Survie

Les biens mal acquis des dictateurs africains.

(mis en ligne le 1er octobre 2007) - antoinedulin, olivier

Le 18 juin dernier, le Parquet de Paris annonçait l’ouverture d’une enquête sur le patrimoine immobilier des présidents gabonais Omar Bongo et congolais Denis Sassou Nguesso, suite au dépôt par trois associations, dont Survie, d’une plainte pour « recel de détournement de biens publics et complicité ».

Au-delà de la saisie des biens immobiliers et leur restitution aux populations spoliées, il s’agit pour les associations de faire avancer le droit international et de s’attaquer à la criminalité économique dont les relations franco-africaines se font le lit. Décryptage.

Détournements au Sud

Ils sont à la tête de pays pauvres endettés jusqu’au cou et classés aux 124ème et 140ème rangs sur 177 du classement mondial du développement humain [1], mais possèdent des fortunes colossales. Ils vivent dans des pays qui ne disposent pas des services sociaux et sanitaires de base mais viennent se faire soigner en France et y passer leurs vacances dans leurs villas de luxe. Il s’agit des chefs d’Etat gabonais Omar Bongo et congolais Denis Sassou Nguesso ainsi que de leurs familles. Ils sont l’objet en France d’une enquête préliminaire ouverte par le Parquet de Paris suite à la plainte déposée par les associations Survie, Sherpa (un réseau international de juristes, présidé par William Bourdon) et la Fédération des Congolais de la Diaspora (FCD) pour « recel de détournement de biens publics et complicité » visant les biens immobiliers de luxe dont plusieurs chefs d’Etat africains [2] et leurs familles sont propriétaires ou jouissent sur le territoire français. L’enquête, confiée à l’Office central de répression de la grande délinquance financière, porte sur des biens que les associations considèrent comme « mal acquis ».

Il n’y a pas de définition scientifique du concept de « biens mal acquis ». Le Centre national de coopération au développement (CNCD), en Belgique, les définit comme « tout bien meuble ou immeuble, tout avoir ou fonds susceptible d’appropriation privative soustrait illégalement du patrimoine public et qui a pour effet d’appauvrir le patrimoine de l’Etat. ».

Ces biens sont le produit d’activités délictuelles ou criminelles qui ont permis à de nombreux dirigeants africains un enrichissement que leurs revenus ne peuvent justifier. Le plus souvent, ils sont le résultat de détournements de fonds, de vols ou de transferts illicites d’argent public entre les comptes nationaux et leurs comptes personnels (l’argent provenant soit de fonds publics, soit de l’aide publique au développement) [3] . Ils proviennent également de la corruption et de l’octroi de rétro-commissions (lors de l’attribution de marchés publics ou d’entreprises publiques à des proches ou à des compagnies étrangères).

Le sujet est toutefois particulièrement difficile à appréhender tant les auteurs des infractions en question ont pris soin d’entourer les mécanismes d’évaporation des capitaux de la plus grande opacité, garante d’impunité, grâce aux paradis fiscaux et judiciaires et à la complicité des pays développés.

Paradis fiscaux

L’affaire Elf et les réseaux de la Françafrique en sont des parfaits exemples. Les détournements au Gabon ou au Congo des revenus du pétrole via la compagnie française (aujourd’hui Total-Fina-Elf), l’ont été avec la complicité des autorités tricolores. Si cet argent a longtemps financé les partis politiques français, il aurait également servi à acheter des biens immobiliers pour les dirigeants de la compagnie, comme un hôtel particulier à Paris (600 m² et 300 m² de jardin pour 8,6 millions d’euros) utilisé par Loïc Le Floch Prigent, ou encore les demeures d’André Tarallo dans la capitale française [4] (400m² pour 2,1 millions d’euros et 4,1 millions de travaux) et en Corse (Villa Calalonga, d’une valeur de 13 millions d’euros).

