déjà implantée au sud de l’Algérie, dans la région de Tamanrasset.

D’après l’hebdomadaire français Le Point, la société américaine Brown and Roots Condor s’est associée à une entreprise algérienne pour allonger la piste de l’aéroport de Tamanrasset afin qu’elle puisse accueillir des avions gros porteurs...

Aux dernières nouvelles, l’émir du GSPC Abderrezak El-Para serait prisonnier du MDJT [5] dans le Tibesti (nord du Tchad) après avoir été donné pour mort, alors que son bras droit et fournisseur d’armes Hacène Allane, alias Cheikh Hacène, auraient été tué mi-avril durant des accrochages avec l’armée nigérienne dans la région de Tessara (nord du Niger).

La France voit d’un très mauvais œil l’intrusion des Américains dans ce qui était jusque là sa chasse gardée. D’autant que l’Algérie, qui a pris conscience de l’enjeu stratégique que constitue la libéralisation de son économie, navigue entre ses relations passionnelles avec l’ancienne puissance coloniale et le pragmatisme des propositions américaines.

Lors d’une brève visite à Alger le 13 mai, le sous-secrétaire d’État US chargé du Proche-Orient, William J. Burns, a réaffirmé «  l’importance » qu’attachent les États-Unis à leurs « relations exceptionnelles » avec l’Algérie. Selon ce haut diplomate, l’Algérie et les États- Unis «  ont un partenariat fort  » dans le domaine de la lutte contre le terrorisme, partenariat qui « va être renforcé à l’avenir ».

Afin de conforter cette nouvelle alliance, l’ANP, qui se fournissait jusque là presque exclusivement en matériel militaire russe, est en train de changer son fusil d’épaule (si l’on ose dire). Les USA s’apprêtent à lever leur embargo (très relatif) sur les ventes d’armes de guerre à destination de l’Algérie. Selon le journal algérien El Watan, l’achat porterait sur des hélicoptères AH-64 Apache, des missiles Hellfire ainsi que du matériel électronique de vision nocturne.

D’après le New York Times (11/05), le programme du Pentagone pour cette région, appelé Pan Sahel Initiative (PSI), a démarré avec un budget de 7 millions de $. Il concerne principalement le Mali, la Mauritanie, le Niger et le Tchad. Il peut être étendu à l’Algérie, au Maroc, à la Tunisie, voire au Sénégal.

Le commandement des forces américaines en Europe a réclamé à cet effet un budget de 125 millions de $ sur 5 ans. Nul doute que le peuple algérien, déjà profondément meurtri par 132 ans de colonisation française, la confiscation de son indépendance par les militaires puis des années de terrorisme et d’antiterrorisme sanglants, sera le grand perdant de cette confrontation.

Quand on a en tête la manière dont les Américains ont l’habitude de gérer ce type d’affaires, les populations locales, notamment touarègues, déjà malmenées par la rébellion des années 90, ne sortiront par indemnes de ce jeu malsain.

[1Lire Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie, La Découverte, 2004.

[2Cf. le site d’Algeria Watch et Habib Souaïdia, La sale guerre,La Découverte, 2001.

[3Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat, créé en 1998.

[4De son vrai nom Amari Saïfi.

[5Mouvement pour la Démocratie et la Justice au Tchad, rébellion armée du Nord tchadien hostile au président en place Idriss Déby.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 126 - Juin 2004
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