L’auteure de ces lignes a déjà posé semblable question, en suggérant que la Banque mondiale avait compétence pour en faire le calcul. En l’absence de réaction de sa part, on ne peut avancer qu’une réponse imprécise, mais indiscutable : beaucoup.
Beaucoup de vies humaines entrent dans le prix de revient d’une cargaison de pétrole. Des centaines, parfois. Celles qui en réchappent occupent le terrain des « crises humanitaires » et ses camps : un nouveau territoire indépen- dant… de la volonté des instances internationales, bien entendu. Celles-ci, mues – en termes de fonctionnement décisionnel – par les tourments de nécessiteux en manque d’énergie (entre autres la Chine, les États-Unis, la France, tous membres du Conseil de sécurité), donnent priorité au combat contre la menace d’une terrible pénurie. Quoi de plus… anormal, inhumain ?
Assumons notre « naïveté » [1] : la mode est d’affubler de ce terme ceux qui préféreraient (sans plaisir, mais qui préféreraient quand même) risquer la pénurie que de troquer leur confort contre les os de leurs semblables.
Posons-nous, naïvement, la question : s’il n’y avait pas de pétrole au Soudan et au Tchad, susceptible de soulager les tourments concurrentiels des néces- siteux dessus mentionnés, aurions-nous à contempler l’interminable, l’inqualifiable spectacle qui se joue au Darfour ? La réponse est non, indiscutablement. Un fonctionnaire de l’ONU a qualifié, devant un correspondant, d’hypocrisie la politique de sa maison, une politique de diplomatie fondée sur l’imbrication des intérêts en lice. Certes. On n’avait pas besoin qu’il nous le dise, mais c’est bien dit. Comment s’en sortir s’il fallait dési- gner les coupables, les sanctionner ? S’il fallait respecter la hiérarchie du crime, vérifier scrupuleusement où on en est à cet égard, dire que le Président soudanais est un assassin, en tirer les conséquences, décréter l’embargo sur le pétrole soudanais, envoyer d’urgence une commission d’enquête pour déter- miner si des actes de génocide sont commis au Darfour, risquer la pénurie pour arrêter ce qui doit l’être ?
Le Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, « a déclaré qu’il était inconce- vable que le Conseil de sécurité ne passe pas à l’action sur le Darfour alors que, pour la première fois de son histoire, il était saisi d’un projet de résolution au titre de la Convention sur le génocide. Il a indiqué que lui-même était favorable à l’envoi d’une commission internationale chargée de décider si les atrocités commises dans cette région du Soudan pouvaient ou non être qualifiées de génocide » [2].
Ce serait la moindre des choses qu’il en aille enfin ainsi. Mais pas un observa- teur bien informé ne croit à ce passage à l’action. À qui la faute ? Bien entendu, la longue liste commence par le président soudanais Omar El Bechir, avec qui la tendance « diplomatique » d’une politique « réaliste » prétend pouvoir, et devoir, continuer de « discuter ». Mais soyons aussi sincères que naïfs. Une partie du problème, c’est nous. On pourrait peut- être inonder le Conseil de sécurité de messages (fax, courriers, courriels, télé- grammes, appels téléphoniques…). Cela ne servirait à rien ? Essayons, pour voir.
Le 18 septembre, le Conseil de sécurité a adopté une résolution [3] qui, notamment, prie le Secrétaire général de l’ONU de créer une commission inter- nationale « pour déterminer également si des actes de génocide ont eu lieu et pour identifier les auteurs de ces viola- tions afin de s’assurer que les respon- sables aient à répondre de leurs actes ».
Par ailleurs, le Conseil « envisage de prendre d’autres mesures […] à l’encontre notamment du secteur pétrolier, du Gouvernement soudanais ou de certains de ses membres au cas où le Gouver- nement soudanais n’appliquerait pas pleinement les dispositions de la résolution 1556 (2004) ou de la présente résolution ». Le centre de nouvelles de l’ONU ajoute : « Le Conseil indique dans le texte adopté aujourd’hui n’envisager ce type d’actions que dans le cas notamment où il déterminerait, après avoir consulté l’Union africaine, que le Gouvernement soudanais ne coopère pas pleinement avec la mission de l’Union africaine sur le renforcement et la prorogation de son opération d’obser- vation dans le Darfour ».
La résolution du Conseil de sécurité est une porte ouverte par laquelle il faut s’engouffrer par tous les moyens : pour obtenir la création d’urgence (la rapidité de l’ONU est le plus souvent indolente) de la commission d’enquête, et insister sur l’application des sanctions envisagées sans plus tourner autour du pot. Le texte, tel qu’il a été adopté, laisse à Khartoum la possibilité de faire semblant de « coopérer avec la mission de l’Union africaine ».
[1] Voir Ils ont dit, Jean-Hervé Bradol. Soyons réalistes ! Errant hors du réel, les idéalistes en ignorent tout. Les « choses » sont comme elles sont, il faut vivre avec. Leurs causes sont permanentes, immuables, l’humanitaire est là pour en atténuer (on fait ce qu’on peut) les effets.
[2] Centre de nouvelles de l’ONU, 16/09 : www.un.org/french/newscentre
[3] 3. 11 voix pour, 4 abstentions (Algérie, Chine, Pakistan, Russie) : www.un.org/french/newscentre résolution n° 1564 : www.un.org/News/fr-press/docs/2004/SC8191.doc.htm