Le 9 novembre 2004 en Côte d’Ivoire, la France a seulement « frôlé la catastrophe » à Abidjan selon le journaliste Thomas Hofnung.
A l’occasion d’un article sur l’histoire de l’emblématique hôtel Ivoire d’Abidjan, intitulé Hôtel Ivoire, livre d’histoire et paru le 18 juin dans Libération, le journaliste Thomas Hofnung revient sur les événements de novembre 2004 en Côte d’Ivoire, plus particulièrement sur la fusillade commise le 9 novembre sur l’esplanade de l’hôtel Ivoire par l’armée française. Mais selon lui, la France aurait alors seulement « frôlé la catastrophe. »
Thomas Hofnung rapporte d’abord une nouvelle version des circonstances de cet événement : « Dans la nuit du 7 au 8 novembre 2004, un escadron de blindés reçoit pour mission de rallier l’hôtel pour en assurer la sécurité. Mais en essayant de contourner une foule de manifestants, d’après le témoignage d’un officier, François-Régis Jaminet [dans Carnets d’Ivoire, paru récemment chez L’Harmattan], les soldats de Licorne se retrouvent curieusement face à la résidence du président Gbagbo. Aussitôt, la rumeur d’une tentative de coup d’Etat se répand en ville. »
En décembre 2004, un mois avant les faits, c’est le même Thomas Hofnung qui avait rapporté la version de l’armée française, celle du colonel Destremau en l’occurrence, commandant du détachement Licorne concerné, version qui mérite d’être rappelée : « Il commet une invraisemblable erreur d’orientation. En pleine nuit, la colonne de blindés s’égare et se retrouve face à la résidence du président Gbagbo : “Au lieu de tourner à gauche, notre guide situé à l’avant a fait un tout-droit et nous nous sommes retrouvés devant le palais présidentiel”, raconte le colonel. »
L’année suivante, dans son livre La Crise en Côte d’Ivoire, Dix clés pour comprendre, Hofnung estimait toutefois que « deux autres hypothèses restent plausibles. La première : les militaires français auraient reçu pour instruction d’intimider le pouvoir d’Abidjan pour l’obliger à calmer le jeu. (...) La deuxième : la France avait bien l’intention de déposer Laurent Gbagbo, mais au dernier moment, le haut responsable ivoirien qui devait prendre les rênes du pouvoir se serait “dégonflé”. »
Dans son dernier article, Hofnung n’explique pas ce qui l’a conduit à écarter depuis ces deux dernières hypothèses pour ne retenir que la nouvelle version militaire. D’autant qu’il n’est pas inutile de rappeler que la rumeur de coup d’Etat n’a pas attendu cet épisode pour se répandre, et pas seulement dans les rue ivoiriennes : ainsi dans son édition du 8 novembre, Le Figaro rapporte : « Des signaux clairs ont été envoyés au président ivoirien pour lui signifier que son avenir politique pourrait être sérieusement compromis. Il pourrait faire l’objet de sanctions internationales, voire être poussé vers la sortie. [...] À Paris, circulaient des noms de remplaçants éventuels, militaires ou politiques. »
Francis Blondet, ambassadeur de France au Burkina Faso à l’époque expliquera ultérieurement, dans un témoignage dont n’a jamais rendu compte la presse française : « Souvenez-vous qu’entre les 6 et 9 novembre 2004, un escadron de chars qui passait à proximité de la présidence ivoirienne aurait pu facilement proposer à Laurent Gbagbo de changer de vie à l’extérieur de son pays. Une option qui a été repoussée. [...] Nous avons été parfaitement conscients de cette possibilité à portée de main et nous l’avons refusée. Pour certains, c’était une façon de se courber, de se mettre à genoux devant M. Gbagbo. » (Sidwaya, 28 février 2006). Dans ces circonstances, la présence des chars français à proximité du domicile du chef d’Etat ivoirien paraît moins « curieuse » que cette obstination de l’armée française à l’expliquer de manière aussi inepte.
Thomas Hofnung poursuit ainsi son récit : « Le 9 novembre, dans l’après-midi, la foule, avec la complicité des gendarmes ivoiriens censés la contenir, s’approche dangereusement des hommes de Licorne. Des coups de feu partent. Dans les étages supérieurs de la tour, des tireurs d’élite des forces spéciales sont entrés en action pour empêcher le lynchage de plusieurs marsouins. » On retrouve ici la thèse sur la « légitime défense », voire la « légitime défense élargie » qu’avait à l’époque brandie la ministre de la Défense.