Au delà des connivences politiques, la tâche des auteurs d’infractions est généralement facilitée par la mondialisation des systèmes économiques et les nouvelles technologies qui permettent de transférer, disperser et dissimuler aisément des actifs. Le montage d’opérations via un enchevêtrement de trusts, de sociétés écrans ou de sociétés fictives domiciliées dans les paradis fiscaux, permet de masquer le blanchiment d’argent ; le secret bancaire offert par les comptes offshore faisant le reste.

Il est donc difficile de prouver le détournement ainsi que son recel dans les pays du Nord. Suite au dépôt de la plainte par les trois associations, le juge français, compétent pour enquêter sur ce recel puisque commis sur le territoire français, a désormais la difficile tâche de déterminer l’origine des biens désignés, leur valeur, et de voir si les personnes ainsi identifiées peuvent justifier de revenus suffisant ayant permis leur acquisition.

Si ce n’est pas le cas, ces biens immobiliers auront donc bien été acquis sur le dos des contribuables congolais et gabonais.

Un enjeu de développement

Une étude approfondie du Comité catholique contre la Faim et pour le Développement (CCFD) [5] , publiée en mars 2007, évalue entre 100 et 180 milliards de dollars les avoirs détournés par des dictateurs au cours des dernières décennies, soit une à deux fois l’aide au développement annuelle. On ose à peine imaginer les montants en jeu si on élargissait l’étude à l’ensemble des élites proches du pouvoir ayant placé des fortunes indues à l’étranger. C’est un véritable enjeu de développement. Dans certains pays, l’argent détourné équivaut à la moitié voire à la totalité de la dette publique. Ce fut le cas de Mobutu au Zaïre (1965-1997) dont la fortune personnelle était estimée entre 5 et 6 milliards de dollars, et qui a légué à l’Etat une dette énorme de 13 milliards. Cette dette est essentiellement le résultat de détournements ou a été contractée pour la réalisation de projets somptuaires (les fameux « éléphants blancs »). Elle est qualifiée de « dette odieuse », autre concept auquel certains pays voudraient donner une réelle portée juridique.

Selon l’Union européenne, « les actifs africains volés détenus dans des comptes en banque à l’étranger équivalent à plus de la moitié de la dette externe du continent » [6]. La restitution des avoirs volés par les seuls chefs d’Etat des pays du Sud pourrait atteindre 200 milliards de dollars, chiffre significatif lorsque l’on sait qu’en 2005 l’Aide publique au développement (APD) mondiale s’élevait quant à elle à 106 milliards de dollars.

Ce pillage en règle, qui va à l’encontre même des principes du développement, apparaît comme un véritable scandale. S’il n’est pas l’apanage des pays africains, certains dirigeants du continent en sont toutefois de véritables caricatures.

Ces détournements et recels sont de véritables manques à gagner pour les Etats et donc pour les populations concernées. C’est la raison pour laquelle les associations qui ont déposé plainte à Paris (et notamment les Congolais de la Diaspora) ont en ligne de mire la saisie des biens et leur restitution (voir ci-dessous).

Des restitutions ont déjà eu lieu grâce à la volonté des autorités suisses, soucieuses de redorer le blason de leur place financière. 658 millions de dollars ont ainsi été restitués aux Philippines après 17 ans de procédure sur les fonds Marcos ; 2,4 millions de dollars des fonds du dictateur malien Moussa Traoré ; 594 millions de dollars des fonds du dictateur nigérian Sani Abacha ; 80 millions de dollars des fonds détournés par le clan Fujimori au Pérou. Le Royaume Uni a également restitué quelques fonds hébergés à Jersey à l’Etat du Nigeria dans l’Affaire Abacha. La plus grosse restitution est à mettre au compte des Etats Unis et de leurs alliés qui ont saisi plus de 2 milliards de dollars appartenant à la famille de Saddam Hussein, somme qui sert théoriquement à la reconstruction de l’Irak.

