Survie

Politis : un génocide sans préméditation ni complices ?

(mis en ligne le 1er mars 2010) - Raphaël Granvaud

Rien n’y fait, Politis n’évite
aucune des chaussetrappes
à propos du
génocide des Tutsi. Le
récent dossier qu’il consacre
à la question décharge
les autorités françaises
de ses responsabilités en
s’appuyant sur des sources
limitées et partisanes autant
que sur des arguments
éculés.

Dans son numéro du 9 juillet 2009,
l’hebdomadaire « indépendant et
engagé
 » publiait déjà un long entretien
d’Hubert Védrine (lire Billets d’Afrique,
septembre 2009
) que son rédacteur en
chef, Denis Sieffert, présentait comme «  une
pièce importante
 » versée au dossier. Comme
à son habitude, l’ancien secrétaire général
de l’Elysée en 1994 y niait l’implication
des autorités françaises dans le génocide des
Tutsi du Rwanda.

Sieffert jugeait « convaincantes » ses explications
et concluait que « ni les faits ni
la logique politique ne nous autorisent
 »
à parler de complicité de génocide, s’attirant
de vives réactions. Dans le prolongement
de ce débat, Politis publie donc un
nouveau dossier sur la question constitué
sur la base d’entretiens avec Rony Brauman,
ancien responsable de Médecins
Sans Frontières, les sociologues Claudine
Vidal et André Guichaoua ainsi que d’une
tribune de Raphaël Doridant au nom de
l’association Survie. S’il faut savoir gré
à Politis de nous avoir donné la parole,
force est de constater que la position de
Sieffert n’a pas varié depuis son entretien
avec Hubert Védrine.

L’essentiel du dossier est donc consacré à
la réfutation de l’accusation de complicité
de génocide.

Des sources limitées et partisanes

Le problème est que Sieffert ne semble
avoir qu’une connaissance approximative
du sujet, et en guise de « recherche
de vérité
 » journalistique dans un dossier
« infiniment complexe », il se fait le
simple porte-parole de « trois personnalités
dont la connaissance de la région
et l’intégrité ne peuvent être mises en
cause
 » : Claudine Vidal, André Guichaoua
et Rony Brauman dont les « témoignages
 » sont qualifiés de « décisifs ».

Ni neufs ni décisifs, leurs arguments sont
déjà connus des lecteurs du négrologue
Stephen Smith [1], en compagnie duquel ils
ont cosigné articles et interviews à charge
contre le FPR et surtout à décharge pour
la France. Claudine Vidal s’était même
signalée pour avoir longuement préfacé le
livre d’Abdul Ruzibiza, le fantaisiste mais
néanmoins principal témoin du juge Bruguière.
Quant au livre de Pierre Péan, elle
avait aussi jugé « important », en dépit
de nombreuses « erreurs » et « approximations
 » et de sa « vision ethniciste »,
pour « avoir reconstitué les liens entre les
autorités de Kigali, victorieuses, et leurs
relais européens, les
« Blancs menteurs »,
lobby qu’il surnomme
« cabinet noir du
FPR » (auquel l’association Survie appartient
bien évidemment, selon Péan).
« Important », enfin, pour être sorti « du
système des répétitions infinies plombant
tant d’ouvrages qui prétendent faire la
lumière (…) sur les responsabilités de la
France
 » (Le Monde, 8 décembre 2005).

Une réfutation inconsistante

La « thèse accusatoire » que prétend réfuter
Sieffert est grossièrement réduite à
trois éléments. Le premier est l’attentat
contre l’avion du président Habyarimana,
que Survie n’a pourtant jamais considéré
comme un élément de preuve de la complicité
de génocide, affirmant au contraire
qu’une enquête internationale restait nécessaire
pour déterminer avec certitude
les exécutants et les commanditaires.
Signalons simplement sur le sujet que
Sieffert aurait gagné à lire le récent rapport
rwandais pour juger réellement de sa
pertinence avant d’ironiser sur son caractère
« grossier » et « miraculeux ». Il n’a
sans doute pas lu non plus le rapport de la
mission parlementaire française qui invalide,
sur la base des informations fournies
par les militaires français, l’argument de
Guichaoua qu’il reprend concernant la
prétendue « mise en ordre de bataille » du
FPR avant l’attentat.

Le deuxième élément réfuté est la fourniture
d’armes au camp génocidaire après
l’embargo tardif décrété par l’ONU. S’il
s’agit bien cette fois d’un élément constitutif
de la complicité de génocide au plan
juridique, on s’étonne de le voir évacué
aussi légèrement par Sieffert. Il ne conteste,
sur la base de considérations erronées
qu’un rapport de Human Rights Watch,
mais passe sous silence les nombreux
autres témoignages relatifs aux livraisons
d’armes pendant le génocide [2].