Plusieurs versions officielles différentes s’étaient alors succédé : les civils ivoiriens auraient tiré les premiers ; les civils et les gendarmes ivoiriens auraient échangé des tirs entre eux ; les soldats français n’auraient riposté que par des tirs de sommations ; les civils ivoiriens auraient armé la mitrailleuse d’un char français ; les gendarmes ivoiriens auraient cherché à se saisir des soldats français pour les envoyer dans la foule ; les tirs de sommation auraient été seulement suivis de tirs de dissuasion ; les militaires n’auraient procédé qu’à des tirs d’intimidation et seuls les hommes du COS embusqués dans les étages de l’hôtel auraient visé des manifestants avec des armes non-létales, etc.
Autant de versions mensongères démenties par les témoignages, mais surtout par les images filmées sur place, et diffusées en France par l’émission « 90 minutes » sur Canal plus, qui fut ensuite censurée [1].
Paul Moreira, responsable de l’émission, les commente ainsi dans son livre Les Nouvelles censures, dans les coulisses de la manipulation de l’information : « À 15 heures, les manifestants sont à moins de deux mètres des blindés français. Certains jeunes s’amusent, par défi, à aller toucher le canon des chars. Ils sont acclamés. À la suite d’un mouvement de foule plus important que la caméra ne parvient pas à capter, l’ordre de tirer est donné. En une minute, les soldats français brûlent 2000 cartouches. De l’autre côté du dispositif, en surplomb d’un bâtiment, les caméras de télévision ivoirienne filment la scène. Des soldats, bien campés sur leurs jambes, tirent en rafales. Certains au-dessus des têtes, d’autres à tir tendu, le fusil au niveau de la poitrine. Ils tirent sans même la protection de leurs véhicules blindés, qui sont rangés en rempart juste derrière eux... Apparemment les soldats savent qu’ils ne risquent pas de riposte. Quand les tirs cessent les caméras ivoiriennes continuent d’enregistrer : les victimes, la terreur, la chair entamée par les balles, une main arrachée, les os brisés par le métal. “Qu’est-ce qu’on a fait à la France ?”, hurle un homme. Une image choque particulièrement : un corps sans tête. La boîte crânienne a explosé et la cervelle s’est répandue autour d’elle. Ça ne peut pas être une balle de fusil d’assaut FAMAS. Le calibre est trop mince. Un seul type de munitions est capable de faire autant de dégât : la 12,7 millimètres. De celles qui équipent certains fusils de snipers. »
Le bilan de la scène par Hofnung est plus sobre : « Les autorités ivoiriennes évoqueront un “massacre”. Au moins deux Ivoiriens auraient été tués. Le mal est fait. Des soldats “blancs” ont ouvert le feu sur une foule officiellement désarmée dans un pays d’Afrique. Ces images feront le tour du continent. »
Du continent africain, s’entend, parce qu’en France, c’est « circulez, y’a rien à voir ! ». Les images du massacre, que l’on trouve aujourd’hui aisément sur internet, et la posture des soldats français démontrent clairement que les manifestants n’étaient pas « officiellement » désarmés, mais réellement désarmés. On comprend mal également l’utilisation du conditionnel au sujet des ivoiriens tués, à moins que les victimes dont la tête a été broyée soient de sacrés simulateurs. Quant au nombre des victimes, une enquête du Parisien à l’époque recensait 16 morts et 76 blessés par balles (certains ayant été victimes des mouvements de foule engendrés par les tirs français).
Mais surtout, il est malhonnête de ne pas rappeler que cette fusillade n’était pas la première, et que dans la nuit du 6 au 7 novembre notamment, l’armée française avait tiré depuis des hélicoptères sur des foules de manifestants également désarmés. Au total, les autorités ivoiriennes avancent aujourd’hui le chiffre de 90 tués et de plus de 2000 blessés. Si ces chiffres n’ont pu être confirmés avec précision par des sources indépendantes, les enquêtes de la FIDH, d’Amnesty et de la Croix rouge confirment l’ordre de grandeur et surtout le caractère délibéré et gratuit de ce qu’il faut bien appeler, sans guillemet, un massacre.
Un massacre néocolonial qui devrait relever de la Cour pénale internationale, à défaut d’être jugé par la justice française, et au sujet duquel on comprend bien l’intérêt de l’armée française à allumer périodiquement des contre-feux.
On comprend moins bien l’intérêt d’un journaliste à risquer sa réputation pour relayer ces écrans de fumée au lieu de réclamer justice pour les victimes.
[1] A voir là par exemple : Fusillade Hotel Ivoire (ndw)