Survie

Dans la jungle des profits

(mis en ligne le 8 mai 2010) - Odile Tobner

C’est pas sorcier, l’émission
pédagogique de France 3
vire au publireportage pour
les compagnies forestières.

Le 14 avril, France 3 a programmé,
à 20 heures 35, une émission
exceptionnelle de 110 minutes de
« C’est pas sorcier » sur la forêt du bassin
du Congo, assez justement intitulée « En
route pour la jungle ». Cette émission a été
financée principalement par l’AFD (Aide
Française au Développement). Elle a été
tournée entièrement sur la concession
de la CIB (Congolaise industrielle du
bois) en République du Congo (Congo
Brazzaville). L’un des objectifs des
réalisateurs était « d’enquêter sur la CIB ».
L’AFD étant l’un des financeurs de la CIB [1],
à laquelle il a accordé un prêt de 7 millions
d’euros en 2005, il n’est pas difficile de
comprendre que cette « enquête » était en
fait destinée à faire la publicité de la CIB.

La conclusion ne nous étonnera donc
pas : « Nous avons aussi confronté nos six
mois d’enquête à la réalité du terrain, et
transformé le regard que nous posons sur
ce joyau de la planète. Le constat est clair
 : l’exploitation du bois est une ressource
vitale pour les États de la région, et offre
des emplois à des milliers de personnes
parmi les plus pauvres de la planète. Nous
ne pouvons donc pas mettre cette forêt sous
cloche, décider de ne plus y toucher pour
la préserver à tout prix ! L’exploitation
du bois doit se poursuivre…
 » [2]

Pour apprécier le sel de cette déclaration,
précisons que la CIB a en concession au
Congo 1,3 million d’hectares, ce qui en
fait l’une des premières exploitations du
bassin du Congo. Elle y emploie en tout
et pour tout 1500 personnes. Elle vient
du reste d‘en licencier 665 en raison de
la crise mondiale. Dans le documentaire
une vingtaine de personnes apparaissent
Une dizaine d’Européens, presque
exclusivement des Français, désignés
respectivement comme chercheur,
biologiste, spécialiste de la chimie des
plantes pour les laboratoires Pierre Fabre,
coordinateur de projet, directeur de
production de la CIB etc. La dizaine de
Congolais qui apparaît compte un couple
de deux pygmées, un chef de patrouille
des éco-gardes, un chef abatteur, un
communicateur social etc.

Après cinquante ans d’indépendance
la structure du personnel est toujours
typiquement coloniale. Les Congolais ne
dirigent rien dans l’exploitation de leur
bois et dans la recherche pharmaceutique
sur leurs plantes.

Ils n’en reçoivent pas non plus les
bénéfices. Dans un rapport de 2004
effectué sur cette même exploitation de
la CIB au Congo [3], Greenpeace observe
que le pays ne s’est absolument pas
développé depuis un demi-siècle, seuls
les dirigeants se sont enrichis en bradant
les ressources, que le secteur forestier est
un secteur très rentable qui préserve un
secret jaloux sur ses bénéfices : « Dans un
contexte où la transparence reste absente
et où la structure réelle des profits des
compagnies forestières reste inconnue,
la CIB a reçu une quantité importante de
financements externes [...] Les bailleurs
de fonds investissant actuellement des
fonds dans des activités aidant les
compagnies forestières à améliorer leurs
opérations devraient commander des
audits, transparents et indépendants,
des structures de coûts et de profits des
compagnies forestières opérant dans
le bassin du Congo.
[Des financements
publics] presque exclusivement alloués
aux grands exploitants forestiers
privés.
 »

Des constantes durables

Aider les riches est une entreprise
philanthropique trop méconnue. La
fondation Chirac ne pouvait manquer
de venir elle aussi au secours de la
communication de la CIB. Elle a financé
la radio communautaire Biso na Biso qui
permet de diffuser aux populations la
bonne parole des exploitants forestiers [4], à
l’égard desquels Chirac a toujours eu une
sollicitude particulière. Les habitants de la
forêt ne sont pas près de menacer cet ordre
centenaire, qui s’est mis au langage à la
mode du développement dit durable.

Mais il y a des constantes, tout aussi
durables. Par exemple le regard porté sur
la communauté des pygmées Baaka par
Fred, l’un des animateurs de l’émission
de France 3, vaut son pesant de Sapelli
 : « Ils n’ont d’ailleurs pas la notion du
temps
[...] Qu’est-ce qu’ils sont habiles
en plus ! Ils marchent pieds nus tout le
temps, voient des choses que nous on
ne peut absolument pas voir et montent
aux arbres avec facilité. Tout leur paraît
simple, ils connaissent la forêt sur le
bout des doigts, c’est très surprenant.
 »
Quelle surprise en effet, ils n’ont même
pas attendu qu’on vienne les instruire sur
l’intérêt du bois !

Du bonheur de manier la tronçonneuse

Mais il faudra bien pourtant leur apprendre
à se passer de leur forêt. Fred insiste « Il
y a une chose qui est essentielle et qu’il
faut dire, parce que j’ai l’impression que
les gens ont du mal à comprendre ça,
il est important d’exploiter cette forêt
parce c’est la deuxième ressource pour
les populations du pays après le pétrole.
Les discours qui consistent à dire
« il
faut mettre cette forêt sous cloche », tenu
par des gens qui vivent richement dans
nos pays occidentaux, sont totalement
déplacés et manquent de respect pour
ces populations.
 » C’est vrai enfin, priver
les Congolais du bonheur de manier la
tronçonneuse et conduire des grumiers
pour un salaire mirifique qui doit bien
atteindre les 80 euros mensuels, c’est
manquer de reconnaissance pour les
malheureux dirigeants et actionnaires qui
se dévouent en touchant leurs pauvres
rémunérations et dividendes.

Odile Tobner

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 191 - Mai 2010
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