D’Abidjan à Accra, les pays du Nord se débarrassent de leurs déchets toxiques à moindre coût. Boues industrielles, cyanures, solvants, pesticides ou déchets électroniques ont été déversés par cargaisons entières. L’affaire du Probo Koala en est l’exemple le plus récent.
Août 2006, la Côte-d’Ivoire et plus précisément la ville d’Abidjan sont au coeur d’un scandale environnemental et sanitaire très grave. Un tanker (le Probo Koala) appartenant à une société grecque battant pavillon panaméen, affrété par une société de droit néerlandais créée par deux français opérant depuis Londres (avec à son bord un équipage russe !) y déversait en toute illégalité 500 tonnes de boues, mélange de soude caustique, de résidus pétroliers et d’eau. Ces déchets furent déposés à ciel ouvert dans plusieurs endroits de la ville dégageant des gaz mortels faisant à ce jour 17 victimes et des dizaines de milliers d’intoxiqués. Octobre 2008. Deux années plus tard, le premier procès de cette affaire vient de se dérouler à Abidjan. La cour d’assise a rendu un verdict contrasté, en condamnant à 20 et 5 ans de prison deux accusés (le patron de la petite société ivoirienne ayant déversé les déchets à l’air libre ainsi qu’un agent du port) mais en acquittant les sept autres. Au-delà du jugement rendu, ce qui ressort avant tout de ce procès, c’est l’absence à la barre des dirigeants de Trafigura, l’affréteur du navire, après qu’un accord à l’amiable eut été conclu en février 2007 entre la multinationale et la présidence ivoirienne moyennant le versement de 152 millions d’euros. Ceci a d’ailleurs suscité les protestations de plusieurs avocats, pour qui le procès était « biaisé » en l’absence du « témoin central ». A juste titre. Pour la petite histoire, le 2 juillet 2006, le Probo Koala se trouvait à Amsterdam où il était censé décharger sa cargaison. Mais en raison du prix élevé demandé pour le traitement des déchets qu’il transportait, après un détour par l’Estonie, le navire fit route vers le sud, à la recherche de sous-traitants moins scrupuleux !
Parallèlement à la mise en place progressive
des premières normes environnementales
en Europe au cours des années
1970-1980, le coût d’élimination
des déchets toxiques a augmenté considérablement
au cours des dernières décennies
entraînant le développement de
divers trafics à destination de l’Afrique.
Une aubaine pour l’industrie chimique
des pays du Nord (Allemagne, Italie,
France, Suisse, etc.) qui a ainsi trouvé
le moyen de réduire les coûts d’élimination
de ses résidus toxiques au détriment
de la santé des habitants du Sud.
Ce commerce, malgré l’énorme logistique
qu’il nécessite, a bénéficié de
l’ouverture incontrôlée des frontières
et du soutien de mafias payant parfois
leur « droit à décharger » avec des cargaisons
d’armes, quitte à subventionner
des guerres civiles comme en Somalie.
De l’autre côté de la Méditerranée, ce
scandale a été facilité par le besoin urgent
de devises étrangères de la part
de gouvernements déjà étranglés par le
mécanisme de la dette et, de surcroît,
souvent dirigés par des régimes autocratiques
et corrompus.
Bien qu’ils soient dépourvus d’installations
adéquates de traitement des
déchets dangereux, de nombreux pays
d’Afrique (Bénin, Congo-Brazzaville,
Djibouti, Guinée-Bissau, Guinée Equatoriale,
Mozambique, Nigéria, Togo,
Somalie et d’autres encore) ont importé
des cargaisons entières de déchets toxiques
(boues industrielles, cyanures,
solvants, peintures, pesticides, déchets
pharmaceutiques) et même nucléaires
(dans le cas de la Somalie) à des prix
très bas : entre 2,5 et 40 dollars la
tonne contre 75 à 300 dollars (de l’époque)
le coût d’élimination dans les pays
industrialisés [1]. Ironie du sort, ces déchets
étaient parfois conditionnés dans
des fûts marqués « engrais » ou « aide
humanitaire » afin de ne pas attirer la
curiosité des autorités portuaires des
pays d’accueil. Greenpeace avance le
chiffre de 167 millions de tonnes de déchets
dangereux ayant ainsi trouvé une
deuxième patrie en Afrique [2] avant 1986.
En Italie, le trafic illégal des déchets
représenterait, dans les années 1980,
la deuxième activité des organisations
criminelles, juste après la drogue. Un
marché de quelque 100 millions d’euros
par an [3]. En France, une filiale du groupe
Arcelor Mittal est soupçonnée d’avoir
blanchi des millions de tonnes de déchets
toxiques (sous la forme de carburant pour
tanker) entre 1993 et 2004 (La Voix du
Nord, 17 septembre 2008) mais aucune
preuve formelle n’a pu être trouvée jusqu’à
maintenant.
Ces opérations ont fait parfois l’objet de contrats en bonne et due forme, astucieusement ficelés par des contractants proches du gouvernement du pays importateur. Entre les producteurs et les sous-traitants en charge de la basse besogne opèrent des sociétés écrans, simples boîtes aux lettres établies dans des paradis fiscaux. À titre d’exemple, l’une d’elles (dont le capital effectivement libéré n’était que de… deux livres sterling !) était immatriculée sur l’île de Man et gérée à distance par un couple résidant à Chypre, puis à Gibraltar où l’on a perdu sa trace. Dans d’autres circonstances, ces opérations ont été effectuées sans même avoir à négocier de contrat avec les pays d’accueil : les entreprises multinationales disposant de sites d’exploitation dans ces pays ont pu y transférer les déchets sans avertir les autorités locales.
