Survie

Pour l’OUA, difficile de sous-estimer les conséquences de la politique française

(mis en ligne le 4 octobre 2010) - Raphaël Doridant

Ainsi s’exprimait en 2000
le groupe international
d’éminentes personnalités
auteur du rapport de
l’Organisation de l’Unité
Africaine (OUA) intitulé « Le
génocide qu’on aurait pu
stopper
 »

Ils ajoutaient : « La fuite des génocidaires
au Zaïre engendra, ce qui était presque
inévitable, une nouvelle étape plus
complexe de la tragédie rwandaise et
la transforma en un conflit qui embrasa
rapidement toute l’Afrique centrale
 »
(§15.85) [1]. Car l’une des origines de
la « guerre mondiale africaine » [2] qui
ensanglante les Grands Lacs depuis 1996
– peut-être sa principale cause – est la non
arrestation, en 1994, des auteurs du génocide
des Tutsi au Rwanda.

Si le FPR attaque le Zaïre en septembre-octobre
1996, après s’être allié à des
opposants à Mobutu, c’est d’abord pour
mettre fin à la menace que fait peser sur
le Rwanda la présence sur le territoire
du grand voisin des ex-FAR et miliciens
Interahamwe, qui se réorganisent pour
reconquérir le Rwanda : « Des Tutsi
sont massacrés dans le nord du Kivu, des
extrémistes de l’ancien régime se réarment
et établissent des alliances avec des Hutu
locaux juste de l’autre côté de la frontière
[au Kivu], et les raids et incursions [des
génocidaires au Rwanda] sont de plus en
plus fréquents
 » [3].

Comment les auteurs du génocide des
Tutsi peuvent-ils être encore libres d’agir
deux années après leur défaite ? Pourquoi
n’ont-ils pas été arrêtés et mis hors d’état
de nuire à l’été 1994 ? Parce qu’ils ont
été sauvés par l’armée française lors
de l’opération Turquoise.

Repoussés
par l’avance des troupes du FPR, le
Gouvernement Intérimaire Rwandais
(GIR), les Forces Armées Rwandaises et les
miliciens Interahamwe trouvent refuge dans
la zone Turquoise. Les autorités françaises
sont conscientes du problème posé par
l’accueil des auteurs d’un génocide dans la
zone contrôlée par la France. Car il ne s’agit
pas seulement des exécutants, mais aussi
des organisateurs des massacres.

Il faut
donc prendre une décision : les arrêter ou
non. Dans un télégramme diplomatique daté
du 15 juillet 1994, l’ambassadeur Yannick
Gérard, représentant du Quai d’Orsay pour
Turquoise, estime que : « dans la mesure
où nous savons que les autorités portent
une lourde responsabilité dans le génocide,
nous n’avons pas d’autre choix, quelles que
soient les difficultés, que de les arrêter ou
de les mettre immédiatement en résidence
surveillée en attendant que les instances
judiciaires internationales compétentes
se prononcent sur leur cas.
 » [4] L’agence
Reuters annonce même, dans une dépêche
du même jour, que « les membres du GIR
seront mis aux arrêts s’ils tombent aux
mains des soldats français
 ». La « source
autorisée
 » citée par Reuters ajoute : « S’ils
viennent à nous et que nous en sommes
informés, nous les internerons
 ».

Une copie
de cette dépêche retrouvée dans les archives
de l’Institut François Mitterrand porte cette
note manuscrite d’Hubert Védrine, alors
secrétaire général de l’Elysée : « Lecture
du Président [François Mitterrand] Ce n’est
pas ce qui a été dit chez le Premier Ministre
[Edouard Balladur]
 » [5].

L’évacuation du gouvernement rwandais

Une réunion a donc bien eu lieu au sommet
de l’Etat pour décider de l’attitude à adopter.
Et ses effets peuvent être constatés sur le
terrain : les responsables du génocide ne
sont pas arrêtés par les militaires français.