Le troisième élément concerne la nature
et les objectifs de l’opération Turquoise
mais ne fait, quant à lui, l’objet d’aucun
examen factuel. On se contente de simples
suppositions : l’intention première
de Mitterrand n’aurait pas été de reconquérir
au moins une partie du pays. « Thèse
peu crédible vu le nouveau rapport de
force
 » sur le terrain entre les FAR et le
FPR. C’est bien la raison pour laquelle
ce scénario a été abandonné (du fait également
des réticences de Balladur et de
certains officiers), mais Sieffert n’explique
pas pourquoi les cartes présentées
initialement par la France à l’ONU ou
par Kouchner au général Dallaire pour
préparer l’opération française incluaient
la capitale rwandaise.

D’autre part, selon Brauman, les génocidaires
n’avaient pas besoin de l’intervention
française pour fuir au Zaïre. Mais
l’auraient-ils pu tous, avec leur armement,
entraînant sous la contrainte une grande
partie de la population et ravageant méticuleusement
le pays pour ne laisser que
ruines au FPR ? A l’évidence, si la France
n’avait pas bloqué l’avancée militaire du
FPR, cela n’aurait pas été possible. Mais
l’on s’étonne surtout de ne voir discutés
ni les instructions officielles ni le déroulement
de l’opération Turquoise (en
particulier l’épisode de Bisesero), ni les
déclarations des officiers français, ni les
publications militaires, ni aucun des nombreux
témoignages de journalistes, de rescapés
ou d’autres acteurs. Superflus sans
doute au regard des « témoignages décisifs
 » de Brauman et Guichaoua.

Des arguments éculés

A la place, et en guise de disculpation, on
nous sert une resucée des accords de paix
d’Arusha : «  on imagine mal la France
torpillant cet accord après l’avoir promu

 ». Selon Brauman, l’inertie française
à freiner les ardeurs pré-génocidaire du
régime d’Habyarimana serait même due à
la « conviction que les accords d’Arusha
étaient bons
 ». Rappelons simplement
cette remarque de Gérard Prunier lors
des auditions de la Mission d’information
parlementaire de 1998 : « Avons-nous
joué un rôle majeur dans ces négociations d’Arusha ? C’est ce que nous disons
aujourd’hui (...) Quel était le niveau de
notre représentation diplomatique dans
les discussions d’Arusha ? (...) C’était
le premier secrétaire de l’ambassade de
France en Tanzanie. Il avait souvent beaucoup
de mal à obtenir des instructions
claires sur la nature de sa mission...
 ».

Quant au général Quesnot, chef d’état-major
particulier de Mitterrand, il estimait
que les accords d’Arusha « faisaient une
part assez exorbitante au FPR
 ». C’est
dire s’il les croyait bon. On est également
désolé d’avoir à rappeler à Sieffert, qui
affirme avoir « toujours à Politis suivi
les travaux
[de l’association Survie] avec
intérêt
 », une chose aussi élémentaire que
celle-ci : en matière françafricaine, la diplomatie
officielle ne coïncide pas toujours
avec la politique souterraine réellement
menée par la cellule Afrique de l’Elysée.
Quant à la réception par cette dernière, le
27 avril 1994, des représentants du gouvernement
génocidaire, on croit rêver : à
l’échelle internationale, selon Brauman,
« l’attitude de la France était très consensuelle
 ». Pour faciliter la rédaction d’un
prochain dossier, signalons les quelques
figures rhétoriques imposées en la matière
et qui ont été négligées ici : ce n’est
pas la France qui a vendu des machettes
aux génocidaires ; c’est l’ONU et non
la France qui était présente au Rwanda
en 1994 ; les militaires français étaient
absents du Rwanda au moment du déclenchement
du génocide, etc.

Qui manipule qui ?

Etrangement, si l’on n’est pas familier de
la logique à l’oeuvre, la « conclusion provisoire
 » de Sieffert porte non pas d’abord
sur la France, mais sur le FPR, qui « par
une sorte de raisonnement binaire
 » a
« été perçu par de nombreux observateurs
de manière romantique
 ». « Invoquer
la complexité du dossier
 » selon
Sieffert, c’est ne pas « passer sous silence
les crimes commis par les vainqueurs
 » et
« absoudre ceux qui détiennent le pouvoir
aujourd’hui à Kigali
 ». Peut-être, pourrait-
on être tenté de répondre. Mais d’une
part, est-il nécessaire pour cela de convoquer
Guichaoua qui attribue au FPR plus
de crimes qu’il n’en a réellement commis
et exonère le Hutu Power de certaines de
ses exactions d’avant 1994 ?

