Survie

Le Rwanda : un “cas difficile” dans un imbroglio en devenir

(mis en ligne le 1er janvier 2005)

« Le Congo est un éléphant mort, tout le monde se nourrit de son cadavre » commente un Congolais navré. Le Rwanda y puise-t-il pour satisfaire certains appétits ? Sans doute, en profitant de la présence des milices FDLR, dont il serait difficile de méconnaître les raisons de Kigali d’en écarter la menace. Notons au passage que les FDLR (entre autres...) satisferaient de mêmes appétits en se servant dans le même plat.

Les derniers affrontements dans la région de Kayabayonga ont-ils eu lieu entre Congolais ? Oui (l’usage du conditionnel semble à présent inutile). Quels Congolais ? Qui est congolais ? Il faut tenir compte de ces questions pour comprendre pourquoi ces Congolais se battent entre eux.

 L’« accord global et inclusif » (signé le 1er avril 2003), acte constitutif de la transition congolaise devant conduire aux élections en 2005, prévoit la formation d’une Armée nationale congolaise « intégrée ». Celle-ci comprend 10 régions militaires dont le commandement a été réparti entre les ex-belligérants [1]. La deuxième phase de l’intégration, le « brassage » (le déploiement des hommes sur le territoire national sans tenir compte de leurs régions d’origine), pose problème. Les « corps habillés » congolais ne sont pas indépendants des camps politico-militaires dont ils dépendent : une réalité de ce pays encore loin d’être unifié. Leur « brassage » vise, mais requiert aussi, le dépassement des intérêts, sensibilités, attachements régionaux et identitaires, au moins à l’échelle des commandements, du commandement suprême en particulier, qui dépend du Président de la République. Le Congo n’en est pas encore là. Dans cet ancien Zaïre, immense, composé de multiples groupes identitaires, ceux et celles qui s’unissent y sont plus souvent convoqués, s’ils ne se convoquent eux mêmes, en vue d’une vengeance que d’une construction.

 La 8ème région militaire, celle du Nord-Kivu, est composée d’éléments issus de l’ancienne rébellion (RCD) proche de Kigali. Son commandant, le général Obed Rwibasira [2], a été « retenu » à Kinshasa un mois durant, sans doute en raison de son opposition à l’envoi de renforts dans l’est du pays. C’est entre les hommes d’Obed et ces renforts - les premiers qualifiés de « mutins », les seconds de « loyalistes » (peut-être épaulés par des ex-FAR ou Interahamwe) - qu’il y a eu affrontement. Les choses se seraient-elles passées autrement si le général Obed n’avait pas été retiré de son fief ? Faut-il parler de « mutins » en l’occurrence (peut-être encadrés par des officiers rwandais) ? Est-ce si simple que cela ? On peut se permettre de glisser une affirmation : dans la région des Grands Lacs, rien n’est simple, même s’il faut se méfier de la conjugaison simplicité/complexité.

 Des rwandophones, Hutu et Tutsi, vivent au Congo depuis le 18ème siècle (la main d’œuvre importée du Rwanda par les autorités coloniales belges pour utilisation sur les plantations du Kivu s’est ajoutée à cette population). À l’indépendance, ils ont reçu, comme tous les habitants du Kivu, la citoyenneté congolaise. Depuis lors, des océans ont coulé sous les ponts de l’histoire, dont il n’est pas question ici de sonder les profondeurs. Disons, pour être bref, que la gestion politique des difficultés d’être congolais a moins conduit à souder les groupes qu’à les diviser. Rwanda 94 a couronné un méchant processus historique, cerise envenimée sur le gâteau.

 Eugène Serufuli, gouverneur du Nord-Kuvu, est un Hutu [3]. Ses liens avec Kigali ne sont pas secrets, comme ne l’est pas non plus une certaine méfiance de sa part à l’égard du régime rwandais (histoire oblige). Il représente cependant les intérêts et les peurs d’un groupe congolais (les rwandophones du Nord-Kivu, Hutu et Tutsi). Ce groupe craint d’être marginalisé dans le cas de l’unification du pays sous une autorité peu préoccupée par les droits et besoins des citoyens d’une future nation. Qu’il ait raison ou que cette crainte soit peu fondée, c’est sans conteste sa certitude. Certains en son sein sont convaincus que, sauf protection rwandaise, ils craignent au pire pour leurs vies, au mieux, à terme, pour leur droit à la citoyenneté.

Que le Rwanda en profite pour maintenir ou étendre son influence sur cette région à sa frontière n’a rien d’étonnant - les jeux d’influence géopolitique ne sont pas une nouveauté ici-bas. Obsédé lui-même par sa sécurité, et celle d’une population dont l’histoire a prouvé qu’elle n’est pas à l’abri, il vise en priorité à l’assurer. Il vise, en second lieu, des intérêts moins “nobles” (semblables à ceux de n’importe quel État) , qu’il sera amené à mieux réguler lorsque l’éléphant dont il est ci-dessus question (qui, à mon sens, n’est pas mort mais en devenir [4]) se sera investi dans le rôle qui l’attend : chef du chantier de la construction d’un vivre ensemble régional, où l’intrication des intérêts pourra s’instituer en tant que sauvegarde des vies et préalable au mieux vivre. Et dont les modalités regardent les intéressés (sauf cas de crime contre l’humanité ou génocide, qui relèvent de l’humanité entière-on a cependant trop vu ce qu’il en a été dans la région pour ne pas souhaiter que celle-ci prenne en mains ses violences pour les faire s’éteindre).

Le Rwanda est-il une dictature ? Oui (histoire oblige ?). Notons que c’est la seule dictature africaine francophone qui ne bénéficie pas du soutien de la France. Quel rapport avec ce qui précède ? Le Rwanda est un “cas difficile” en raison du génocide, de ce qui l’a précédé et de ce qui l’a suivi : un désastre sur toute la ligne. Le regard que l’on pose sur lui devrait comprendre ce qu’on lui doit de remontrances et d’empathie. Un tel regard n’est pas l’essence de ce qui anime les hautes instances de ce monde, françaises surtout (la froideur stratégique a gelé toute compréhension profonde du génocide et de ses conséquences), occidentales ou internationales. Ce regard, dans ce qu’il pourrait avoir de vrai, peut venir de la région, que nous espérons grosse d’un tel bel enfant. Au Rwanda alors de savoir le lui rendre.

Sharon Courtoux

[1Outre les forces liées au premier gouvernement Kabila, il s’agit principalement du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD) proche de Kigali, du Mouvement de libération du Congo (MLC) proche de l’Ouganda à l’origine, et les forces des milices tribales Maï Maï.

[2Le général Obed vient d’être nommé commandant de la 5ème région (Mbuji-Mayi). Il a été remplacé, mi-décembre, au commandement de la 8è région par le général Gabriel Amisi, également issu du RCD. Un remplacement qui paraît pour le moins curieux lorsqu’on se souvient que ce dernier a été impliqué dans les graves exactions commises à Kisangani en 2002.

[3Le groupe Nande est majoritaire dans le Nord-Kivu, mais les Hutu y sont nombreux.

[4La République Démocratique du Congo est sans doute une future grande puissance.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 132 - Janvier 2005
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