Bien au contraire : le 16 juillet 1994,
« l’armée rwandaise gagne en toute quiétude
le refuge zaïrois. Des colonnes entières
passent avec armes, véhicules, canons
tractés, automitrailleuses légères, blindés
Panhard… La nuit suivante, c’est au tour
des officiels, des préfets, des ministres. Ils
amènent avec eux les réserves de la Banque
centrale du Rwanda, les radios nationales
– tellement utiles pour contrôler leur peuple
– et les cadres de l’administration.
 » [6]

Les autorités françaises n’ont pas
simplement laissé filer les génocidaires,
elles les ont évacués vers le Zaïre : « A la
mi-juillet 1994, sous couvert de Turquoise,
nous exfiltrons du Rwanda les cerveaux du
génocide, les affidés de madame
[Agathe
Kanziga, la veuve d’Habyarimana]. Extrait
du numéro d’octobre 1994 du mensuel de
la Légion, Képi blanc : « L’état-major
tactique (EMT) provoque et organise
l’évacuation du gouvernement rwandais
vers le Zaïre. Le 17 juillet, le gouvernement
rwandais passe au Zaïre
. » [7]

Le Zaïre de notre ami Mobutu devient donc
la base de repli des génocidaires. Ils y ont
entraîné avec eux des centaines de milliers
de Rwandais Hutu. Certains d’entre eux ont
participé aux massacres. D’autres fuient
les troupes du FPR dont elles redoutent
qu’elles ne se vengent sur les Hutu.

D’autres enfin sont contraints à abandonner
leur logis par les miliciens et les soldats
des FAR. « C’est une stratégie délibérée.
La fuite n’est qu’une étape de la guerre.
Les rebelles [le FPR] doivent régner sur
un désert
. » [8]

Tout ce monde – près de deux
millions de personnes – remplit des camps
de réfugiés où se reforment les troupes et
les milices qui ont commis le génocide,
sous le regard impuissant ou indifférent
d’une communauté internationale qui
n’intervient pas pour séparer les réfugiés
civils des génocidaires et pour désarmer
ces derniers.

Le rapport de l’OUA
estimait déjà il y a dix ans que : « Le
gouvernement et l’armée du FPR se sont
rendus coupables de graves atteintes aux
droits de l’homme au cours des quatre
dernières années [...]. Ce comportement
est inexcusable. Le génocide des Tutsi ne
justifie en aucun cas le massacre de civils
hutu innocents. Mais nous comprenons
que ce gouvernement a souvent agi en
réaction à l’insondable incapacité de
la communauté internationale depuis le
génocide à désarmer les génocidaires
. »

Voir également l’article de Rafaëlle Maison République démocratique du Congo : de la qualification de crimes de génocide

Et l’article de Raphaël de Benito sur le rapport mapping Afrique des grands lacs : un appel à la justice pour une région martyre

[1Rapport consultable sur http://cec.rwanda.free.fr

[2Titre de l’ouvrage de Gérard Prunier, Africa’s
World War. Congo, the Rwandan genocide, and
the making of a continental catastrophe, New-
York, Oxford University Press, 2009.

[3Gérard Prunier, Rwanda 1959-1996. Histoire
d’un génocide, Paris, éd. Dagorno, 1997, p. 453.

[4Enquête sur la tragédie rwandaise, tome II,
Annexes, p. 419.

[5Document reproduit in Jacques Morel et
Georges Kapler, « Hubert Védrine, gardien de
l’inavouable », La Nuit rwandaise, numéro 2, 7
avril 2008, p. 79.

[6Patrick de Saint-Exupéry, L’inavouable. La
France au Rwanda, Paris, Les Arènes, 2004, p.
132. Ouvrage réédité en 2004, La citation se
trouve p. 158 de la nouvelle édition.

[7Patrick de Saint-Exupéry, L’inavouable, op.
cité, p. 260 (p. 286 de la nouvelle édition). Le
colonel Théoneste Bagosora, principal artisan
du génocide, avait déjà été évacué par avion le 2
juillet, avec un petit nombre d’autres personnes,
par les soldats français arrivés la veille à Butare.
(Sam Kiley, « A French Hand in genocide », The
Times, 9 avril 1998. Cf. Aucun témoin ne doit
survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights
Watch/FIDH, Paris, Karthala, 1999, p. 798.

[8Ibid., p. 130.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 195 - octobre 2010
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