Survie

Paradis fiscaux : « L’économie déboussolée »

(mis en ligne le 21 mars 2011) - Alice Primo

Le nouveau rapport [1] du CCFD [2] allie synthèse pédagogique et argumentaire percutant : une belle pierre à l’édifice de la lutte contre les paradis fiscaux et judiciaires, en appui à la campagne « aidons l’argent à quitter les paradis fiscaux » initiée quelques semaines plus tôt.

Au G20 de Londres, en 2009, tout le monde semblait d’accord : il fallait mettre fin au scandale des paradis fiscaux. Après quelques mois d’agitation politico-médiatique, Nicolas Sarkozy annonçait que le problème était résolu (« il n’y plus de paradis fiscaux », septembre 2009), puisque l’ensemble des territoires épinglés par l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) s’étaient engagés à signer des conventions bilatérales d’échange d’information fiscale (à la demande, c’est-à-dire uniquement au cas par cas, en cas de suspicion sur un contribuable...) avec au moins douze autres territoires.

Cet engagement avait en effet suffi à les faire basculer de la liste noire à la liste grise de l’OCDE (des listes avec des manques « diplomatiques » comme la City de Londres, le Delaware...). Évidemment, rien n’est résolu, d’où la publication début décembre par le CCFD du rapport « L’économie déboussolée : Multinationales, paradis fiscaux et captation des richesses », après le lancement à l’automne d’une campagne « Aidons l’argent à quitter les paradis fiscaux ».

La vision mensongère de l’économie mondiale

Comme le précise son édito, ce rapport « raconte l’histoire d’une imposture. Car les miroirs déformants que sont les paradis fiscaux renvoient une géographie mensongère de l’économie mondiale. La tromperie statistique est flagrante, qui fait de l’île Maurice le premier investisseur en Inde, ou de Jersey le premier pourvoyeur de bananes en Europe. (…)

Mais ce mensonge est commis, non pas tant par les paradis fiscaux eux-mêmes – réceptacles consentants des tricheries que d’autres veulent garder secrètes – mais bien, pour l’essentiel, par les acteurs économiques majeurs de l’économie mondialisée : les banques et entreprises multinationales.

L’omniprésence de ces dernières dans les trous noirs de la finance mondiale – nous y avons repéré 47 06 filiales rien que pour les cinquante plus gros groupes européens ! – a deux explications simples. Une part reflète, bien sûr, la réalité de l’activité économique légitime des dits groupes : l’usine en Irlande de l’un, la franchise de l’autre en Suisse... Concernant l’autre part, substantielle, il s’agit pour l’écrasante majorité des multinationales de localiser librement la valeur qu’elles produisent à l’abri de l’impôt, voire des revendications de hausse salariale – et, parfois, du régulateur boursier ou de la justice ».

Ce nouveau rapport, synthétique et pédagogique, décortique les statistiques officielles pour montrer, par exemple, que les habitants des Iles Vierges britanniques sont officiellement les premiers investisseurs à l’étranger : leur « pays » investirait par exemple quatre fois plus dans l’économie chinoise que le Japon... Un détail que ne reflètent pas les indicateurs couramment utilisés.

Il rappelle aussi que, selon l’OCDE, 60% du commerce mondial correspond à des transactions entre filiales d’un même groupe, dont une large part sont fictives et permettent de localiser les profits là où ils ne seront pas taxés. Marchandises, assurances, transport maritime, droits de propriété intellectuels... tous les biens et services sont concernés.

Noeud de l’évasion fiscale et de la criminalité

Les auteurs ont analysé les implantations des cinquante principales multinationales européennes et les éventuelles justifications qu’elles en donnent à leurs actionnaires ; bilan, parmi les « trois entreprises reines de l’opacité », on retrouve l’héritière d’Elf : « Parmi les 712 filiales consolidées dans ses comptes annuels, le géant pétrolier français Total n’indique que le nom de 217 filiales, sans même donner leur lieu d’implantation ».

Les banques restent les championnes de l’essaimage offshore, ainsi la BNP-Paribas arrive-t-elle 3ème (après la Deutsche Bank et Barclays) avec 347 filiales localisées dans l’un des soixante territoires considérés comme un paradis fiscal par le réseau international d’ONG et de chercheurs Tax justice Network.

L’impact est considérable : perte de ressources financières du fait de l’évasion fiscale (« la seule évasion fiscale des multinationales est responsable d’une perte de 125 milliards d’euros pour les caisses des pays du Sud »), pression au moinsdisant fiscal (« le taux moyen d’imposition des profits des sociétés ne cesse de diminuer au plan mondial. Il est passé en moyenne de 37 % en 1993 à 32 ,7 % en 1999 et 25 ,5 % en 2009, soit une diminution d’environ 7 points en 10 ans. »), pression sur les salaires (« le transfert de la plus-value offshore contribue à mieux rémunérer le capital que le travail »), et bien sûr corruption et criminalité en tout genre (« Autre motif de délocalisation virtuelle des transactions passées par les multinationales  : échapper à la justice. Une précaution utile, par exemple, lorsque l’obtention d’un marché public à l’étranger s’accompagne du versement de commissions, voire de rétrocommissions »).

Le rapport établit que la solution ne peut pas venir d’exigences envers les paradis fiscaux eux-mêmes, et qu’il faut donc s’en prendre à leurs utilisateurs. Il se conclut donc sur des propositions à destination des grandes puissances, techniquement réalistes... à condition que la volonté politique soit au rendez-vous. Car les auteurs précisent tout de même qu’ils ont « calculé, à partir de l’indice d’opacité financière établi par Tax Justice Network, que les pays du G20 [représentent] 39% de l’opacité financière internationale. Le taux monte à 88% si on y ajoute les autres pays de l’Union européenne et les territoires sous son influence ».

Or, la Suisse négocie en ce moment des accords bilatéraux avec l’Allemagne et le Royaume-Uni sur le principe d’un prélèvement à la source sur les revenus des non-résidents, permettant d’éviter à l’état helvétique de transmettre des données fiscales, c’est-à-dire d’appliquer les fameuses conventions bilatérales de coopération fiscale qui, bien que largement insuffisantes, sont une des seules avancées concrètes obtenues à ce jour...

[2Comité catholique contre la faim et pour le développement

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 198 - Janvier 2011
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