" Ce qu’offre aujourd’hui l’Afrique à toutes les mafias, pouvait-on lire en introduction d’un dossier co-piloté par François-Xavier Verschave sur de nouvelles pratiques économiques, c’est la mise à disposition d’États de complaisance par des cliques dirigeantes retranchées sur les positions prédatrices qu’elles peuvent encore exercer, c’est l’aventurisme de ses guérillas mercenaires. La Mafiafrique est syro-libannaise, belge, ukrainienne, américaine, russe, israélienne, saoudienne, émirati, anglaise, indo-pakistanaise, française, chinoise. " [1] Preuve que la liste n’était pas exhaustive, un tandem d’hommes d’affaires milliardaires composé d’un Belge et d’un Canadien, Albert Frère et Paul Desmarais, s’y est progressivement imposé à la fin du siècle dernier. Frère et Desmarais sont d’abord deux amis, avant de devenir deux bannières, puisque les membres des deux familles ont tissé des liens serrés au fil des années - autant amicaux que financiers, s’il y a lieu de les distinguer. " Chaque jour, où que nous soyons dans le monde, un Frère parle à un Desmarais ", dit l’un d’eux non sans emphase [2]. Dire " la Mafiafrique " ne consiste pas à penser que des entités de nationalités différentes participent de concert au pillage de l’Afrique, avec le concours de ses élites de paille et de façon le plus souvent occulte, mais à concevoir déjà comme caduc le caractère " national " de ces entités. Ce ne sont plus tout à fait des groupes anglais, belges, canadiens, danois, émirati, français, germaniques, hollandais ou indiens qui agissent, mais des sociétés de droit et groupes criminels dont le capital est d’emblée métissé. Le capital, qui se compte finalement en argent, échappe aux nations et, les paradis fiscaux et judiciaires le prouvent, au droit. Le tandem Desmarais-Frère a d’abord servi, dans les années 1990, à " conquérir l’Europe " [3]. Desmarais est ce magna canadien de la presse qui détient aussi des parts massives dans l’assurance et les sociétés de finance, ainsi que dans le domaine énergétique et maritime. C’est lui qui a cédé à l’ancien premier ministre Paul Matin la Canada Steamship Lines, une compagnie maritime qui inscrira une partie considérable de ses activités dans différents paradis fiscaux, dont le Liberia. Ce nouveau titulaire fut plus tard ministre des Finances et Premier ministre. En fait, la figure de Desmarais s’est profilée derrière un nombre vertigineux de premiers ministres du Canada, tous partis confondus, de Pierre-Elliott Trudeau, en poste presque sans interruption de 1968 à 1984, à Brian Mulroney, Jean Chrétien et Paul Martin. Un des prétendants à la succession de Paul Martin au Parti libéral (centre-droit), un ancien "néo-démocrate" ontarien (équivalent du PS français), Robert Rae, est le frère de John Rae, un des membres du Conseil d’administration de l’empire Desmarais, Power Corporation. Tout en restant un important organisateur politique de ce Parti libéral, il a aussi occupé les fonctions de président et directeur de la Banque Paribas du Canada jusqu’en 2000, impliquée notamment dans le scandale pétrole contre nourriture en Irak et réputée pour ses activités de blanchiment en Afrique. Desmarais et Frère détiennent et contrôlent le holding Pargesa, qui gère, selon le mode dit des " poupées russes ", des sociétés européennes de très grande envergure, dont la BNP-Paribas elle-même. Les noms de Desmarais et de Frère ont aussi figuré dans le Conseil d’administration de Total, dans la foulée de la fusion avec Elf et Fina. Paul Desmarais avait précédemment siégé au Conseil d’administration d’Elf. En 2002, on ne retrouve plus du tandem que le fils de Paul Desmarais, Paul Desmarais fils... Force est de conclure que l’activité politique, qui doit désormais s’adapter à ces rhizomes mondiaux, ne se réduit plus au seul geste électoral, lui balisé à l’échelle strictement nationale.
Alain Deneault
[1] François-Xavier Verschave, De la Françafrique à la Mafiafrique, in Mouvement, Paris, La Découverte, N° 21/22, mai-juin-juillet-août 2002, p.10.
[2] Albert Frère, cité par Laurent Fontaine in Albert Frère : l’indéfectible allié européen, Montréal, Commerce, no. Vol : 100 NO : 11, Septembre 1999, p. 34.
[3] Selon l’expression de Laurent Fontaine, op. cit.