Rien n’y fait, Politis n’évite aucune des chaussetrappes à propos du génocide des Tutsi. Le récent dossier qu’il consacre à la question décharge les autorités françaises de ses responsabilités en s’appuyant sur des sources limitées et partisanes autant que sur des arguments éculés.
Dans son numéro du 9 juillet 2009, l’hebdomadaire « indépendant et engagé » publiait déjà un long entretien d’Hubert Védrine (lire Billets d’Afrique, septembre 2009) que son rédacteur en chef, Denis Sieffert, présentait comme « une pièce importante » versée au dossier. Comme à son habitude, l’ancien secrétaire général de l’Elysée en 1994 y niait l’implication des autorités françaises dans le génocide des Tutsi du Rwanda.
Sieffert jugeait « convaincantes » ses explications et concluait que « ni les faits ni la logique politique ne nous autorisent » à parler de complicité de génocide, s’attirant de vives réactions. Dans le prolongement de ce débat, Politis publie donc un nouveau dossier sur la question constitué sur la base d’entretiens avec Rony Brauman, ancien responsable de Médecins Sans Frontières, les sociologues Claudine Vidal et André Guichaoua ainsi que d’une tribune de Raphaël Doridant au nom de l’association Survie. S’il faut savoir gré à Politis de nous avoir donné la parole, force est de constater que la position de Sieffert n’a pas varié depuis son entretien avec Hubert Védrine.
L’essentiel du dossier est donc consacré à la réfutation de l’accusation de complicité de génocide.
Le problème est que Sieffert ne semble avoir qu’une connaissance approximative du sujet, et en guise de « recherche de vérité » journalistique dans un dossier « infiniment complexe », il se fait le simple porte-parole de « trois personnalités dont la connaissance de la région et l’intégrité ne peuvent être mises en cause » : Claudine Vidal, André Guichaoua et Rony Brauman dont les « témoignages » sont qualifiés de « décisifs ».
Ni neufs ni décisifs, leurs arguments sont déjà connus des lecteurs du négrologue Stephen Smith [1], en compagnie duquel ils ont cosigné articles et interviews à charge contre le FPR et surtout à décharge pour la France. Claudine Vidal s’était même signalée pour avoir longuement préfacé le livre d’Abdul Ruzibiza, le fantaisiste mais néanmoins principal témoin du juge Bruguière. Quant au livre de Pierre Péan, elle avait aussi jugé « important », en dépit de nombreuses « erreurs » et « approximations » et de sa « vision ethniciste », pour « avoir reconstitué les liens entre les autorités de Kigali, victorieuses, et leurs relais européens, les « Blancs menteurs », lobby qu’il surnomme « cabinet noir du FPR » (auquel l’association Survie appartient bien évidemment, selon Péan). « Important », enfin, pour être sorti « du système des répétitions infinies plombant tant d’ouvrages qui prétendent faire la lumière (…) sur les responsabilités de la France » (Le Monde, 8 décembre 2005).
La « thèse accusatoire » que prétend réfuter Sieffert est grossièrement réduite à trois éléments. Le premier est l’attentat contre l’avion du président Habyarimana, que Survie n’a pourtant jamais considéré comme un élément de preuve de la complicité de génocide, affirmant au contraire qu’une enquête internationale restait nécessaire pour déterminer avec certitude les exécutants et les commanditaires. Signalons simplement sur le sujet que Sieffert aurait gagné à lire le récent rapport rwandais pour juger réellement de sa pertinence avant d’ironiser sur son caractère « grossier » et « miraculeux ». Il n’a sans doute pas lu non plus le rapport de la mission parlementaire française qui invalide, sur la base des informations fournies par les militaires français, l’argument de Guichaoua qu’il reprend concernant la prétendue « mise en ordre de bataille » du FPR avant l’attentat.
Le deuxième élément réfuté est la fourniture d’armes au camp génocidaire après l’embargo tardif décrété par l’ONU. S’il s’agit bien cette fois d’un élément constitutif de la complicité de génocide au plan juridique, on s’étonne de le voir évacué aussi légèrement par Sieffert. Il ne conteste, sur la base de considérations erronées qu’un rapport de Human Rights Watch, mais passe sous silence les nombreux autres témoignages relatifs aux livraisons d’armes pendant le génocide [2].
