Alors que Nicolas Sarkozy a annoncé une réforme de la coopération militaire et lancé la renégociation des accords de défense liant la France avec plusieurs pays africains, Survie publie un nouveau livre sur l’armée française et sa présence en Afrique. Disponible en librairie depuis le 23 octobre.
« Que fait l’armée française en Afrique ? » Si l’on en croit les discours officiels, elle n’y aurait plus depuis longtemps que des missions humanitaires et de maintien de la paix. La page du néocolonialisme et de la Françafrique aurait été tournée en même temps que finissait la guerre froide. Ce Dossier noir examine, à travers de nombreux exemples, la réalité de cette présence depuis deux décennies. L’auteur, Raphaël Granvaud, est membre de Survie [1] .
Billets d’Afrique : sous quels mandats la France
intervient-elle en Afrique ?
Raphaël Granvaud : Elle intervient sous les
prétextes les plus divers, et toujours officiellement
pour la bonne cause. Depuis la forte
contestation internationale de l’opération Turquoise
au Rwanda en 1994 (qui a permis d’exfiltrer
les génocidaires vers le Zaïre), la France
s’efforce de bénéficier d’un mandat de l’ONU,
comme en Côte d’Ivoire. Mais elle peut également intervenir au nom d’un simple accord
bilatéral de défense, comme en Centrafrique,
voire en l’absence de toute caution juridique,
comme encore récemment au Tchad en 2008.
BDA : La France intervient donc de manière
illégale ou sans mandat officiel en Afrique ?
R.G : Hubert Védrine expliquait au sujet du
président Mitterrand (c’est vrai également
pour les autres présidents de la Ve République)
qu’il se sentait lié par un héritage colonial,
qu’il y ait ou non des accords militaires formalisés
avec les pays du « pré carré ». L’absence
de caution juridique a rarement empêché les
interventions militaires françaises. Par ailleurs,
l’existence d’un mandat international ou d’un
accord de défense pour certaines interventions
militaires (plus de 50 depuis les indépendances),
ne les rend pas plus légitimes, car les
mobiles affichés correspondent rarement aux
objectifs réels (soutenir une dictature « amie
» ou déstabiliser un régime insoumis). Par
ailleurs, il existe des interventions militaires
secrètes ou clandestines. Des mercenaires ou
des sociétés militaires privées sous contrôle
peuvent également prendre le relais. Il faudrait
également compter au nombre des interventions
militaires déguisées l’instrumentalisation
de certaines rebellions ou le contrôle plus ou
moins direct des forces armées de tel ou tel
pays, lorsque la situation devient critique.
BDA : A combien s’élève le montant de ces
interventions ?
R.G : Pour l’instant, on parle de « surcoût »
des interventions militaires par rapport au
fonctionnement de l’armée hors interventions
(mais cette logique comptable
pourrait être modifiée prochainement).
Depuis 1972, ce surcoût est évalué à environ
20 milliards d’euros, et les interventions
successives au Tchad occupent une
part conséquente de ce budget. Depuis
1983, la moyenne annuelle du surcoût
est de 700 millions d’euros : 532 millions
en 2005, 603 millions en 2006, 685 millions
en 2007, 852 millions en 2008, et
une évaluation de prêt d’un milliard pour
2009. Ce qui représente une moyenne de
2,4 millions d’euros par jour ou 100 000
euros par heure.
A titre d’exemple, la France a pris à sa
charge une grande majorité des 700 à
800 millions d’euros de l’opération Eufor
qu’elle a voulue au Tchad et en RCA
en 2008. L’opération Licorne en Côte
d’Ivoire a quant à elle coûté entre 200 et
300 millions d’euros par an entre 2002 et
2006. C’est le contribuable français qui,
sans forcément le savoir, contribue à cet
« effort de guerre » dont le but n’est pas
de protéger la France contre une éventuelle
agression extérieure mais souvent
de soutenir des dictateurs vassalisés.
BDA : La France vend-elle beaucoup d’armes
en Afrique ?
R.G : La France se place à la 3e ou 4e place
en matière d’exportation d’armements dans
le monde selon les années, derrière les Etats-
Unis et la Grande Bretagne.
Si l’Afrique représente quantitativement une
faible part dans ces ventes, ces dernières ont
toutefois plus que doublé en 2008, passant de
16 à 38 millions d’euros, au mépris des principes
éthiques affichés officiellement. La France a ainsi alimenté les ardeurs guerrières d’Idriss Déby au Tchad. Elle a également vendu à la
Guinée pour 6 millions de dollars d’armes entre
2003 et 2006, grâce à quoi la grève générale
de 2007 a pu être réprimée dans le sang
(avec des munitions françaises, donc). C’est
également avec du matériel militaire en grande
partie français que l’insurrection populaire
de février 2008 a été matée au Cameroun.
BDA : Après le massacre commis par la junte
guinéenne, la France a annoncé la suspension
de sa coopération militaire. Cela augure-t-il
d’un changement positif ?
R.G : C’est évidemment une mesure souhaitable.
Mais on peut constater d’une part que
cette coopération avait donc été maintenue
malgré les massacres précédemment commis
sous Lansana Conté en février 2007 pour réprimer
la grève générale ; et d’autre part que
la coopération n’est nullement remise en cause
avec d’autres régimes autoritaires ou criminels
(le Tchad qui recrute toujours des enfants
soldats ; le Cameroun qui a réprimé dans le
sang les émeutes anti-Biya de février 2008…).
C’est donc une politique à géométrie variable.
Par ailleurs, dans les cas où l’on annonce, souvent
sous la pression des ONG, une suspension
de coopération, il faut vérifier que celle-ci
n’est pas prolongée par des hommes ou des
entreprises qui opèrent à titre « privé »…
BDA : Les parlementaires sont-ils associés à
la politique militaire de la France depuis les
annonces de réforme du président Sarkozy ?
R.G : Comme le prévoient les modifications
constitutionnelles de l’été dernier, les parlementaires
ont eu à se prononcer fin janvier sur
quelques-uns unes des principales opérations
militaires françaises, dont quatre en Afrique.
Mais le débat qui a précédé le vote était bâclé
et il ne s’agissait que de donner un chèque en
blanc à l’exécutif. Par ailleurs, l’action des parlementaires
ne survient toujours qu’a posteriori.
Ils sont simplement informés du déclenchement
d’une opération militaire, mais ils ne
votent que sur la reconduction des opérations
de plus de quatre mois, et ils continuent d’être
tenus dans l’ignorance des opérations des
forces spéciales, même après coup. Ils n’ont
pas davantage été consultés pour l’ouverture
d’une nouvelle base militaire à Abu Dhabi, et
cela n’a pas l’air de les déranger plus que ça.
[1] Raphaël Granvaud a participé à la rédaction
des écrits suivants :
• Survie, La France coloniale d’hier et
d’aujourd’hui (brochure), 2006.
• Plate forme citoyenne France-Afrique, Livre
blanc pour une politique de la France en Afrique
responsable et transparente, l’Harmattan, 2007.
• Survie, La complicité de la France dans le
génocide des Tutsi au Rwanda. 15 ans après. 15
questions pour comprendre, L’Harmattan, 2009.
Il est l’auteur de « Colonisation et décolonisation
dans les manuels scolaires de collège en
France » in Relecture d’Histoires coloniales,
Cahiers d’histoire n°99, avril-juin 2006.