En France, en revanche, aucune procédure de restitution de biens détournés par les dirigeants des pays du Sud n’a abouti. Bien souvent, l’Etat français n’a pas souhaité geler ou saisir les biens et les comptes bancaires alors qu’il en avait la possibilité. A d’autres reprises, il n’a pas donné suite à des demandes d’entraide judiciaire, notamment parce qu’elles n’étaient pas rédigées en français.

Pourtant, dans les institutions internationales, la France se fait le chantre de la restitution. C’est elle qui lors du G8 d’Evian en 2003 a appelé à la rédaction d’une convention des Nations Unies sur la corruption (Convention dite de Mérida, adoptée la même année), qui fait de la restitution un principe fondamental du Droit international. Premier instrument juridique universel dans la lutte contre la corruption, elle complète les conventions régionales signées dans le cadre de l’OCDE, du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne.

La convention est entrée en vigueur en décembre 2005, mais seulement 95 pays l’ont à ce jour ratifiée [7] tandis qu’aucun instrument de contrôle ne permet de vérifier son application effective. De plus, elle n’envisage aucune mesure contre les paradis fiscaux qui sont pourtant l’un des premiers obstacles à la restitution.

Enfin, les procédures de gel et de restitution des biens mal acquis se heurtent aux faiblesses de la coopération judiciaire internationale.

Des implications politiques

A ce jour, la saisie ou la restitution de fonds ont concerné d’anciens chefs d’Etats (en vie ou décédés), des dirigeants ayant maille à partir avec la justice internationale (tel Charles Taylor, dont l’UE a gelé des fonds en 2004), ou faisant l’objet d’une offensive politique de la part de la communauté internationale (tels les Talibans ou Saddam Hussein dont des avoirs ont été saisis). Aucune procédure n’a en revanche abouti à l’encontre de chefs d’Etat en fonction.

C’est bien là la spécificité de l’enquête ouverte par le Parquet de Paris, d’autant que le pays dans lequel est intentée cette procédure, en l’occurrence la France, entretient des relations privilégiées avec les dirigeants incriminés.

Les responsabilités de la France dans l’enrichissement illicite de ces dictateurs sont d’ailleurs indéniables. De nombreuses entreprises françaises, comme Total, Bolloré ou Bouygues, profitent ainsi de ces régimes corrompus pour remporter des marchés publics juteux et piller les ressources tant financières que naturelles de ces pays. Il ne faut pas non plus oublier que la France cautionne à ses frontières deux paradis fiscaux et judiciaires comme Andorre et Monaco. Si le recouvrement de fonds détournés et exportés illégalement soulève des questions pratiques et juridiques, il soulève donc surtout des questions d’ordre politique.

« En finir avec la... rupture »

Si le président français n’a de cesse de vouloir en finir avec la « repentance » concernant la période coloniale, en revanche, beaucoup sont les observateurs qui attendent de voir les premiers signes d’une « rupture » tant annoncée dans la gestion des affaires franco-africaines.

Pour un Nicolas Sarkozy qui a reçu successivement à l’Elysée Omar Bongo et Denis Sassou Nguesso à peine quelques semaines après son investiture : « Si, chaque fois qu’il y avait des enquêtes judiciaires il fallait arrêter les relations, on ne les aurait pas arrêtées uniquement du côté africain, si vous voyez ce que je veux dire » [8]. Le ton est donc donné. Interrogé sur la plainte, le président français a également affirmé que la justice devait faire son travail. Soit. Mais la laissera-t-il ouvrir une information judiciaire contre ces deux chefs d’Etats qu’il dit « apprécier » pour ce qui est de Sassou, et être un ami pour ce qui est de Bongo ?