Le troisième élément concerne la nature et les objectifs de l’opération Turquoise mais ne fait, quant à lui, l’objet d’aucun examen factuel. On se contente de simples suppositions : l’intention première de Mitterrand n’aurait pas été de reconquérir au moins une partie du pays. « Thèse peu crédible vu le nouveau rapport de force » sur le terrain entre les FAR et le FPR. C’est bien la raison pour laquelle ce scénario a été abandonné (du fait également des réticences de Balladur et de certains officiers), mais Sieffert n’explique pas pourquoi les cartes présentées initialement par la France à l’ONU ou par Kouchner au général Dallaire pour préparer l’opération française incluaient la capitale rwandaise.
D’autre part, selon Brauman, les génocidaires n’avaient pas besoin de l’intervention française pour fuir au Zaïre. Mais l’auraient-ils pu tous, avec leur armement, entraînant sous la contrainte une grande partie de la population et ravageant méticuleusement le pays pour ne laisser que ruines au FPR ? A l’évidence, si la France n’avait pas bloqué l’avancée militaire du FPR, cela n’aurait pas été possible. Mais l’on s’étonne surtout de ne voir discutés ni les instructions officielles ni le déroulement de l’opération Turquoise (en particulier l’épisode de Bisesero), ni les déclarations des officiers français, ni les publications militaires, ni aucun des nombreux témoignages de journalistes, de rescapés ou d’autres acteurs. Superflus sans doute au regard des « témoignages décisifs » de Brauman et Guichaoua.
A la place, et en guise de disculpation, on nous sert une resucée des accords de paix d’Arusha : « on imagine mal la France torpillant cet accord après l’avoir promu ». Selon Brauman, l’inertie française à freiner les ardeurs pré-génocidaire du régime d’Habyarimana serait même due à la « conviction que les accords d’Arusha étaient bons ». Rappelons simplement cette remarque de Gérard Prunier lors des auditions de la Mission d’information parlementaire de 1998 : « Avons-nous joué un rôle majeur dans ces négociations d’Arusha ? C’est ce que nous disons aujourd’hui (...) Quel était le niveau de notre représentation diplomatique dans les discussions d’Arusha ? (...) C’était le premier secrétaire de l’ambassade de France en Tanzanie. Il avait souvent beaucoup de mal à obtenir des instructions claires sur la nature de sa mission... ».
Quant au général Quesnot, chef d’état-major particulier de Mitterrand, il estimait que les accords d’Arusha « faisaient une part assez exorbitante au FPR ». C’est dire s’il les croyait bon. On est également désolé d’avoir à rappeler à Sieffert, qui affirme avoir « toujours à Politis suivi les travaux [de l’association Survie] avec intérêt », une chose aussi élémentaire que celle-ci : en matière françafricaine, la diplomatie officielle ne coïncide pas toujours avec la politique souterraine réellement menée par la cellule Afrique de l’Elysée. Quant à la réception par cette dernière, le 27 avril 1994, des représentants du gouvernement génocidaire, on croit rêver : à l’échelle internationale, selon Brauman, « l’attitude de la France était très consensuelle ». Pour faciliter la rédaction d’un prochain dossier, signalons les quelques figures rhétoriques imposées en la matière et qui ont été négligées ici : ce n’est pas la France qui a vendu des machettes aux génocidaires ; c’est l’ONU et non la France qui était présente au Rwanda en 1994 ; les militaires français étaient absents du Rwanda au moment du déclenchement du génocide, etc.
Etrangement, si l’on n’est pas familier de la logique à l’oeuvre, la « conclusion provisoire » de Sieffert porte non pas d’abord sur la France, mais sur le FPR, qui « par une sorte de raisonnement binaire » a « été perçu par de nombreux observateurs de manière romantique ». « Invoquer la complexité du dossier » selon Sieffert, c’est ne pas « passer sous silence les crimes commis par les vainqueurs » et « absoudre ceux qui détiennent le pouvoir aujourd’hui à Kigali ». Peut-être, pourrait- on être tenté de répondre. Mais d’une part, est-il nécessaire pour cela de convoquer Guichaoua qui attribue au FPR plus de crimes qu’il n’en a réellement commis et exonère le Hutu Power de certaines de ses exactions d’avant 1994 ?