À la suite à plusieurs scandales en 1988, une série d’accords internationaux ont été signés, censés réglementer voire interdire les transferts de déchets toxiques vers les pays du Sud. Créée en 1989 sous l’égide des Nations unis (et rentrée en vigueur en 1992), la Convention de Bâle fut le premier instrument juridique international contraignant en matière de contrôle des mouvements transfrontières de déchets dangereux et de leur élimination. Dans sa première version, cependant elle tendait à légitimer une pratique qui devrait être considérée comme une activité criminelle. Mais en 1995, un amendement fut adopté afin de mettre un terme définitif aux exportations de déchets dangereux dans les pays ne disposant pas d’installations adéquates. En outre, une série d’accords régionaux ont été signés, parmi lesquels la Convention de Bamako dont le champ d’application s’étend également aux déchets radioactifs. Qu’à cela ne tienne, sur 166 États signataires de la Convention de Bâle, trois pays – l’Afghanistan, Haïti et les États-Unis (réticents à l’idée de reprendre sur leur territoire les déchets dangereux produits sur leurs bases militaires du Pacifique) – ne l’ont toujours pas ratifié, ce qui porte inévitablement atteinte à son caractère universel.
Le trafic des déchets se donne
aujourd’hui un visage plus respectable
mais les victimes pourraient bien être
encore plus nombreuses. Quand on ne
contrevient pas aux lois en vigueur,
on essaie en effet de les contourner…
Ainsi, au nom du recyclage, les pays
occidentaux continuent d’envoyer
aujourd’hui en Afrique et en Asie des
déchets dont le traitement est jugé trop
polluant ou trop peu rentable. On a tous
en tête l’image des navires en fin de vie
(tel le Clémenceau) faisant route vers
l’Asie du Sud pour y être démantelés.
Moins médiatisé, le « recyclage » de
déchets d’equipements électriques et
électroniques (mieux connus sous le
sigle D3E) en Afrique du Sud, au Nigéria
ou encore au Ghana [4] est tout aussi
dramatique.
À première vue pourtant, certains ont
vu dans la réutilisation d’ordinateurs
ou de téléphones portables en état de
marche une manière de réduire le fossé
numérique entre le Nord et le Sud.
Une formule « gagnant-gagnant » permettant
aux uns de se débarrasser de
montagnes de déchets électroniques
tandis que les autres, trop pauvres pour
pouvoir acheter des équipements neufs
réutilisent des vieux équipements, leur
offrant ainsi une seconde vie. Malheureusement,
une enquête de l’ONG Basel Action Network au Nigeria contredit
cette version : 75% des équipements
informatiques d’occasion importés ne
sont pas économiquement réparables
ou revendables. Et quand bien même
ils le sont, ils arrivent en quantités
sans commune mesure avec les besoins
réels. Alors, après avoir été dépouillés
pour en extraire les métaux précieux,
ces équipements rejoignent des décharges
non contrôlées où ils sont brûlés,
émettant notamment dioxines, métaux
lourds et composés organo-chlorés et
contaminant ainsi l’air et le sous-sol.
Au nom du recyclage, on aboutit ainsi
précisément à l’opposé de ce que la
communauté mondiale a cherché à interdire
avec l’adoption de la Convention
de Bâle.
Certes, ces dernières années, le paysage
est en train de changer en Europe et des
progrès importants ont été faits pour traiter
au Nord les fameux D3E. Mais tant
que les gouvernements européens continueront
à faire la sourde oreille, ces trafics
vers l’Afrique risquent de subsister.
Le problème vient d’abord d’un manque
de moyens : sur 1 100 cargaisons contrôlées
en 2006 dans le cadre d’une enquête
européenne, 50 % étaient illégales. De
l’avis même de l’Office central de lutte
contre les atteintes à l’environnement et
à la santé publique (OCLAESP), un renforcement
des inspections s’impose ainsi
qu’une meilleure collaboration entre les
services de police et de gendarmerie nationale
à l’échelle de l’Europe. Toutefois,
le fait qu’en 2008, une société implantée
sur l’île de Man échappe encore
à l’application de la directive européenne
sur le contrôle des transports transfrontaliers
de déchets ne manque pas de poser
question.
Et bien qu’un projet de nouvelle directive
pour la protection de l’environnement (qui
permettrait de considérer les atteintes graves
à l’environnement comme des crimes,
à l’instar de la Convention de Palerme
sur le crime organisé) soit en bonne voie
au Parlement et au Conseil européen, tant
que des îlots n’ayant décidément rien de
paradisiaque continueront d’échapper à de
telles lois, il y a fort à parier que les plus
malins continueront à passer à travers les
mailles du filet.
Franck Olivier
[1] Les vaisseaux du poison – la route des déchets toxiques. François Roelants du Vivier, éd. Sang de la Terre, 1988.
[2] Pops’ in Africa : hazardous waste trade 1980 - 2000. Obsolete pesticide stockpiles. A Greenpeace inventor. Johannesburg, 2000. www.ban.org/library/afropops.pdf
[3] Trafic d’armes et de déchets toxiques. Les déchets de mort à l’ombre du réseau « Gladio Staybehind », Enrico Porsia, 2003 www.amnistia.net
[4] Chemical contamination at e-waste recycling and disposal sites in Accra and Korforidua, Ghana. Greenpeace research laboratories technical note, octobre 2008.