Déjà, Thierry Moungalla, conseiller spécial du Chef de l’Etat congolais, intervenait en juillet dernier sur le plateau de 3A Télésud (une télévision diffusée par satellite), comme pour mettre en garde les autorités françaises. A la question de savoir si la plainte ne risquait pas d’altérer les relations entre le Congo et la France il répondait : « Il est évident que si nous continuons sur ce mode là, ces affaires ne peuvent pas rester sans conséquence sur la relation entre nos deux Etats ». Bref, attention aux intérêts français ! Voila donc un exemple typique des relations franco-africaines tellement perverties que chaque partie semble avoir les pieds et les mains liées, la souveraineté des Etats en ayant pour ses frais.

A voir leurs réactions, les deux pontes de la Françafrique semblent toutefois bien embarrassés. Si, selon nos informations, le président gabonais ne décolère pas de l’ouverture d’une enquête, Sassou Nguesso lui, n’hésite pas à l’affubler de « relents [...] de colonialisme, de néocolonialisme, de racisme et de provocation » [9] [sic] et à se défausser sur d’autres dirigeants du monde qui, en France, possèdent également des résidences de luxe. L’élève Sassou a bel et bien dépassé le maître Bongo, dans l’art cynique et caricatural d’inverser les rôles et de se faire passer pour la victime. Qui a réinstallé ce même Sassou au pouvoir par les armes en 1997 si ce n’est la France pour préserver ses intérêts, notamment pétroliers ? Quelle est la finalité de la procédure judiciaire lancée à Paris sinon permettre aux Congolais (entre autres) de bénéficier enfin des ressources de leur pays ? Enfin, si des dirigeants du monde possèdent effectivement en France des résidences de luxe, combien sont-ils à être à la tête de pays aussi pauvres que le Congo ?

Selon Thierry Moungalla, toujours sur 3A Télésud, cette démarche judiciaire a tout bonnement pour objectif de « nuire » au Congo, analyse aisée à comprendre puisque le clan Sassou confond à l’envi ses propres intérêts à ceux de l’Etat congolais.

Au delà des discours, c’est bel et bien un combat contre la corruption, la mal gouvernance et l’impunité qui est lancé à Paris, combat qui pourrait donner l’occasion à la France de se mettre enfin en conformité avec ses engagements de solidarité internationale.

Antoine Dulin et Olivier Thimonier

[1Chiffres 2006 du PNUD

[2Blaise Compaoré (Burkina Faso), la famille Eyadéma (Togo), Teodor Obiang Nguema (Guinée équatoriale), Edouardo Dos Santos (Angola) sont également cités dans la plainte.

[3Le détournement de biens publics est depuis 1991 considéré comme une violation des droits de l’Homme suite à une décision du Conseil Economique et Social des Nations unies.

[4Cette résidence, sise au 55 Quai d’Orsay, est depuis des années l’objet d’un litige entre André Tarallo et Omar Bongo, qui en revendiquent tous deux la propriété. Le litige tournerait aujourd’hui en faveur de l’ancien directeur Afrique d’Elf. Toutefois, condamné à une amende de deux millions d’euros dans le cadre du procès Elf, qu’il n’a pas réglée, le trésor public français aurait décidé d’hypothéquer la résidence (Bakchich, 13 septembre 2007).

[5Antoine Dulin, Document de travail du CCFD, Biens mal acquis profitent trop souvent, la fortune des dictateurs et les complaisances occidentales, Direction des Etudes et du Plaidoyer, mars 2007, téléchargeable sur www.ccfd.asso.fr

[6Commission des communautés européennes, juin 2003, dialogue sur l’Afrique de l’Union européenne, Bruxelles.

[7Parmi les pays du G8, l’Allemagne, l’Italie, le Japon et le Canada ne l’ont toujours pas ratifié.

[8Propos tenus par le président français à la conférence de presse lors de sa visite au Gabon le 27 juillet dernier

[9Réponse à une question d’une journaliste sur le perron de l’Elysée à la suite de sa visite officielle en France, le 5 juillet dernier

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 162 - Octobre 2007
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