Et surtout, quel est le rapport direct avec la question de l’implication de la France dans le génocide ? Pourquoi ne pourraiton, comme l’a toujours fait l’association Survie, simultanément dénoncer les complicités françaises dans le génocide et les crimes de guerres ou les crimes contre l’humanité commis par le FPR ? Sieffert n’explicite pas ce « raisonnement binaire » jusqu’au bout, à la différence de ses sources : si les crimes du FPR ont un rapport avec les accusations qui pèsent sur les autorités politiques et militaires françaises, c’est que ceux qui les portent doivent être, consciemment (thème du « cabinet noir ») ou inconsciemment (thème des « idiots utiles » [3]) manipulés par lui pour dissimuler ses propres forfaits. L’inconvénient est que l’argument est aisément réversible et qu’il y a longtemps (avant même le génocide) que la guerre médiatique mené par l’armée française consiste notamment à exagérer les crimes de son ennemi (thème des « khmers noirs » et du « double génocide » ) pour justifier ou faire diversion quant au soutien constant qu’elle a apporté aux FAR.
Une autre figure de disculpation consiste à nier le caractère prévisible du génocide, en dépit des rapports diplomatiques français ou internationaux et des alertes lancées par les ONG. Plus grave, il s’agit ici de remettre en cause son caractère planifié et prémédité, sans pour autant nier la qualification de génocide. L’exercice est grossier sous la plume de Sieffert, plus subtil sous celle de Brauman. « Contrairement à ce que nous avions toujours cru et à ce qui s’est beaucoup dit, le génocide n’est pas le résultat direct de l’assassinat du président Habyarimana », écrit ainsi Sieffert. On ne sait pas exactement qui recouvre le « nous » (Sieffert ? Sieffert et Guichaoua ? Sieffert et Politis ? Sieffert et ses concitoyens de manière générale ?). Si le rédacteur en chef ne fait que découvrir aujourd’hui que l’attentat contre l’avion du président Habyarimana n’est ni la cause, ni le déclencheur du génocide, cela témoigne en tout cas d’une méconnaissance grave du sujet. Sieffert poursuit : « Même si un climat de haine avait été entretenu par les extrémistes hutus depuis plusieurs semaines, le génocide, selon André Guichaoua, n’est pas l’effet d’une flambée de violence populaire à l’annonce de l’attentat. Ou, plus précisément celle-ci n’aurait pas abouti au génocide » sans le coup d’Etat de Bagosora. Passons sur le « plusieurs semaines » qui sont en fait plusieurs années au cours desquels les signes annonciateurs du pire abondent. Au lieu d’être vu comme l’ultime étape politique des génocidaires pour mettre leur projet à exécution, ce coup d’Etat est décrit comme un indice (une preuve ?) de son improvisation. Or, comme le rappelle Brauman, ceux qui portent l’accusation de complicité de génocide « se fondent notamment sur l’existence d’un programme préexistant aux tueries, dont la France aurait eu connaissance. » Autrement dit : plus de préméditation, plus de complicité. Notons d’abord que la connaissance préalable du plan d’extermination est bien un facteur aggravant, mais sa disparition ne suffit pas en droit à faire disparaître l’accusation de complicité dès lors qu’un soutien a été apporté pendant le génocide aux génocidaires en toute connaissance de cause. Si Brauman n’a, à ce jour, jamais témoigné de complaisance à l’égard des négationnistes, il s’aventure aujourd’hui sur un terrain glissant, car selon lui « personne n’a pu montrer qu’un plan d’extermination des Tutsis existait avant le début des massacres déclenchés à la suite de l’attentat contre l’avion présidentiel. Il y a bien eu génocide, mais il est temps de dépasser les schémas intentionnalistes réducteurs qui dominent les discours sur cette question. »
A l’appui de sa démonstration, Brauman note qu’au TPIR « le chef d’inculpation d’entente en vue de commettre le génocide n’a pas été retenu » contre Bagosora notamment. Certes, mais n’en déplaise à Brauman, ce n’est pas le TPIR, ou en tout cas pas le TPIR seul, qui écrit l’histoire ; et les insuffisances de ce dernier ne sauraient, sous couvert de débat « intentionnalisme » contre « fonctionnalisme », justifier qu’on passe par-dessus bord tous les travaux historiques existants.
Raphaël Granvaud
[1] Cf. B.B. Diop, F.-X. Verschave, O. Tobner, Negrophobie, Les Arènes, 2005 écrit en réponse à S. Smith, Négrologie. Pourquoi l’Afrique meurt, Calmann-Lévy, 2003.
[2] L. Coret, F.-X. Verschave, L’horreur qui nous prend au visage. L’Etat français et le génocide, rapport de la Commission d’enquête, Karthala, 2005, p. 115 à 133.
[3] Cf. par exemple les déclarations du député J. Myard ou de l’ancien premier ministre E. Balladur devant la mission d’information parlementaire de 1998.