Survie

Interview de Raphaël Granvaud, auteur de « Que fait l’armée française en Afrique ? »

(mis en ligne le 1er novembre 2009) - Billets d’Afrique et d’ailleurs..., Raphaël Granvaud

Alors que Nicolas Sarkozy a annoncé une réforme de la coopération militaire et lancé la renégociation des accords de défense liant la France avec plusieurs pays africains, Survie publie un nouveau livre sur l’armée française et sa présence en Afrique. Disponible en librairie depuis le 23 octobre.

« Que fait l’armée française en Afrique ? » Si l’on en croit les discours officiels, elle n’y aurait plus depuis longtemps que des missions humanitaires et de maintien de la paix. La page du néocolonialisme et de la Françafrique aurait été tournée en même temps que finissait la guerre froide. Ce Dossier noir examine, à travers de nombreux exemples, la réalité de cette présence depuis deux décennies. L’auteur, Raphaël Granvaud, est membre de Survie [1] .

Billets d’Afrique : sous quels mandats la France intervient-elle en Afrique ?
Raphaël Granvaud : Elle intervient sous les prétextes les plus divers, et toujours officiellement pour la bonne cause. Depuis la forte contestation internationale de l’opération Turquoise au Rwanda en 1994 (qui a permis d’exfiltrer les génocidaires vers le Zaïre), la France s’efforce de bénéficier d’un mandat de l’ONU, comme en Côte d’Ivoire. Mais elle peut également intervenir au nom d’un simple accord bilatéral de défense, comme en Centrafrique, voire en l’absence de toute caution juridique, comme encore récemment au Tchad en 2008.

BDA : La France intervient donc de manière illégale ou sans mandat officiel en Afrique ?
R.G : Hubert Védrine expliquait au sujet du président Mitterrand (c’est vrai également pour les autres présidents de la Ve République) qu’il se sentait lié par un héritage colonial, qu’il y ait ou non des accords militaires formalisés avec les pays du « pré carré ». L’absence de caution juridique a rarement empêché les interventions militaires françaises. Par ailleurs, l’existence d’un mandat international ou d’un accord de défense pour certaines interventions militaires (plus de 50 depuis les indépendances), ne les rend pas plus légitimes, car les mobiles affichés correspondent rarement aux objectifs réels (soutenir une dictature « amie  » ou déstabiliser un régime insoumis). Par ailleurs, il existe des interventions militaires secrètes ou clandestines. Des mercenaires ou des sociétés militaires privées sous contrôle peuvent également prendre le relais. Il faudrait également compter au nombre des interventions militaires déguisées l’instrumentalisation de certaines rebellions ou le contrôle plus ou moins direct des forces armées de tel ou tel pays, lorsque la situation devient critique.

BDA : A combien s’élève le montant de ces interventions ?
R.G : Pour l’instant, on parle de « surcoût » des interventions militaires par rapport au fonctionnement de l’armée hors interventions (mais cette logique comptable pourrait être modifiée prochainement). Depuis 1972, ce surcoût est évalué à environ 20 milliards d’euros, et les interventions successives au Tchad occupent une part conséquente de ce budget. Depuis 1983, la moyenne annuelle du surcoût est de 700 millions d’euros : 532 millions en 2005, 603 millions en 2006, 685 millions en 2007, 852 millions en 2008, et une évaluation de prêt d’un milliard pour 2009. Ce qui représente une moyenne de 2,4 millions d’euros par jour ou 100 000 euros par heure.
A titre d’exemple, la France a pris à sa charge une grande majorité des 700 à 800 millions d’euros de l’opération Eufor qu’elle a voulue au Tchad et en RCA en 2008. L’opération Licorne en Côte d’Ivoire a quant à elle coûté entre 200 et 300 millions d’euros par an entre 2002 et 2006. C’est le contribuable français qui, sans forcément le savoir, contribue à cet « effort de guerre » dont le but n’est pas de protéger la France contre une éventuelle agression extérieure mais souvent de soutenir des dictateurs vassalisés.

BDA : La France vend-elle beaucoup d’armes en Afrique ?
R.G : La France se place à la 3e ou 4e place en matière d’exportation d’armements dans le monde selon les années, derrière les Etats- Unis et la Grande Bretagne.
Si l’Afrique représente quantitativement une faible part dans ces ventes, ces dernières ont toutefois plus que doublé en 2008, passant de 16 à 38 millions d’euros, au mépris des principes éthiques affichés officiellement. La France a ainsi alimenté les ardeurs guerrières d’Idriss Déby au Tchad. Elle a également vendu à la Guinée pour 6 millions de dollars d’armes entre 2003 et 2006, grâce à quoi la grève générale de 2007 a pu être réprimée dans le sang (avec des munitions françaises, donc). C’est également avec du matériel militaire en grande partie français que l’insurrection populaire de février 2008 a été matée au Cameroun.

BDA : Après le massacre commis par la junte guinéenne, la France a annoncé la suspension de sa coopération militaire. Cela augure-t-il d’un changement positif ?
R.G : C’est évidemment une mesure souhaitable. Mais on peut constater d’une part que cette coopération avait donc été maintenue malgré les massacres précédemment commis sous Lansana Conté en février 2007 pour réprimer la grève générale ; et d’autre part que la coopération n’est nullement remise en cause avec d’autres régimes autoritaires ou criminels (le Tchad qui recrute toujours des enfants soldats ; le Cameroun qui a réprimé dans le sang les émeutes anti-Biya de février 2008…). C’est donc une politique à géométrie variable. Par ailleurs, dans les cas où l’on annonce, souvent sous la pression des ONG, une suspension de coopération, il faut vérifier que celle-ci n’est pas prolongée par des hommes ou des entreprises qui opèrent à titre « privé »…

BDA : Les parlementaires sont-ils associés à la politique militaire de la France depuis les annonces de réforme du président Sarkozy ?
R.G : Comme le prévoient les modifications constitutionnelles de l’été dernier, les parlementaires ont eu à se prononcer fin janvier sur quelques-uns unes des principales opérations militaires françaises, dont quatre en Afrique. Mais le débat qui a précédé le vote était bâclé et il ne s’agissait que de donner un chèque en blanc à l’exécutif. Par ailleurs, l’action des parlementaires ne survient toujours qu’a posteriori. Ils sont simplement informés du déclenchement d’une opération militaire, mais ils ne votent que sur la reconduction des opérations de plus de quatre mois, et ils continuent d’être tenus dans l’ignorance des opérations des forces spéciales, même après coup. Ils n’ont pas davantage été consultés pour l’ouverture d’une nouvelle base militaire à Abu Dhabi, et cela n’a pas l’air de les déranger plus que ça.

[1Raphaël Granvaud a participé à la rédaction des écrits suivants :
• Survie, La France coloniale d’hier et d’aujourd’hui (brochure), 2006.
• Plate forme citoyenne France-Afrique, Livre blanc pour une politique de la France en Afrique responsable et transparente, l’Harmattan, 2007.
• Survie, La complicité de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda. 15 ans après. 15 questions pour comprendre, L’Harmattan, 2009. Il est l’auteur de « Colonisation et décolonisation dans les manuels scolaires de collège en France » in Relecture d’Histoires coloniales, Cahiers d’histoire n°99, avril-juin 2006.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 185 - Novembre 2009
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