Et surtout, quel est le rapport direct avec
la question de l’implication de la France
dans le génocide ? Pourquoi ne pourraiton,
comme l’a toujours fait l’association
Survie, simultanément dénoncer les complicités
françaises dans le génocide et les
crimes de guerres ou les crimes contre
l’humanité commis par le FPR ? Sieffert
n’explicite pas ce « raisonnement binaire
 » jusqu’au bout, à la différence de
ses sources : si les crimes du FPR ont un
rapport avec les accusations qui pèsent sur
les autorités politiques et militaires françaises,
c’est que ceux qui les portent doivent
être, consciemment (thème du « cabinet
noir ») ou inconsciemment (thème des
« idiots utiles » [3]) manipulés par lui pour
dissimuler ses propres forfaits. L’inconvénient
est que l’argument est aisément
réversible et qu’il y a longtemps (avant
même le génocide) que la guerre médiatique
mené par l’armée française consiste
notamment à exagérer les crimes de son
ennemi (thème des « khmers noirs » et
du « double génocide » ) pour justifier ou
faire diversion quant au soutien constant
qu’elle a apporté aux FAR.

Un terrain glissant

Une autre figure de disculpation consiste
à nier le caractère prévisible du génocide,
en dépit des rapports diplomatiques français
ou internationaux et des alertes lancées
par les ONG. Plus grave, il s’agit ici
de remettre en cause son caractère planifié
et prémédité, sans pour autant nier la
qualification de génocide. L’exercice est
grossier sous la plume de Sieffert, plus
subtil sous celle de Brauman. « Contrairement
à ce que nous avions toujours cru
et à ce qui s’est beaucoup dit, le génocide
n’est pas le résultat direct de l’assassinat
du président Habyarimana
 », écrit ainsi
Sieffert. On ne sait pas exactement qui
recouvre le « nous » (Sieffert ? Sieffert et
Guichaoua ? Sieffert et Politis ? Sieffert
et ses concitoyens de manière générale ?).
Si le rédacteur en chef ne fait que découvrir
aujourd’hui que l’attentat contre l’avion
du président Habyarimana n’est ni la
cause, ni le déclencheur du génocide, cela
témoigne en tout cas d’une méconnaissance
grave du sujet. Sieffert poursuit :
« Même si un climat de haine avait été
entretenu par les extrémistes hutus depuis
plusieurs semaines, le génocide, selon
André Guichaoua, n’est pas l’effet d’une
flambée de violence populaire à l’annonce
de l’attentat. Ou, plus précisément
celle-ci n’aurait pas abouti au génocide
 »
sans le coup d’Etat de Bagosora. Passons
sur le « plusieurs semaines » qui sont en
fait plusieurs années au cours desquels les
signes annonciateurs du pire abondent.
Au lieu d’être vu comme l’ultime étape
politique des génocidaires pour mettre
leur projet à exécution, ce coup d’Etat est
décrit comme un indice (une preuve ?) de
son improvisation. Or, comme le rappelle
Brauman, ceux qui portent l’accusation de
complicité de génocide « se fondent notamment
sur l’existence d’un programme
préexistant aux tueries, dont la France
aurait eu connaissance.
 » Autrement dit :
plus de préméditation, plus de complicité.
Notons d’abord que la connaissance
préalable du plan d’extermination est bien
un facteur aggravant, mais sa disparition
ne suffit pas en droit à faire disparaître
l’accusation de complicité dès lors qu’un
soutien a été apporté pendant le génocide
aux génocidaires en toute connaissance de
cause. Si Brauman n’a, à ce jour, jamais
témoigné de complaisance à l’égard des
négationnistes, il s’aventure aujourd’hui
sur un terrain glissant, car selon lui « personne
n’a pu montrer qu’un plan d’extermination
des Tutsis existait avant le
début des massacres déclenchés à la
suite de l’attentat contre l’avion présidentiel.
Il y a bien eu génocide, mais il
est temps de dépasser les schémas intentionnalistes
réducteurs qui dominent les
discours sur cette question.
 »

A l’appui de sa démonstration, Brauman
note qu’au TPIR « le chef d’inculpation
d’entente en vue de commettre le génocide
n’a pas été retenu
 » contre Bagosora
notamment. Certes, mais n’en déplaise
à Brauman, ce n’est pas le TPIR, ou en
tout cas pas le TPIR seul, qui écrit l’histoire
 ; et les insuffisances de ce dernier ne
sauraient, sous couvert de débat « intentionnalisme
 » contre « fonctionnalisme »,
justifier qu’on passe par-dessus bord tous
les travaux historiques existants.

Raphaël Granvaud

[1Cf. B.B. Diop, F.-X. Verschave, O. Tobner,
Negrophobie, Les Arènes, 2005 écrit en réponse
à S. Smith, Négrologie. Pourquoi l’Afrique
meurt, Calmann-Lévy, 2003.

[2L. Coret, F.-X. Verschave, L’horreur qui nous
prend au visage. L’Etat français et le génocide,
rapport de la Commission d’enquête, Karthala,
2005, p. 115 à 133.

[3Cf. par exemple les déclarations du député J.
Myard ou de l’ancien premier ministre E. Balladur
devant la mission d’information parlementaire
de 1998.

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