Survie

Le retour de la vague

(mis en ligne le 1er novembre 2005)

Ce n’est qu’il y a un peu plus de cent ans que la vague des colons européens a fondu sur l’Afrique sans avoir besoin du moindre papier. Cela c’est normal, c’est le droit du plus fort. Á la même époque, des Européens pauvres et crevant de faim se sont embarqués, par bateaux entiers, pour les Amériques, l’Australie. Cela c’est l’épopée de pionniers courageux. Ernest Renan [1] explique comment résoudre le problème de la pauvreté, devenu crucial en Europe à l’âge industriel, dû au progrès de la civilisation : « La colonisation en grand est une nécessité politique tout à fait de premier ordre. Une nation qui ne colonise pas est irrévocablement vouée au socialisme, à la guerre du riche et du pauvre. La conquête d’un pays de race inférieure par une race supérieure, qui s’y établit pour le gouverner, n’a rien de choquant. »

Mais voici que la pauvreté, exportée par l’Europe, pousse à présent des Africains à fuir. Ce sont des poignées de jeunes épris d’aventure et décidés à tout risquer pour tenter de courir leur chance. Ils ne laissent rien derrière eux, n’ont rien à perdre et ils ont pour eux leur capacité à se battre pour survivre. Ce qu’ils fuient c’est leurs forêts dévastées, leurs déserts défoncés, où aucun mode de vie n’est possible, ni l’ancien, irrémédiablement détruit, ni le nouveau, mirage inaccessible. Cela fait des années que le chemin de l’exode est jalonné de morts, dans les sables des déserts, dans les eaux méditerranéennes, dans les soutes des cargos, dans le train d’atterrissage des avions, mais il a fallu l’assaut désespéré de quelques centaines de migrants sur les grilles de Melilla pour que le tout venant du monde médiatico-politique, choqué, découvre tout à coup l’horrible réalité : les barbares sont à nos portes.

Dans son immense majorité, en effet, l’opinion s’est d’abord souciée de ce qu’il convient de faire pour « endiguer » la vague migratoire, en exigeant bien sûr des conditions humanitaires pour le refoulement.
Le Pen, toujours dans la note, a parlé de « Tsunami » pour cette poignée d’Africains dépenaillés venus grignoter nos « avantages ». Quasi personne ne s’est risqué à parler d’une quelconque liberté de circulation, qui fait pourtant partie des droits de l’Homme. Le vaste monde est désormais entièrement privatisé. C’est la première fois dans l’histoire qu’il n’y a plus le moindre espace pour l’aventure. Les Africains, là aussi, arrivent après tout le monde, quand il n’y a plus rien à coloniser et qu’on ne peut plus se déplacer quand on en a envie. Ils sont priés et contraints de rester enfermés dans leurs Bantoustan. Aujourd’hui il n’y a plus que les marchandises qui circulent librement, les bois, le pétrole, les métaux précieux du Sud au Nord, la camelote, les surplus, les déchets du Nord au Sud. C’est ce qu’on appelle un partenariat, depuis que le mot colonisation est tabou.

La ruée vers le Nord des Africains pauvres, qu’on croyait bien dociles, sous la férule des chefs qu’on leur avait donnés, est la réponse à cette politique. Quel choc ! Ah, il faut « développer » ces pays, se sont écriés en chœur les gens qui ont des solutions pour tout, du type yaqua. Mais alors, qu’a donc fait depuis plus de quarante ans la fameuse coopération franco-africaine, créée précisément, dit-on, à cet effet ? Horrible découverte : rien, elle n’a obtenu aucun résultat. Á quoi a-t-elle donc servi ? Á préserver la prospérité au Nord. S’il y a un effet qui pourrait se révéler bénéfique de la tragédie des migrants c’est peut-être d’attirer l’attention du public sur la nature des rapports Nord-Sud, à la condition, pas forcément la plus probable, qu’il s’agisse d’un examen critique approfondi, comme l’ont fait depuis dix ans les publications de Survie, sous la plume ou la direction de F.X. Verschave, et non d’un bavardage à base de poncifs plus ou moins racistes. Il se pourrait alors que l’opinion publique fasse pression pour qu’une politique africaine honnête, réaliste et courageuse prenne enfin le pas sur la complicité intéressée, protectrice des pires corruptions qu’on a vue à l’œuvre jusqu’à présent. Sinon le Sud sera, comme le dit Renan, « irrévocablement voué à la guerre du riche et du pauvre », comme le montrent déjà tous les conflits sur fond de misère qui ensanglantent le continent.

Odile Tobner

[1Cité par Césaire dans Discours sur le colonialisme.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 141 - Novembre 2005
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